Si on a attendu dix-huit ans pour voir At The Gates, l’un des pères fondateurs du death metal à la suédoise, revenir avec un nouvel album, ce n’est pas pour qu’il reparte aussitôt dans les limbes. Alors quand le guitariste et principal compositeur Anders Björler a fait une nouvelle fois volte-face pour quitter le monde du metal, et a fortiori le groupe, on ne peut que se réjouir qu’At The Gates ait cette fois-ci décidé de se retrousser les manches et continuer l’aventure malgré tout. Enfin, c’est surtout le chanteur Tomas Lindberg et le second jumeau, le bassiste Jonas Bjölrer, qui s’y sont collés. Ainsi les deux compères ont décidé de prendre le projet à bras le corps afin de revenir aujourd’hui avec To Drink From The Night Itself.
Ironiquement, cet opus a sans doute « encore plus l’âme d’At The Gates, » comme le reconnait lui-même Lindberg. Car s’il faut bien accorder quelque chose à ce duo, c’est sa capacité à prendre du recul sur leur propre travail et une certaine clairvoyance. Car les quelques défauts qu’on avait pu identifier dans At War With Reality, l’album du retour, ils ont eux-mêmes pu rapidement les entrevoir, s’en servant pour amener To Drink From The Night Itself au palier supérieur et en faire un album d’At The Gates conceptuel de grand standing. Voilà en substance ce dont nous discutons ci-après avec Tomas Lindberg.
« Nous étions tous vraiment jusqu’au-boutistes, très entêtés, très acharnés. Nous voyions tout le groupe comme étant notre vision, nous n’arrivions même pas à entrevoir dans la tête des autres membres [petits rires]. Maintenant, nous sommes très démocratiques et nous nous écoutons les uns les autres. »
Radio Metal : Anders Björler a une fois de plus quitté At The Gates parce qu’il en a fini avec le metal. C’est exactement la raison pour laquelle il était parti en 96 et pourquoi il a quitté The Haunted en 2001. Lui-même nous a dit à l’époque d’At War With Reality qu’il était quelqu’un de très impulsif. Du coup, l’avez-vous vu venir, le fait qu’il quitte une nouvelle fois le groupe, même si c’était en l’occurrence son idée de reformer le groupe ?
Tomas Lindberg (chant) : Ouais, d’une certaine façon je pouvais le voir venir. J’étais surpris qu’il veuille faire At War With Reality à cause de l’énormité de ce projet, et bien sûr toute la tournée qui a suivi. Je savais qu’il n’avait jamais trop aimé tourner. Rien que ça, déjà, m’avait surpris. Ensuite nous avons fait une pause, après At War With Reality, il avait besoin de respirer un peu, mais nous lui demandions toujours une confirmation de ce qui allait se passer après. Et dès qu’il a annoncé que « ok, j’en ai fini avec le metal, » nous avons tout de suite commencé à composer. C’était l’étincelle qui a initié cet album, qu’Anders ait enfin… Bon, pas « enfin quitté le groupe », ça donnerait l’impression que nous le voulions, mais c’est quelque chose qui a créé une étincelle pour que Jonas et moi disions « on doit s’y mettre tête baissée ! »
D’un point de vue extérieur, Anders parait être quelqu’un d’assez instable qui ne sait pas ce qu’il veut. Mais comment le vois-tu, toi qui est proche de lui ?
C’est un de mes plus proches amis, donc c’est dur de parler d’un de ses proches amis en public [petits rires]. Je pourrais seulement dire ce que les gens auraient besoin de savoir, d’un point de vue du groupe. Comme il l’a dit lui-même, il est impulsif, mais il est aussi très… Il n’a pas une très grande confiance en lui, pour ainsi dire. D’une certaine façon, je crois, il veut toujours savoir ce qu’il devrait faire quand il sera plus grand [petits rires], et je lui disais : « Et qu’est-ce que tu dirais d’être le meilleur guitariste death metal au monde ? Tu l’es déjà ! » [Petits rires] Je suppose qu’il a toujours besoin de nouveaux défis, il éprouve le besoin d’éparpiller un peu sa vie pour se stimuler intellectuellement. Je ne suis pas surpris. Je le vois tout le temps et il semble très à l’aise, très heureux. Peut-être qu’un jour viendra où il sentira qu’il aura à nouveau quelque chose à offrir à la communauté metal, à ce moment-là on verra ce qu’il fera. Je suis toujours convaincu qu’il aura plein de grandes chansons en lui. Je veux dire que probablement qu’il se concentrera sur la réalisation d’un nouvel album solo d’abord et voir où ça l’emmène.
En 96, lorsqu’il a quitté le groupe, ça a conduit le groupe à se séparer. Cette fois, au contraire, comme tu viens de le dire, ça a allumé une étincelle. Qu’est-ce qui a donc fait la différence ?
Probablement vingt-trois années supplémentaires d’expérience en tant qu’êtres humains [petits rires]. Quand tu as vingt-et-un ou vingt-deux ans, tu es quelqu’un de très dramatique, tout du moins c’était mon cas. Je veux dire que nous prenons le groupe très au sérieux et il signifie plus que jamais beaucoup pour nous, mais à ce stade de nos vies, il signifiait beaucoup pour nous mais autrement. Nous étions tous vraiment jusqu’au-boutistes, très entêtés, très acharnés. Nous voyions tout le groupe comme étant notre vision, nous n’arrivions même pas à entrevoir dans la tête des autres membres [petits rires]. Maintenant, nous sommes très démocratiques et nous nous écoutons les uns les autres, et nous savons que l’autre aura quelque chose de vraiment super et intéressant à offrir. Je crois que c’est ça la différence. La vie que nous avons eue depuis nous a fait évoluer en tant qu’humains.
To Drink From The Night Itself fait suite à At War With Reality, qui était l’album du retour. Donc j’imagine qu’il n’y avait plus la pression qui vient intrinsèquement avec un album de reformation. Vous êtes-vous sentis plus relax ou même libres en abordant ce nouvel album ? Ou bien y avait-il une pression du fait de devoir faire un album sans Anders ?
Nous n’avons pas vraiment ressenti de pression en composant sans Anders, parce que Jonas et moi avons très vite découvert que nous avions une bonne dynamique créative. Et je sais que Jonas… En fait, il a toujours écrit presque la moitié des musiques, de toute façon. C’était juste au niveau de la partie arrangement, et ça je l’ai fait avec Anders sur At War With Reality. Donc Jonas a un petit peu appris de moi sur la partie arrangement sur cet album. Donc ensemble, nous formions une bonne équipe. Evidemment, dans chaque interview, on me pose des questions sur Anders, ce qui bien sûr signifie qu’il y a probablement un peu de pression dans le fait de sortir un album en tant qu’At The Gates sans Anders Björler [petits rires]. Mais je dirais que la première chose que nous avons dit lorsque nous avions fini At War With Reality – et c’était probablement Anders qui l’a dit – était que cet album était un peu trop propre, un peu trop prudent, y compris dans la production, c’était trop « joli » [rires], et que si nous allions faire un autre album, il serait plus aventureux et tous les coups seraient permis, nous suivrions toutes nos envies. C’était un peu le point de départ de cet album, ce qui en a fait… pas un album facile à composer, car la palette est bien plus large, pour ainsi dire, que At War With Reality, il est plus progressif, il possède plus de profondeur, mais d’une certaine façon, il était aussi exempt de toute contrainte par rapport à ce que nous pouvions faire, ce qui était très libérateur au moment de commencer la composition.
« Nous voulions vraiment revenir à un son distingué et brutal, et arrêter la production trop propre, parce que nous n’avions pas l’impression que ça avait sa place dans l’histoire d’At The Gates. Nous voulions vraiment refaire un album de death metal. »
Tu as raison de dire que At War With Reality était un album plus prudent par rapport à ce nouveau, mais penses-tu que At War With reality était un album nécessaire après tant d’années, pour ensuite arriver avec un album comme To Drink From The Night Itself ?
Je pense qu’At War With Reality était le meilleur album d’At The Gates que nous pouvions écrire à ce stade avec la pression. Même si nous disions toujours dans toutes les interview que nous avons travaillé sans pression interne, évidemment, quand on regarde avec du recul, quand on l’écoute, on ressent qu’il y a des parties qui font un peu trop du pied à Slaughter Of The Soul et à des choses que les gens voudraient probablement entendre dans un album de reformation d’At The Gates, alors que To Drink From The Night Itself est plus aventureux et plus progressif, moins lisse et plus cru, et il prend davantage de tournant étranges, comme ça devrait être le cas dans un album d’At The Gates. C’était nécessaire pour nous de faire At War With Reality, oui. Nous avions vraiment besoin de le faire et c’était le meilleur que nous pouvions faire à l’époque, et nous en étions très contents, nous y avons mis beaucoup d’efforts, et j’en suis toujours fier. Mais celui-ci, je trouve, a encore plus l’âme d’At The Gates, d’une certaine façon.
Tu as fait allusion au son de At War With Reality qui était trop « joli », mais lorsque nous avions parlé à Anders à l’époque, nous avions posé la question de ce son plus propre, et il a dit que « Slaughter Of The Soul – qui représente un peu votre son signature – n’est en fait pas le son que [v]ous vouli[ez] » et que ça émanait juste d’erreurs parce que vous n’aviez pas le bon matériel, etc. et que « At War With Reatlity a davantage le son de guitare qui [v]ous satisfait. »
Peut-être qu’à ce moment de notre carrière, quand nous avons fait Slaughter Of The Soul, si nous avions pu faire At War With Reality, d’un point de vue sonore, nous l’aurions probablement fait, car une grande partie des vieux albums de metal, en général, avant que Pro Tool ne débarque, étaient probablement des erreurs [petits rires]. C’est pour ça que tant d’albums des années 80 sonnent différents les uns des autres. Chaque groupe a son propre son parce que personne ne savait vraiment comment enregistrer ce type de musique. Le manque de matériel, le manque de connaissance et les erreurs faisaient le son. Mais sur celui-ci, To Drink From The Night Itself, nous voulions vraiment revenir à un son distingué et brutal, et arrêter la production trop propre, parce que nous n’avions pas l’impression que ça avait sa place dans l’histoire d’At The Gates. Nous voulions vraiment refaire un album de death metal. C’était donc intentionnel d’avoir un plus gros son de guitare comme à l’époque, et avoir de nouveau quelque chose de brutal. Je veux dire que nous nous considérons toujours comme un groupe de death metal mais si tu écoutes seulement At War With Reality, par exemple, c’est presque trop propre pour être un album de death metal, donc nous voulions vraiment revenir à ça. Lorsque tu as parlé à Anders, c’était probablement lorsqu’At War With Reality était encore neuf pour lui, mais seulement quelques mois plus tard, il disait aussi que c’était un peu trop propre, trop lisse et trop prudent.
Comme tu l’as précisé, toi et Jonas Björler avez écrit l’album ensemble, en duo. Est-ce que l’absence d’Anders vous a donné l’impression que vous deviez passer à la vitesse supérieure à cet égard ?
Ma part de composition sur cet album est probablement aussi importante que celle d’At War With Reality, c’est-à-dire toutes les paroles évidemment, mais aussi tous les arrangements réalisés conjointement avec un des jumeaux. La seule différence est que cette fois, le jumeau était Jonas et non Anders, et aussi, ce jumeau devait faire toute la musique. Pour Jonas, peut-être… Tu sais, comme lorsque tu m’as demandé au sujet de la personnalité d’Anders, Jonas est également un de mes meilleurs amis, c’est dur de parler de lui personnellement en public, mais je suppose que pour lui, c’était aussi un peu comme « je vais prouver à Anders que je peux le faire, je peux composer un album d’At The Gates tout seul. » Il y a donc peut-être aussi un peu de ça qui l’a poussé à prendre les rênes. Car il y avait beaucoup d’inspiration et de créativité, il y avait presque comme un dialogue explosif entre lui et moi. Nous étions vraiment gonflés à bloc. C’était une atmosphère très créative, nous nous sommes vraiment éclatés à composer cet album tous les deux.
C’était donc une occasion pour Jonas de vraiment montrer l’étendue de son talent qui était peut-être éclipsé par Anders, et vraiment le faire briller.
C’est ça qui est étrange, car personne en dehors du groupe ne sait vraiment qui a écrit quoi sur At War With Reality, Slaughter Of The Soul ou Terminal Spirit Disease. En fait, Jonas a même écrit sur les deux premiers albums, mais sur Terminal Spirit Disease, Slaughter Of The Soul et At War With Reality, Jonas a écrit la moitié des choses et personne ne le sait vraiment, n’est-ce pas ? Mais je suppose qu’il était à l’aise dans ce rôle, à laisser tout le monde croire qu’Anders était le principal compositeur. Mais Anders a toujours dit que Jonas avait écrit les meilleurs trucs, et qu’il avait simplement besoin d’Anders et moi pour l’aider à les arranger pour en faire de bonnes chansons. Là, nous avons pu travailler à partir de rien, Jonas et moi, et c’était un privilège.
« Pour [Jonas Björler], c’était aussi un peu comme ‘je vais prouver à Anders que je peux le faire, je peux composer un album d’At The Gates tout seul.’ Il y a donc peut-être aussi un peu de ça qui l’a poussé à prendre les rênes. Car il y avait beaucoup d’inspiration et de créativité, il y avait presque comme un dialogue explosif entre lui et moi. »
La dernière fois où le groupe a connu un changement important était lorsqu’Alf Svensson est parti en 1993. Est-ce que ces deux transitions et époques – de 93 à 94 et aujourd’hui – sont comparables pour toi ?
D’une certaine façon, peut-être, mais peut-être dans l’autre sens [rires]. Car nous sommes passés d’un album très direct, At War With Reality, à un album un peu plus varié, To Drink From The Night Itself. Alors que de With Fear I Kiss The Burning Darkness, qui est un album étrange, nous sommes allés vers un album plus direct, Terminal Spirit Disease. Donc c’est un peu l’opposé. Je ne sais pas si le changement de line-up en soi est responsable de ces contrastes, car comme je l’ai dit, Anders considérait lui-même qu’At War With Reality n’était pas suffisamment aventureux, donc il était sur la même longueur d’onde que nous. Lui-même recherchait cette direction. Il n’a jamais eu l’occasion d’en faire partie, mais je crois que quand il a entendu cet album, il était là : « D’accord, vous avez raison, c’est ce qu’il fallait faire. » Donc il est d’accord avec la musique et la direction du nouveau line-up.
Il a donc entendu l’album…
Ouais, il ne voulait pas entendre les démos, il ne voulait pas être là pendant les enregistrements, il voulait l’entendre quand nous en étions contents.
Anders a été remplacé par Jonas Stålhammar de ton autre groupe The Lurking Fear. Est-ce que c’était une évidence de l’intégrer au groupe, vu que tu le connaissais déjà ?
Tout le monde dans le groupe connait Jonas depuis soit la fin des années 80, soit le début des années 90, suivant à qui tu demandes dans le groupe. Mais je sais que tout le monde dans le groupe l’a rencontré personnellement pour la première fois tous ensemble en 1990, lors d’un concert à Västerås, sa ville, avec At The Gates, Tiamat et Mercyless. Il y avait aussi House Of Usher, le groupe dans lequel Martin [Larsson] jouait de la guitare à l’époque, et Utumno, l’un des premiers groupes de Jonas, qui jouaient lors de ce concert. Je crois que c’est la première fois que nous nous sommes tous les cinq retrouvés dans la même pièce, et c’était… combien ? Il y a vingt-huit ans ! Donc nous savions que nous voulions quelqu’un ayant le même background que nous, quelqu’un que nous connaissions, quelqu’un avec qui nous savions que ça fonctionnerait bien socialement avec le groupe, quelqu’un qui avait les mêmes préférences musicales que nous et avait le même intérêt dans la musique et l’art que nous. Voilà comment nous avons abordé la chose. C’était la seule personne que nous avons essayé. C’était même le seul gars à qui nous avons demandé !
En fait, c’est marrant que Jonas ait été chanteur dans The Crown, tout comme toi… et maintenant c’est ton guitariste !
Ouais, c’est bizarre, je sais ! [Petits rires] Il y a aussi cinq membres dans At The Gates, aujourd’hui, qui ne chantent pas dans The Crown en ce moment, n’est-ce pas ? Ça aussi c’est une coïncidence ! [Rires]
Désormais, At The Gates et The Lurking Fear partagent trois membres sur cinq. Est-ce que ça ne créé pas un peu de confusion ? Je veux dire, comment faites-vous pour ne pas mélanger les choses musicalement entre les deux groupes ?
C’est facile avec The Lurking Fear quand on a Fredrik [Wallenberg] et Andreas [Awelsson] dans le groupe, c’est eux l’âme du groupe ; ce sont eux qui font The Lurking Fear, clairement. En fait, les deux groupes jouent du death metal mais nous le faisons de deux façons différentes. The Lurking Fear cherche à composer du death metal pour ensuite l’arranger et en faire de bonnes chansons, alors qu’At The Gates cherche à composer de bonnes chansons pour ensuite leur appliquer la formule death metal. Donc c’est comme deux directions opposées mais pour un résultat un peu similaire, j’imagine [petits rires].
C’est intéressant comment les chansons dans l’album son assez courtes, directes et avec un riffing très efficace, mais tout en conservant des éléments progressifs et cette mélancolie très caractéristique d’At The Gates. Le fait d’avoir tous ces ingrédients ensemble a presque l’air d’une recette impossible. Comment êtes-vous parvenus à concilier tous ces éléments différents et faire en sorte que ça fonctionne ?
C’était l’idée principale. Ce que nous avions en tête était exactement ce que tu viens de dire, c’était notre vision, le fait de créer un album classique de metal mais avec un son death metal, de bonnes chansons qui t’attrapent et sont très accrocheuses, mais tout en ayant ces détails intéressants, des trucs curieux, des harmonies étranges, etc. mais que ça reste naturel. C’était notre objectif tout du long. C’était le défi créatif dont nous avions besoin pour commencer à composer cet album. Nous avions besoin de nous mettre dans cette position : « Voici ce qu’on veut créer. Bordel, comment on fait ça ? » [Petits rires] C’est comme ça que nous avons commencé à composer cet album, en ayant cette idée en tête. L’alchimie entre Jonas et moi était très concentrée et nous en parlions constamment. Si nous balancions quelque chose d’étrange dans la casserole pour une chanson, nous nous demandions toujours : « Est-ce que ça fait avancer la chanson ? Est-ce que ça a un sens ou bien est-ce là uniquement pour embrouiller les gens, ou bien est-ce que ça apporte quelque chose à la chanson sans interférer avec elle ? » Il y a un équilibre là-dedans et on le ressent. Jonas et moi sommes très semblables à cet égard, nous évaluons en premier lieu la chanson. Même si nous voulons aussi nous stimuler en tant que musiciens et compositeurs, la chanson est toujours la priorité. On ne peut jamais écrire l’album parfait car sinon, on n’aurait pas à écrire le suivant [petits rires], mais nous essayons toujours, et je pense que nous avons approché notre but par rapport à ce que nous voulions faire avec celui-ci. Comme tu le dis, nous avons tous les différents aspects du groupe rassemblés dans un album.
« L’art est l’une des raisons pour lesquelles je me lève le matin, et c’est aussi une métaphore pour le titre : nous canalisons nos ténèbres intérieures, pour ainsi dire, à travers la musique. […] L’art m’a clairement aidé à survivre. Sans ce moyen d’expression, je ne sais pas, j’aurais pu devenir fou ! [Petits rires] »
Conceptuellement, To Drink From The Night Itself prend racine dans le roman L’Esthétique De La Résistance de Peter Weiss. L’Esthétique De La Résistance est un roman historique sur la résistance antifasciste en Europe durant les années 30 et 40, explorant les affinités entre la résistance politique et l’art. Peux-tu nous en dire plus sur ce choix ?
En fait, quand ça a vraiment, vraiment commencé, je n’étais pas certain si le concept allait tenir sur un album complet, et je ne savais pas quel serait le point de départ. Donc j’ai commencé à écrire et après deux ou trois chansons, j’ai remarqué que mon idée de concept fonctionnerait et que j’aurais suffisamment de matière pour un album complet. Donc, comme tu l’as précisé, c’est grosso-modo basé sur Peter Weiss, un auteur Allemand, et son livre L’Esthétique De La Résistance. C’est un livre multicouche, un livre très intellectuel avec constamment plusieurs niveaux de lecture. J’étais surtout intrigué par ses essais sur l’art et ses discussions sur l’histoire et l’héritage culturel communs en Europe, comment on doit se battre pour se réapproprier notre propre histoire culturelle, et comment l’art pourrait servir d’outil de résistance, de voix pour l’opprimé, en gros. Mais l’art pourrait aussi être un outil d’oppression entre les mains des chefs d’Etat. C’est ça toute l’idée, toutes ces œuvres d’art qui sont discutées dans le livre et aussi les paroles, métaphoriquement, bien sûr, et comment nous pourrions les interpréter d’une nouvelle façon, de manière à ce que ça ne soit pas de l’art pour la classe dirigeante ou l’élite mais aussi pour nous. Donc c’est un peu une perspective de classe sur l’art.
Penses-tu qu’avec l’importance du marketing et tout cet art formaté pour des publics et audiences prédéterminés, nous soyons lentement en train de perdre le pouvoir que l’art a pu avoir par le passé ?
D’une certaine façon, je vois ce que tu dis mais en fait, l’art parle avec toujours autant de force à l’interprète. Même un jeune gars de quatorze ans sur les réseaux sociaux qui n’a jamais vraiment apprécié l’art ou peu importe, si tu le mets face à l’une des grandes œuvres d’art de l’histoire culturelle européenne, comme on peut en voir dans la Galerie Nationale de Londres ou ailleurs, il sera frappé par sa puissance. L’art nous parle et reste important. L’art est l’une des raisons pour lesquelles je me lève le matin, et c’est aussi une métaphore pour le titre : nous canalisons nos ténèbres intérieures, pour ainsi dire, à travers la musique. La nuit est une analogie pour notre art, l’art plus sombre, mélancolique et désespéré, celui qu’on a besoin d’exprimer pour survivre en tant qu’être humain [petits rires]. L’art m’a clairement aidé à survivre. Sans ce moyen d’expression, je ne sais pas, j’aurais pu devenir fou ! [Petits rires]
Et est-ce que la nuit en tant que telle t’inspire, d’un point de vue créatif ?
Tu veux dire la nuit en tant que phénomène physique ? Bon, en fait, la nuit peut aussi être une métaphore pour le côté sombre de la vie. Ce n’est pas forcément la nuit – tu sais, je suis vieux, j’ai bientôt dépassé mon heure pour me coucher ! [Rires] (il est bientôt 21h au moment de l’interview, NDLR) Mais bien sûr, il y a aussi une métaphore mythologique abstraite pour les choses plus sombres de la vie et la part sombre de la nature humaine. Donc peut-être que ça nous inspirera toujours car lorsque tout n’est pas visible, tu peux davantage lire dedans qu’en plein jour.
Vois-tu le metal comme une musique de résistance, étant donné sa longue existence et le fait qu’elle a traversé tout un tas de modes ?
Le metal est probablement plus accessible aujourd’hui ou les gens ne lui tournent plus la tête comme peut-être dans les années 80, ou autre. C’est mieux accepté d’être un metalleux de nos jours. Mais s’intéresser aux musiques extrêmes, c’est quand même se mouiller un peu, tu seras toujours un peu perçu comme le gars étrange. Donc je suppose que c’est une résistance personnelle pour beaucoup de gens. Je pense que les gens reconnaîtrons le feeling dans cet album aussi, tu pourrais l’emmener à plein de niveaux, renvoyer ça aussi à tes épreuves personnelles ; c’est la même résistance, contre tes parents, ton système scolaire ou peu importe contre quoi tu te bas en ce moment, ça pourrait être ta bande son. Ça parle de se battre pour ce que l’on croit, ce qui, je sais, sonne un peu tarte, mais c’est un super thème pour le metal, n’est-ce pas ? [Petits rires]
L’Esthétique De La Résistance étant un livre très à gauche, il est proche de tes penchants politiques. Et la dernière fois qu’on s’est parlé, tu nous as expliqué que tu avais des intentions politiques cachées au sein des chansons d’Art War With Reality. Donc même si At The Gates n’est pas un groupe politique, est-ce important pour toi de quand même saupoudrer quelques idées politiques dans un certain niveau de lecture, sans être manifeste mais tout en faisant en sorte que ce soit là quelque part ?
Le genre d’idées dont je parle dans To Drink From The Night Itself n’est pas ce qu’on pourrait qualifier de politique dans le sens des partis politiques, gauche ou droite. Comme tu le dis, nous ne serons jamais un groupe politique, parce que tous les membres du groupe ne sont pas engagés politiquement, ou agissent et prennent position pour un côté ou l’autre. Mais nous avons des valeurs communes en lesquelles nous croyons, pour lesquelles nous pensons pareil. Il est important de rester sur ce terrain. Je veux dire que la résistance antifasciste, je ne crois pas que quiconque dans le groupe dirait quoi que ce soit contre ça [rires]. Ce n’est pas que de la politique, pour moi c’est juste être humain. Mais je dirais qu’il est important de clarifier le fait qu’At The Gates n’est pas un groupe politique. Là, on parle plus de résistance en générale et des émotions qui y sont rattachées, la mélancolie et le désespoir qui va tellement bien à la dimension musicale du groupe.
« Ça parle de se battre pour ce que l’on croit, ce qui, je sais, sonne un peu tarte, mais c’est un super thème pour le metal, n’est-ce pas ? [Petits rires] »
Mais comme tu t’intéresses beaucoup à la politique, et étant donné tout ce qui se passe en ce moment politiquement dans le monde, ça ne te démange pas d’en parler plus ouvertement, comme tant d’artistes l’ont fait ces derniers mois voire années ?
Je pourrais le faire à titre personnel mais je ne le ferais probablement pas en tant que membre d’At The Gates. Aussi, je continue à travailler en tant que professeur, j’éduque de jeunes enfants à devenir des membres civilisés de la société suédoise [petits rires], à croire dans les droits démocratiques d’un état civilisé. Je pense faire passer mon point de vue via ces deux plateformes, mais pour aller plus activement dans la politique, il y a des gens plus appropriés que moi, c’est certain. Je suis ce qu’on appellerait un écrivain de paroles rock [rires] et c’est ce que je fais le mieux, ainsi que gueuler en live, et enseigner à des gamins. Être un politicien est quelque chose de complètement différent, ça implique tellement de bureaucratie et d’autres choses dont je n’ai même pas envie d’entendre parler. En gros, ce n’est pas pour moi.
L’album a été principalement enregistré par le producteur Russ Russel aux Parlour Recording Studios de Londres – et c’est d’ailleurs la première fois que vous enregistrez hors de Suède -, sauf pour le chant que tu as enregistré avec Per Stålberg et Olle Björk aux Welfare Studios de Göteborg. C’était important pour toi d’être confortablement chez toi pour enregistrer le chant, surtout dans la mesure où tu avais déjà travaillé avec Per pour The Lurking Fear ?
Ce n’était pas tant le fait d’être à la maison, proche de Göteborg. Je veux dire que j’ai aussi travaillé avec Russ auparavant, mais j’ai récemment travaillé avec Per, nous avions une très bonne formule pour travailler sur le chant que j’ai beaucoup appréciée et je me sens à l’aise pour m’ouvrir à lui. J’avais besoin d’être à l’aise avec ça pour faire ressortir de moi la meilleure prestation, sans avoir à réfléchir à plein d’autres choses. Per réfléchit comme moi et entend les choses comme je les entends. C’est très confortable d’être émotionnellement avec des personnes avec qui tu te sens en sécurité. Mais pour les parties instrumentales, ouais, c’était la première fois que nous travaillions hors de Suède et nous l’avons fait simplement parce que nous voulions travailler avec Russ. Il connait mieux son studio et pour nous, ce n’était pas un problème de nous y rendre. En plus, Adrian [Erlandsson] vit en Angleterre maintenant, donc en fait c’était plus près de chez lui que s’il avait dû se rendre en Suède. En fait, si tu veux vraiment travailler avec un producteur, il vaut mieux travailler là où il peut obtenir les meilleurs son de ta part, et Parlour était génial, c’était un peu comme être à la maison loin de la maison.
L’album est joliment enveloppé entre une introduction et une outro avec des cordes. Comment c’est venu de faire ça ?
C’est quelque chose que Jonas voulait faire depuis longtemps. Je suis encore stupéfait comment quelqu’un dont arranger des cordes n’est pas la profession – ce n’est pas ce qu’il fait pour gagner sa vie – peut faire ça avec un talent aussi immense, et aussi faire que ça colle aussi bien avec le reste de la musique. Je suis très fier de ces passages dans l’album. C’est du Jonas dans toute sa splendeur.
La chanson « In Nameless Sleep » voit la participation du guitariste de King Diamond Andy LaRocque, exactement comme quand il était apparu sur la chanson « Cold » en 1995…
Nous connaissons Andy depuis les années 90, évidemment, quand il a fait son apparition sur Slaughter Of The Soul. Il est devenu un ami et fan du groupe, et nous avons vraiment ressenti que les influences plus metal classique, qui sont très proéminentes surtout sur la partie de fin de cette chanson, possédaient une atmosphère comparable à King Diamond. Andy s’est encore plus développé en tant que guitariste et nous aussi en tant que groupe, donc nous trouvions que ce serait vraiment intéressant d’entendre cette collaboration aujourd’hui, alors que sur Slaughter Of The Soul il n’avait probablement jamais entendu parler d’At The Gates ; il était juste venu et a joué un solo, c’était avant que nous le connaissions. Là, nous pouvions faire cette collaboration telle qu’elle devait vraiment être, et je trouve que ça fonctionne merveilleusement bien. Maintenant la boucle est bouclée, d’une certaine façon.
L’édition limitée de l’album contient cinq versions alternatives de chansons de l’album chantées par divers autres vocalistes. C’est assez inhabituel de proposer ça. Comment en avez-vous eu l’idée ?
En tant que groupe, on a toujours un problème [petits rires] quand on fait un album, car les labels réclament toujours des titres bonus. On peut se dire « ok, enregistrons quelques reprises pour les balancer là-dedans, » ce que je crois beaucoup de groupes font, donc ça paraît très banal ; nous l’avons nous-même fait auparavant. D’accord, ça peut être marrant mais ce n’est pas très créatif. L’autre façon de faire serait de composer et enregistrer plus de chansons, ce que nous avons aussi essayé, mais alors c’est comme : « Enregistrons douze chansons, dix qui sont bonnes et deux qui ne sont pas si bonnes. » [Petits rires] Ca n’a aucun sens. Tu veux que toutes les bonnes chansons soient sur l’album, n’est-ce pas ? Donc voilà à quoi nous étions confrontés. Et puis, j’ai commencé à y réfléchir, car nous parlions d’avoir des invités sur l’album. Andy était déjà dedans. Et Jonas disait : « Peut-être qu’on pourrait inviter des chanteurs sur l’album ? » J’ai toujours eu le sentiment que le fait d’inviter un chanteur sur un album, ça brise la fluidité de l’album, genre tu te mets dans l’atmosphère de l’album et puis la chanson avec l’autre gars arrive et fout un peu tout en l’air. Même si c’est super, tu te dis « oh, c’est la chanson avec ce gars. » Donc, compte tenu de tous ces problèmes, j’ai dit : « Il y a peut-être quelque chose à faire, prenons ces chansons de l’album et enregistrons d’autres chants dessus ; mon chant et celui d’un autre gars et faisons un duo. » C’est ce que nous avons fait. Je trouve que le résultat est super et nous avons beaucoup de chance d’avoir de grands chanteurs comme amis qui sont venus nous aider avec ça.
Interview réalisée par téléphone le 12 mars 2018 par Nicolas Gricourt.
Transcription & traduction : Nicolas Gricourt.
Photos : Ester Segarra.
Site officiel d’At The Gates : atthegates.se.
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