Le 19 juin dernier avait lieu à Lyon la dernière date de la tournée européenne de Sum Of R et d’Aluk Todolo, affiche tout à fait cohérente au vu de la capacité des deux groupes à se frayer une voie unique aux confins du rock, du metal extrême et de la musique expérimentale.
Accompagnés pour l’occasion par les locaux de Neige Morte pour rafraîchir l’ambiance entre leurs sets, c’est un plateau exigeant, captivant et varié que le Périscope nous a proposé ce soir-là et le public ne s’y est pas trompé, venant nombreux faire l’expérience de trois combos singuliers dont la musique est à vivre encore plus qu’à écouter.
Récit d’une soirée en triptyque.
Artiste : Aluk Todolo, Neige Morte & Sum Of R
Date : 19 juin 2016
Ville : Lyon
Salle : Le Périscope
Ce sont les Suisses de Sum Of R qui en déploient le premier pan. À partir d’une configuration très simple en duo, soulignée par une esthétique sobre et léchée, Reto Mäder (guitare, basse, FX) et Jason Van Gulick (batterie) génèrent une atmosphère sombre et dense très immersive. Leur interprétation de ce que, faute de mieux, on appelle post-hardcore et post-metal, instrumentale, est en effet propice à la contemplation voire à l’absorption la plus complète : entre doom écrasant et éléments post-rock plus émotifs, riffs vrillant les tympans et finesse tenant autant de la grâce (les cymbales « jouées » avec un archet !) que de l’inquiétante étrangeté (les sons synthétiques qui instillent le malaise), leur musique a la séduction froide d’un paysage désolé. On pense – l’absence de voix et les tonalités post-rock sans doute – aux Américains de Russian Circles, mais avec des accents beaucoup plus lourds et menaçants. Les spectateurs sont peu démonstratifs mais semblent hypnotisés, littéralement sous le charme. Les Suisses quittent la scène après un set dense qui a à la fois convaincu la fosse déjà massive en ce début de soirée et installé une atmosphère propice à la méditation voire au recueillement.
Si Sum Of R évoquait une mélancolie crépusculaire, on monte en intensité avec les Lyonnais de Neige Morte qui délivrent un black metal hybride et malsain. Groupe le plus extrême dans ses sonorités de la soirée, cumulant les effets des riffs glaciaux et des rythmes trépidants du black à la norvégienne, d’une voix (la seule de la soirée !) parfois quasiment grind et de rythmiques souvent déstructurées, il laisse une partie du public sur le carreau, l’autre à l’inverse semblant fascinée par la variété tortueuse de la musique du trio et l’énergie proprement stupéfiante déployée par les musiciens. Fidèle à l’esthétique réfrigérante du black metal mais n’hésitant pas à prendre des libertés de forme – pas d’oripeaux, longs passages abstraits –, le groupe trouve ainsi sa place dans un line-up qui privilégie l’expérimentation et propose d’évoquer l’obscurité sous toutes ses formes.
Enfin, c’est à leurs compatriotes d’Aluk Todolo qu’incombe la tâche de refermer la soirée avec un troisième acte manifestement attendu du public qui se presse désormais dans le Périscope. En effet, en plus de dix ans d’existence et avec à son actif des sorties aussi marquantes qu’Occult Rock en 2012 et Voix plus récemment, le trio s’est sculpté un son aussi unique que ses performances live, connues pour leur esthétique dépouillée et leur qualité méditative voire hallucinatoire. Et malgré la fatigue de fin de tournée et les attentes élevées du public, force est de constater que la magie opère : les musiciens, sobrement vêtus de noir, entrent en scène devant un simple backdrop sur lequel est projeté leur logo – une lettre issue de l’alphabet énochien de l’occultiste John Dee –, et dès les premières notes de Voix, qu’ils joueront en entier, les spectateurs sont captivés, et ne peuvent que les suivre sur la voie qu’ils ouvrent pour eux.
On parle souvent de mélange de krautrock et de black metal pour décrire la musique du combo ; si on y trouve bien des éléments de l’un et de l’autre, elle n’est en réalité aucune des deux, mais un réagencement unique d’emprunts à ces styles et à d’autres – rock progressif, post rock, noise, ambient, etc. – que le groupe qualifie d’occult rock, au sens littéral et pas au sens de rock retro 70’s que l’expression a pris ces dernières années. En effet, malgré sa dimension abstraite et méditative, les éléments rock familiers qui composent cette musique l’incarnent et lui apportent une clarté irrésistible. Emmenée par une rythmique lancinante (le batteur, les yeux révulsés, comme possédé, impose le respect !) et une basse hypnotique, elle tisse riffs, arpèges et effets sonores variés sans jamais perdre l’auditeur.
Alors que les groupes expérimentaux ont parfois tendance à être abscons, surtout en live, ce n’est pas le cas d’Aluk Todolo qui, en maintenant une certaine tension pendant toute la longueur de son set, ne perd jamais son public. Et si l’alchimie semble si bien fonctionner entre la salle et le groupe, c’est sans doute qu’elle se produit d’abord sur scène : les trois musiciens, se faisant face en triangle derrière la simple ampoule qui est la marque de fabrique scénique du groupe depuis ses débuts, semblent perpétuellement en communication, connectés les uns aux autres jusqu’aux dernières minutes du concert qui arrivent très vite, et laissent le spectateur avec l’impression étrange d’avoir parcouru une distance infinie en un laps de temps très bref.
Une fin en apothéose pour une soirée riche et stimulante, prouvant en trois groupes que le rock n’est définitivement pas mort, et mieux, qu’il est encore capable de métamorphoses passionnantes.
Live report : Chloé Perrin.