Pas facile d’être un ancien Yardbirds quand on ne s’appelle pas Jimmy Page, Eric Clapton ou Jeff Beck. Car, en effet, pour beaucoup, The Yardbirds est avant tout le groupe qui a placé dans la lumière, voire lancé les carrières de ces trois immenses guitaristes, le reste n’étant que l’histoire d’un de ces nombreux groupes de la « British blues invasion » qui n’avaient pas la chance d’être les Beatles ou les Rolling Stones mais qui ont au moins eu le mérite au milieu des années 60 d’intéresser tout un public au blues, de créer des vocations et de paver la voie à toutes ces formations de hard rock qui ont marqué les années 70, à commencer, bien sûr, par Led Zeppelin, qui n’aurait sans doute pas existé sans The Yardbirds, étant directement issu des graines semées par ces derniers.
Mais l’héritage de Relf, McCarty, Dreja et les autres, c’est tout de même plus que cela. C’est celui d’un groupe de reprises de blues qui acquit très tôt un grand talent d’improvisation afin de faire tourner un morceau pendant une vingtaine de minutes sur scène, essayant de nouvelles choses (perdant ainsi Clapton qui était bien heureux de faire simplement du blues), devenant un groupe avant-gardiste – pour l’époque – dans ses expérimentations psychédéliques (« Heart Full Of Soul » et son son de sitar reproduit à la guitare électrique, plusieurs mois avant « Norwegian Wood » des Beatles et « Paint It, Black » des Stones) et sur la distorsion et le feedback (principalement à partir de l’arrivée de Jeff Beck). Mais tout cela fut tué par des tournées incessantes, épuisantes (l’arrivée des drogues et de l’alcool dans l’équation n’aidant pas) et pas toujours rentables, des enregistrements en studio avec des producteurs de pop incapables de capter leur puissance live (Keith Relf déclare en 1974 : « Je pense que le groupe était de ces rares groupes qui ne marchaient que dans l’excitation du moment, de l’environnement et du public »), des maisons de disques pas encore à même de saisir l’évolution musicale de cette époque et préférant laisser le groupe sombrer dans les oubliettes des charts. A l’été 1968, The Yardbirds vit ses dernières heures, brûle ses dernières braises avant une renaissance menée par Page, avec un phénix appelé Led Zeppelin. Mais c’est une autre histoire…
Car une autre renaissance est aussi en cours chez les autres survivants de la bande : si le batteur Jim McCarty et le chanteur Keith Relf avaient décidé eux-mêmes de quitter The Yardbirds, ce n’était pas pour abandonner la musique mais parce que, « laminés par cette vie », ils souhaitaient changer de mode de vie (ces deux-là ayant été les plus portés sur les produits hallucinogènes, rendant notamment McCarty dépressif) et de style musical. Le fait est, en outre, que Relf ne se destinait pas vraiment à devenir un rockeur au début des années 60. En 1964, un an après le lancement des Yardbirds, il avouait : « Jusqu’à l’année dernière, j’étais un vrai puriste. Je ne voulais pas entendre parler de guitare électrique. » En effet, à ses débuts, le chanteur était plus attiré par la folk et le premier projet monté avec McCarty, Together, après leur départ des Yardbirds, prouve bien – malgré son échec immédiat – cette volonté de mettre un peu de douceur dans leur vie, avec une pop teintée de psychédélisme, mais disparait vite pour laisser place à leur prochain grand-oeuvre destiné à durer : le groupe Renaissance.
Mais si Renaissance existe encore aujourd’hui, ce ne sont pas McCarty et Relf qui l’ont amené jusque là. Vers Noël 1968, alors que Led Zep, sorti de son œuf, part se faire connaître aux États-Unis, dans la banlieue de Londres, Relf et McCarty font une rencontre décisive avec le bassiste Louis Cennamo. Avec en outre la sœur de Keith, la chanteuse Jane Relf, la base de Renaissance est là, complétée dès janvier 1969 par le pianiste John Hawken. Une association qui ne tiendra pourtant pas plus de deux albums. Après un premier disque éponyme début 1970 proposant une musique assez expérimentale (cf. ci-dessus l’étrange « Bullet »), permettant à Relf d’exprimer son nouvel amour pour le synthétiseur, entre néo-classique, folk, jazz et rock progressif, le groupe montre déjà ses fissures. Pendant la réalisation d’Illusion, leur second opus, encore plus symphonique que le précédent, écrit quasi intégralement par le duo originel et produit par Relf lui-même, McCarty quitte le groupe, suivi par Relf une fois l’album fini (Jane fera de même avant la fin de l’année, elle sera remplacée plus tard par la chanteuse lyrique Annie Haslam), laissant les clés à Hawken qui lui-même les cédera aux nouveaux membres du groupe. Ainsi, sur Prologue, le troisième album, c’est un tout nouveau Renaissance qui se présentera puisque aucun des membres d’origine ne fait plus partie du groupe, même si McCarty participe encore à l’écriture pour marquer une certaine continuité, ce qu’il continuera à faire jusqu’en 1974 et l’album Turn Of The Cards.
Après Illusion, sorti fin 1970, s’ensuivent trois années durant lesquelles Relf ne crée pas grand chose pour lui-même, poursuivant dans son coin ses expériences en musique électronique mais aussi sous la casquette de producteur, tout en restant toujours en contact avec Louis Cennamo. Ainsi, le bassiste ayant rejoint le groupe de hard rock Steamhammer quelques mois après avoir quitté Renaissance dans le sillage de Relf, ce dernier participera aux arrangements vocaux de l’album Speech du groupe en 1972, leur opus final puisqu’ils se sépareront suite au décès de leur batteur cette même année. Des restes de Steamhammer, c’est-à-dire Cennamo et le guitariste Martin Pugh (déjà connu pour avoir jouer sur le premier album solo de Rod Stewart, le chanteur sortait alors tout juste de son aventure dans le Jeff Beck Group… le monde est petit), naîtra un nouveau groupe : Axis, qui ne survivra pas à l’année 1973, mais qui aura eu le temps de faire un passage en studio avec l’aide de Relf le producteur, qui récupérera Pugh et Cennamo pour l’ultime aventure de sa vie.
Et c’est aussi là l’ultime curiosité de sa vie : après ces années à chercher à s’éloigner d’un rock dur et bruyant, c’est exactement ce qu’il créera avec Armageddon. Mais Relf n’est plus tout à fait le même à ce stade de sa vie et c’est à peine si on reconnait le jeune homme au casque blond derrière ce barbu aux cheveux longs (premier à droite sur la pochette de l’album ci-dessus). En outre, début 1974, après huit années de mariage, son couple avec April Liversidge se brise ; elle avait pourtant supporté sa glissade dans l’alcool et la drogue dans les années 60 mais il travaille trop, leur relation en pâtit. En février, Keith Relf s’évade donc en Californie avec Cennamo et Pugh. Ils y auditionnent une trentaine de batteurs et retiennent Bobby Caldwell, ancien membre de Captain Beyond ayant aussi joué avec Johnny Winter. Armageddon est né, il ne leur reste plus qu’à donner corps à leur musique et, nanti dès avril d’un contrat avec A&M (obtenu avec l’aide de Peter Frampton), ils retournent à Londres, aux Olympic Studios, pour enregistrer d’août à novembre, un album unique auquel Caldwell, par sa frappe, et Pugh, par ses riffs, vont donner une tournure des plus électriques.
Armageddon tire d’abord un trait d’union avec « Buzzard ». Si ce titre est issu des sessions d’enregistrement d’Axis, il emprunte aussi beaucoup à « Penumbra », sur l’album Speech de Steamhammer. Cennamo tape sur les cordes de sa basse à l’unisson d’un Caldwell sur les peaux et les cymbales, tandis que Pugh chatouille sa guitare avec dextérité. Enfin, au bout de plus de deux minutes, on découvre un Keith Relf qui ne cherche pas à se mettre en avant, à la voix sous-mixée, son chant ne servant presque que de pont entre deux passages plus musclés où les cordes sous-accordées viennent frapper à la tête de l’auditeur comme sur un speed-bag. Et si Relf s’exprime encore relativement peu avec sa voix, il laisse au final parler son harmonica, dont il n’a pas oublié l’art depuis le temps des Yardbirds, évoquant une locomotive en marche. Après ces huit minutes de vitesse, on s’envole sur la ballade « Silver Tightrope » où la voix angélique de Relf n’est seulement accompagnée que d’une guitare, à laquelle vient progressivement s’ajouter la basse, puis des chœurs chantant le titre de la chanson. Un léger solo place l’auditeur sur un petit nuage, jusqu’à la moitié de ce morceau (lui aussi de plus de huit minutes) où la batterie viendra jouer son rôle d’ancre, mais sans alourdir l’ensemble qui demeure aérien, jusqu’à la dernière envolée de Pugh. Assez souvent sur cet album, au détour d’un titre comme « Paths And Plains And Future Gains », on découvre l’influence qu’a pu avoir sur ces musiciens un climat chargé par le virage heavy de Deep Purple au temps d’In Rock, ou des compositions particulièrement hard de The Who.
La face B démarre sur le très groovy « Last Stand Before » (dépassant lui aussi les huit minutes au compteur), qui donne envie de se trémousser, et dans lequel l’harmonica de Relf dialogue avec la guitare de Pugh, mais c’est avant la pièce de résistance finale de onze minutes et trente secondes : le progressif « Basking In The White Of The Midnight Sun », en quatre mouvements. S’appuyant dans un premier temps sur une rythmique et des attaques de guitare évoquant le « Speed King » de Deep Purple, dans un tournoiement de riffs, de lignes de basse, ce n’est pourtant qu’un avertissement, le « Warning Comin’ On » comme s’intitule cette première partie, avant que le choses s’accélèrent dans le deuxième mouvement où Relf déclame enfin son texte. Mais c’est dans la partie centrale, principale, d’une durée de plus de cinq minutes, « Brother Ego », où la basse roule et déroule un tapis sur laquelle Pugh tisse un solo à se mordre la lèvre de plaisir, avant de donner la réplique à l’harmonica de Relf sur un mitraillage de batterie. Cette partie s’achève sur un pont de cordes sous-accordées qui vous tirent par les entrailles pour laisser le morceau flamber pendant encore deux minutes au cours d’une jam hard-blues électrique, jusqu’à la transe.
Mais le temps n’est plus à ce style. Arrivé en 1970, cet album aurait fait un malheur parmi les premières productions de Black Sabbath, ou du Mark II de Deep Purple, mais Armageddon, le disque, débarque au printemps 1975 dans un climat propice à l’éveil du punk dans les clubs new-yorkais. Le groupe lui-même n’est pas prêt à assurer sa propre survie : Caldwell et Pugh tournent à l’héroïne, et que dire de Relf. Le chanteur, lui, se traine depuis bien longtemps un asthme dévastateur. Déjà au temps des Yardbirds des crises pouvaient l’abattre sur scène. En août 1964, il manque même de mourir suite à une atélectasie pulmonaire et les médecins pensent alors qu’il ne pourra plus chanter ; il leur donnera tort sans pour autant calmer sa consommation de cigarettes. Par conséquent, les musiciens n’ayant pas la condition physique nécessaire, Armageddon ne donne que peu de concerts et ne fait qu’une tournée de cinq dates en Californie en juillet, suivie d’un séjour de deux mois en hôpital pour Relf, encore à cause de son asthme et ne survit que par un recours massif aux stéroïdes.
C’est la fin d’Armageddon, et bientôt celle de Keith Relf. Pourtant, il a un nouveau projet : remonter Renaissance avec Cennamo, McCarty, Hawken et sa sœur Jane. Ils ne peuvent réutiliser le nom alors Relf choisit de baptiser leur reformation Now. Mais le 14 mai 1976, chez lui, travaillant sur sa guitare électrique, en touchant un fil dénudé sur son ampli, il s’électrocute et, sa mauvaise santé n’aidant pas, il meurt d’une crise cardiaque à l’âge de 33 ans. Now deviendra Illusion, sortira deux albums, puis se séparera en 1979 dans l’indifférence générale. Relf restera à jamais reconnu pour avoir été le chanteur de ce groupe essentiel du British blues boom qu’était The Yardbirds, un jalon de l’histoire du hard rock alors naissant. Il mérite qu’on se souvienne aussi de lui pour sa participation à l’histoire du heavy metal avec un seul album qui n’a qu’un défaut : n’être pas sorti au bon moment.
Pour approfondir les différentes parties biographiques, nous vous conseillons la lecture de The Yardbirds, par Greg Russo, sorti en France en 2010 chez l’éditeur Camion Blanc. Cet article a été écrit avec l’édition CD de l’album Armageddon, réédité en version remasterisée par Esoteric Recordings en 2009.
Merci pour votre recherche.
Quelle époque!
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Un prochain article sur Rod Evans, le chanteur de Deep Purple Mark I qui s’est fait éjecter manu militari en ’69 au profit de Ian Gillan?
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En soi, cette partie de l’histoire n’a pas forcément grand chose d’exceptionnel (combien de groupes ont fait ça !). D’une certaine façon, je préfèrerais parler de Nick Simper, le bassiste. Mais il y a une autre histoire, quand même, concernant Evans…
Enfin, merci pour vos commentaires.
Bel article, intéressant et enrichissant. Merci aussi!
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Très bon article, merci pour cette page de l’histoire que je ne connaissais pas!
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