La pandémie a rebattu les cartes pour beaucoup de groupes qui ont dû faire preuve d’imagination pour poursuivre leur carrière ou qui en ont profité pour accélérer leur calendrier créatif. Ça a aussi été pour certains d’entre eux une prise de conscience, un avertissement. C’est le cas de Between The Buried And Me qui a eu l’impression d’être à un nouveau tournant où il fallait donner un peu plus encore de sa personne pour produire un meilleur album et passer un palier. Un tournant qui leur a rappelé celui de l’album Colors en 2007, d’où le nom de ce dixième opus, composé entièrement à distance les uns des autres : Colors II.
Un album à la fois différent et semblable à son aîné. Différent parce que quatorze années d’expérience les séparent. Semblable parce que motivé par une même philosophie musicale, avec des petits renvois de l’un à l’autre, et parce que, comme pour Colors, Tommy Giles Rogers a utilisé Colors II comme une plateforme pour se questionner sur lui-même, sur le groupe et sur le monde. C’est d’ailleurs le chanteur-claviériste-parolier que nous avons longuement interrogé ci-après pour comprendre la conception et l’esprit de Colors II, mais aussi réfléchir à la notion de progressif et revenir sur les premiers pas d’un groupe qui a passé la barre des vingt ans l’an dernier, mais ne les fête sur scène que cette année.
« Quand la pandémie est arrivée, nous avons réalisé que ceci pouvait nous être retiré instantanément et que nous avions beaucoup de chance d’être là et que les gens se soucient encore de nous. Nous avons utilisé tout ça pour nous motiver à écrire le meilleur album possible. »
Radio Metal : Tu as déclaré qu’au moment de faire Colors II, vous étiez dans la même position que lorsque vous avez fait le premier Colors, et qu’à l’époque de ce dernier, vous vous demandiez quelle était votre place dans la scène musicale. Comment se fait-il que quatorze ans plus tard, après tout le chemin parcouru, vous vous posiez toujours cette question ?
Tommy Rogers (chant & clavier) : En fait, je pense que c’est bien. C’est l’un des luxes que nous avons, nous ne sommes pas liés à une seule petite scène. C’est pourquoi nous avons la possibilité de nous diversifier autant et de tourner avec plein de groupes différents, à la différence d’autres groupes dans notre genre musical, car nous ne nous limitons pas vraiment à un style. Le truc, c’est qu’on recherche constamment son identité et quand ça fait aussi longtemps qu’on évolue dans un groupe, on finit parfois par prendre un peu les choses pour acquises, on stagne un peu, on a besoin d’électrochocs. Je pense que ce que nous avons vécu était l’un de ces moments : il fallait vraiment que nous fassions savoir au monde que nous étions une énorme force et que nous étions encore capables de surpasser ce que nous avons fait précédemment. Nous ne voulons pas que notre meilleure musique soit dans le passé. Je pense que nous pouvons être plus forts aujourd’hui que jamais. Nous mettre dans cet état d’esprit, c’est notre but. Puis quand la pandémie est arrivée, nous avons réalisé que ceci pouvait nous être retiré instantanément et que nous avions beaucoup de chance d’être là et que les gens se soucient encore de nous. Nous avons utilisé tout ça pour nous motiver à écrire le meilleur album possible. L’année dernière a été une période très créative pour nous, même s’il y a eu beaucoup de galères, comme pour tout le monde. Se mettre en condition mentalement pour être créatif était dur parfois, mais globalement nous avons bien travaillé en tant que groupe, nous y sommes arrivés et nous avons créé quelque chose ensemble dont nous sommes super fiers. Je suis très content du résultat.
N’est-ce pas l’état d’esprit que vous avez à chaque fois que vous faites un album ?
Oui, je pense, mais… Je déteste dire que cet album n’aurait probablement pas été aussi bon sans la pandémie, mais je pense que c’est un fait. A cause du stress de la situation et de la conscience que ceci peut se terminer, ça nous a plus que jamais motivés. Car c’est ce que nous faisons dans la vie. Ce n’est pas un passe-temps, c’est avec ça que nous gagnons notre vie et entretenons nos familles. Il fallait vraiment que nous donnions tout ce que nous pouvions.
Plus généralement, comment comparerais-tu les deux contextes, celui de l’époque et celui d‘aujourd’hui ?
Beaucoup de choses ont changé. C’était notre boulot déjà à l’époque, mais nous n’avions pas de famille. J’ai un fils de neuf ans aujourd’hui, ce qui évidemment n’était pas le cas à l’époque. La vie est très différente et nous avons des responsabilités d’adultes maintenant, il y a beaucoup plus de pression. Quand nous avons écrit Colors I, notre line-up était relativement nouveau. Nous n’avions écrit qu’un seul autre album ensemble, qui était Alaska. Je pense que c’était le premier album où nous avons commencé à nous sentir à l’aise en tant que groupe, à montrer vraiment nos forces individuelles et à être vraiment unis. Je pense que c’est ce qui explique que Colors est devenu l’album qu’il est devenu. Nous voilà maintenant avec Colors II et le groupe a énormément progressé. Musicalement, mentalement, en tant que personnes, nous nous sommes beaucoup rapprochés. Ça fait des décennies que nous tournons ensemble. Nous avons vécu des situations horribles ensemble. Nous avons vécu des situations extraordinaires ensemble. Grâce à tout ça, nous sommes devenus une famille. Je pense que tout ceci s’entend dans la musique. Avec un peu de chance, nous sommes meilleurs dans notre art. Aujourd’hui, nous comprenons plus que jamais la musique et comment nous aimons composer. C’est toujours une question de trouver son identité et de composer des chansons qui représentent la période donnée. C’est ce qu’est un album, dans le fond : une capsule témoin d’une époque. Nous voulons pouvoir repenser à nos albums et constater qu’ils étaient vraiment authentiques vis-à-vis de leur époque. Je pense vraiment qu’ils le sont tous. Nous avons été très authentiques dans le sens où nous nous représentons bien, à telle période, suivant où nous en sommes en tant que personnes et musiciens.
Malgré l’écart de temps et l’évolution, vois-tu des similarités entre les deux albums ?
Musicalement, les deux albums sont très différents. Il y a un écart de quatorze ou quinze ans entre les deux. Donc évidemment, nous avons changé en tant que musiciens et personnes depuis, mais d’une certaine façon, il y a une atmosphère très similaire dans les deux albums, dans la manière dont ils sont structurés, et sur le plan des paroles, je voulais m’éloigner des histoires centrées sur un personnage que j’ai faites sur les derniers albums pour traiter plus chaque chanson de manière indépendante, en me focalisant plus sur nos réflexions, sur mon observation de l’humanité et sur ce que je ressens, et en étant un peu plus proche des fans. C’est aussi un peu la manière dont j’avais abordé les paroles de Colors I. Et musicalement, il y a quelques œufs de Pâques et quelques renvois à des choses sur Colors I. Le principal pour nous était que nous voulions que ça puisse être un album indépendant. Nous ne voulons pas qu’il nécessite d’avoir écouté Colors I ou qu’il ait exactement la même atmosphère, car ce n’est pas notre genre. Notre genre est de toujours aller de l’avant et essayer de nouvelles choses. Nous voulions nous assurer que cet album fonctionne bien tout seul, même s’il est lié à Colors I, et je trouve que c’est le cas.
« C’était la tempête parfaite d’émotions et de prises de conscience. »
La manière dont « Monochrome » démarre l’album ressemble beaucoup à la manière dont « Foam Born (A): The Backtrack » introduisait Colors. C’est fait exprès ?
Oui. Pareil vers la fin de l’album avec « Sfomato » et « Human Is Hell », c’est un peu comme « Viridian » et « White Walls ». Dans « Human Is Hell », très au loin, il y a même le rythme de « White Walls » dessous. Au milieu de cet album, il y a une partie d’« Ants Of The Sky », qui était au milieu de Colors. Il y a donc des trucs que nous avons faits intentionnellement. « Monochrome » était en fait quelque chose qui s’est fait plus tard et ça a lié le tout. J’ai écrit le morceau de piano très tôt dans le processus, mais initialement, nous l’avions mis au milieu de l’album. Nous galérions à définir comment nous voulions que l’album commence, et nous avons pensé que ce serait une intro parfaite et que c’était poétique dans le sens où ça démarre comme Colors démarrait, comme tu l’as dit, avec du piano, puis devenant plus rock et ensuite carrément rentre-dedans. C’est quelque chose que nous avons préparé à l’avance et le rendu est vraiment cool.
Vous êtes-vous mis sur cet album en sachant qu’il allait s’appeler Colors II ou est-ce quelque chose qui vous est venu au fil du processus ?
C’est quelque chose dont nous avons parlé avant de commencer à composer. Nous l’avions décidé, mais ce n’était pas non plus arrêté. Quelques-uns d’entre nous, moi y compris, étaient un peu hésitants. Nous ne voulions pas que ce soit juste un nom. Nous voulions qu’il y ait un côté poétique, en ce sens, et que ça soit la bonne chose à faire. Une fois que nous avons commencé, que la pandémie a frappé et que toutes ces choses, comme les thèmes des paroles, ont commencé à se mettre en place, ça nous a paru vraiment bien de l’appeler Colors II. Nous avons su assez vite que ça allait bien fonctionner. Car quand nous en avons parlé la première fois, nous nous sommes dit : « D’accord, on le fait, mais si ça ne convient pas, on peut toujours changer plus tard. » C’était une très bonne expérience. C’était ce qu’il fallait faire, ça s’est très bien goupillé.
Vous avez célébré les dix ans de Colors en 2017. Est-ce que ça a pu jouer, consciemment ou pas, sur votre désir de créer une suite ?
Je pense qu’en général, cette période nous a vraiment montré à quel point nos fans étaient attachés à certaines de nos anciennes musiques. Evidemment, tu sais plus ou moins que les gens aiment tel album et tout, mais c’était assez extrême. C’est dur de saisir ça quand on est dans le groupe, c’est dur de savoir dans quelle mesure les gens sont attachés aux choses. Le fait de voir ça chaque soir était vraiment magique. Ensuite, quand nous avons commencé à faire les rééditions remixées et remasterisées l’an dernier, nous avons remarqué que d’autres albums font partie de la vie des gens et sont devenus très importants. C’était une grande source de motivation quand nous avons travaillé sur cet album. C’est d’ailleurs un des grands thèmes des paroles dans l’album, ce lien avec nos fans et la façon dont ces chansons sont devenues… Une fois qu’elles nous quittent, elles appartiennent aux fans, ce ne sont plus nos chansons, elles font partie de la vie des gens et leurs enfants grandissent en entendant ces morceaux. La musique, c’est vraiment cool à cet égard, cette manière qu’elle a d’encapsuler tant de choses différentes dans la vie des gens et de les accompagner dans les bons et mauvais moments. Toutes ces choses ont aidé à faire avancer cet album. C’était la tempête parfaite d’émotions et de prises de conscience.
Tu as dit que l’élan de créativité que vous avez eu était très lié au contexte de la pandémie. Penses-tu que les périodes de crise sont généralement les plus stimulantes pour la créativité ?
Certains jours, oui. Certains jours, non. Avec la musique agressive en particulier, souvent, les situations négatives créent de l’art de qualité. Je pense que beaucoup d’œuvres, en général, ont été créées à partir de situations qui ne sont pas les plus idéales. Mais ce n’est pas obligé. J’ai écrit plein de choses – la plupart – dont je suis très fier quand tout allait extraordinairement bien dans ma vie. Donc ne je crois pas que ce soit une règle nécessaire, mais je pense que ça a effectivement joué un rôle dans le fait qu’il y avait cette pression de se dire que si nous voulions encore vivre de ça après toutes ces années et continuer à avancer et à progresser, nous devions vraiment redoubler d’efforts. C’était ce qui nous a motivés. Mais comme pour tout le monde, l’année dernière, on a eu souvent l’impression de stagner et de faire du sur-place. Ces jours-là, c’était dur d’être créatifs, mais heureusement, après toutes ces années, nous savons chacun quand composer et quand ne pas composer. A titre personnel, si je me réveille, je peux sentir si je suis créatif ou pas, ou si je commence à travailler sur quelque chose et que rien ne se passe, je sais qu’il faut que j’arrête, ne pas stresser et revenir dessus plus tard. Ce sont des choses qu’on apprend avec le temps. Si c’était arrivé il y a quinze ans, je ne sais pas ce qui se serait passé ou si ça aurait été un désastre ou pas, mais comme nous avons grandi en tant que musiciens et personnes, nous avons tiré le meilleur parti de la situation et nous avons transformé le négatif en positif.
« C’est ce qui est amusant à propos de ce groupe, les idées bizarres ne sont jamais mal vues, tant qu’elles ont du sens dans la chanson. Nous sommes toujours pour essayer quelque chose que nous n’avons jamais essayé. »
Comment avez-vous compensé les restrictions et confinements ? Est-ce que ça a changé d’une quelconque manière votre processus de composition et d’enregistrement ?
Nous ne vivons pas tous dans la même ville, nous sommes un peu éparpillés dans tout le pays. Je suis en Californie, Dustie est dans le Tennessee et les autres gars sont en Caroline du Nord. Je dirais que probablement depuis The Great Misdirect, nous avons composé à distance ici et là, mais nous nous retrouvons toujours pour travailler ensemble sur des choses. Donc là, c’était le premier album pour lequel nous ne nous sommes littéralement pas vus en personnes jusqu’à mettre les pieds en studio, ce qui était bizarre. Tout l’album a été composé et finalisé par e-mail et via nos ordinateurs. C’était difficile et stressant, surtout quand les dates butoirs commençaient à arriver et que nous avions toute cette musique sur les bras, mais ça a fonctionné. C’était fou d’arriver en studio et d’être là : « Eh, ça fait un bail que je ne t’ai pas vu ! » Le groupe existe depuis 2000 et nous avons tourné plus ou moins… En temps normal, il n’y a pas six mois qui passent sans que nous nous voyions, donc là c’était la première fois que nous passions autant de temps sans nous voir et que nous arrivions en studio en étant là : « D’accord, enregistrons cet album qu’on a composé sans se voir. » C’était assez étrange.
La dernière fois qu’on s’est parlé, tu nous as dit que tu voyais Colors « comme un tournant et un nouveau départ pour [vous]. [Vous aviez] réinventé une partie de [v]otre son, et [tu] espèr[ais] que c’[était] toujours ce que [vous faisiez]. » Colors II est-il encore un nouveau départ pour vous ?
Oui. Je pense que nous sommes tous collectivement d’accord pour dire ça. Comme je le disais, quand ça fait aussi longtemps qu’on existe, il faut avoir de nouveaux points de départ. On ne peut pas se contenter de faire dur sur-place. On ne peut pas sans arrêt faire la même chose. Enfin, ça fonctionne pour certains groupes, mais pas pour nous. Sur le plan créatif, nous voulons toujours ouvrir de nouveaux chapitres et pousser plus loin notre discographie et notre musique. Nous avons davantage pris les choses en main ces dernières années. Nous avons commencé à nous manager nous-mêmes, nous sommes plus en phase avec tous les aspects business du groupe et nous allons en tirer le meilleur parti.
Si tu devais analyser Colors II, que verrais-tu comme étant une « réinvention » de votre son ?
Pour nous, c’était l’album le plus collaboratif que nous ayons jamais écrit. « Réinvention » est un mot un peu fort parce qu’on construit toujours sur la base de ce qu’on apprend et de toute évidence, cet album empeste Between The Buried And Me, il sonne comme un album du groupe, donc je ne sais pas. C’est dur de dire que c’est une réinvention totale ou je ne sais quoi. Je dirais que c’est une avancée dans cette direction. C’est une nouvelle étape pour nous. Je trouve qu’il sonne encore frais. Il sonne encore unique à notre manière. Je ne pense pas que ça sonne comme beaucoup de groupes. Il y a plein de choses dans l’album que nous n’avons jamais faites avant et d’idées qui donnent l’impression, de façon positive, qu’avec elles nous ne savions pas trop ce qui allait se passer. C’est ce qui est amusant quand on compose dans ce groupe, parce que les choses se font parfois en venant de nulle part, sans qu’on sache où ça va mener. Nous ne nous posons pas en disant : « Il nous faut tel ou tel type de partie dans la chanson. » Nous nous contentons tous de composer. Il y avait plein de passages vraiment excitants dans cet album qui nous sont venus et que nous n’avions pas vraiment faits avant. Je trouve que ça fait un album plus varié et intéressant à écouter.
Il est clair que Colors II est bourré d’arrangements surprenants, comme ces roulements de batterie électronique dans « Never Seen / Future Shock »…
[Rires] Tout ça vient de nos cerveaux en plein travail. En l’occurrence, cette partie, je suis presque sûr que ça a commencé avec une simple partie de guitare et à partir de là, nous l’avons construite jusqu’à ce que ça devienne ce que c’est. Le truc, c’est que tu entends des choses dans ta tête. Pour cette partie en particulier, notre batteur était là : « Ce serait sympa d’avoir des toms électroniques façon années 80. » C’est ce qui est amusant à propos de ce groupe, les idées bizarres ne sont jamais mal vues, tant qu’elles ont du sens dans la chanson. Nous sommes toujours pour essayer quelque chose que nous n’avons jamais essayé. Par exemple, quand on va de « Future Is Behind Us » à « Turbulent », ça passe d’un metal vraiment brutal à une partie de dance années 80, et ça se fait tout naturellement, il n’y a rien de choquant. Ceux-ci sont des passages que nous trouvons vraiment excitants, parce que tu accomplis quelque chose, tu crées quelque chose qui ne devrait pas fonctionner et pourtant ça fonctionne. Il y a plein de parties de ce genre dans cet album, où tu prends une idée ou un riff de guitare tout simple et ça se transforme en un truc énorme parce que cinq personnes créatives ont réuni leur esprit pour faire en sorte que ça fonctionne.
Tout comme Colors, Colors II, même s’il est divisé en douze pistes, donne l’impression d’écouter un seul grand morceau. Comment travaillez-vous sur les transitions entre les pistes ? Est-ce que vous approchez ça dès le départ comme une seule grande chanson ou bien travaillez-vous plus tard sur ces transitions pour obtenir cet effet ?
Nous travaillons normalement comme si c’était une seule grande chanson. Il y a quelques trucs ici et là. C’est étrange. La plupart du temps, nous n’y pensons pas vraiment. Souvent, il y a trois ou quatre passages différents de l’album en cours de travail en même temps. Il se passe beaucoup de choses simultanément quand nous travaillons sur de la musique et il y a des choses tacites, du genre : « Ça se calle bien là ici. » ou « Cette chanson doit être placée à cet endroit dans l’album. Comment on arrive jusque-là ? » ou « Cette partie doit intervenir vers la fin. » Il y a toutes ces choses, mais je ne sais pas, ce n’est pas comme si nous y réfléchissions vraiment. C’est un peu comme ça que nous composons depuis Colors. Nous composons ces gros albums qui s’enchaînent de manière fluide. Nous pensons toujours en termes d’album, pas une chanson à la fois. C’est dur de trouver les mots pour expliquer comment nous faisons ça. Ça se fait tout seul [rires]. Nous sommes devenus assez doués pour ça au fil des années.
« C’est toujours un concept un peu fou, le fait que nous soyons juste cinq mecs tout ce qu’il y a de plus normal qui créent ces chansons complètement dingues à partir de rien et que ça devienne ces albums. »
Que mets-tu derrière le terme « colors » dans le contexte de ces albums ? Vois-tu ça comme une description de la musique, vu comme elle est haute en couleur ?
Oui. C’était toute l’idée quand nous avons baptisé Colors ainsi. Il s’agit de commencer avec rien et de créer quelque chose. C’est ça le principe de n’importe quel type d’art. C’est quelque chose que nous trouvons toujours aussi intéressant. Tu peux te réveiller sans savoir ce que tu vas faire et créer quelque chose, et ça devient cet album. C’est toujours un concept un peu fou, le fait que nous soyons juste cinq mecs tout ce qu’il y a plus normal qui créent ces chansons complètement dingues à partir de rien et que ça devienne ces albums. Donc oui, c’était notre intention initiale avec ce nom d’album.
Ironiquement, l’album s’ouvre avec la chanson « Monocrhome »… Est-ce par esprit de contradiction ou pour brouiller les pistes ?
[Rires] Oui, je ne sais pas, j’aimais bien comment ça sonnait. Cette chanson parle un peu de se lier à… C’est : « Je ne suis pas le parolier, c’est vous. » Ça parle du fait que ces chansons appartiennent à nos fans, comme j’en parlais tout à l’heure, et ça fait comprendre que ceci est pour eux, et que ces chansons vont nous survivre. Nous voulons qu’elles soient entre de bonnes mains, je suppose. Le titre de « Monochrome » rejoignait ça. Musicalement, cette chanson a une approche plus sombre. Elle commence de manière très simple et n’est pas très colorée, elle est plutôt sombre. Ça semblait bien coller et ça sonnait cool.
Vous avez une chanson de transition qui s’appelle « Sfumato » et qui est directement liée au titre de l’album. Le sfumato est une technique de peinture pour adoucir les transitions entre les couleurs. Ferais-tu des parallèles entre ta manière de créer de la musique et la manière dont un peintre crée un tableau ?
Je ne suis pas peintre, donc je ne sais pas vraiment comment ce processus fonctionne, mais je suppose que c’est similaire. Enfin, quelle que soit la forme d’art, je pense que l’artiste y met tout son être. Personnellement, même un morceau comme celui-ci, je veux qu’il y ait une sorte de lien. Même s’il n’y a pas de parole, j’ai besoin de trouver un titre qui fonctionne au sein du concept. Après avoir travaillé pendant quinze ans maintenant sur des albums conceptuels, c’est quelque chose qui est à peu près enraciné en moi. Il fallait donc que je trouve un mot qui fonctionne en tant que morceau de transition. Comme je disais, pour moi, ce morceau et « Human Is Hell » sont semblables à « Viridian » et « White Walls », et viridian est une couleur, donc j’essayais juste de créer tous ces parallèles. Donc je suis content que tu les aies remarqués !
Mais penses-tu en termes de couleurs ? Y a-t-il un côté synesthésique parfois dans ta composition ?
Non. Je sais que certaines personnes, quand elles travaillent, voient des couleurs, mais ça ne se passe pas du tout comme ça pour moi. Enfin, nous écrivons tous très différemment, ça dépend vraiment. Moi, je suis le genre de gars à prendre une guitare ou un clavier et à commencer à composer, et si des choses commencent à venir, je construis à partir de ces idées et j’enregistre, et ensuite c’est comme un grand puzzle que j’essaye d’assembler pour construire une partie sympa ou une chanson. C’est un peu mon approche de la composition musicale. Mais il n’y a pas de magie où je vois des couleurs ou quoi que ce soit pour moi. Il s’agit juste de construire quelque chose à partir de rien, c’est vraiment tout.
Sur le premier Colors, tu t’analysais toi-même et l’humanité, et tu as dit que l’an dernier, tu étais en position parfaite pour faire ça. Quelles ont été tes conclusions et pensées au sujet du monde et de toi-même ?
J’aurais aimé pouvoir dire que les choses se sont nettement améliorées, mais ce n’est pas vraiment le cas. On l’a toujours su, mais je pense que la plupart d’entre nous peuvent s’accorder sur l’égoïsme des êtres humains en général. C’est déprimant de voir le peu de considération qu’on a pour autrui. Tout le monde ne se préoccupe que de soi, ce qui craint parce qu’on vit tous en société. Et on ne doit pas seulement se soucier de notre époque. Il y a le futur, l’avenir de nos enfants. Ça ne semble pas importer à plein de gens sur la planète. Il est clair que c’est déprimant d’y penser. Ce que, je pense, beaucoup de gens ont réalisé au cours des deux dernières années – je sais que je n’ai pas arrêté de le dire durant cette interview – c’est la vitesse à laquelle les choses peuvent disparaître et la nécessité de tirer le meilleur parti d’une situation et de notre groupe collectif. Même si on vit dans un monde plein de négativité, essayer d’y apporter du positif autant qu’on peut est super important. Mais sur un plan plus personnel, honnêtement, tout va bien pour moi. Il est clair que cette dernière année a eu son lot de galères, mais à la fois, j’ai pu passer beaucoup de temps avec ma femme et mon fils. J’ai pu vraiment nouer des liens avec lui comme je ne pourrais probablement jamais plus le faire, littéralement, en étant tous les jours à ses côtés. J’ai probablement pris ça pour acquis, un peu plus que je ne l’aurais dû. Parfois, c’était dur, évidemment, de composer de la musique et d’essayer de jongler avec tout ça. Je pense avoir beaucoup appris sur moi-même, le bon et le mauvais, des choses sur lesquelles il faut que je travaille… Je pense qu’on analyse tous plus ou moins le quotidien en général. Tout est une question de progrès.
« Le hip-hop et le rap sont très expérimentaux, ils repoussent vraiment les limites comme aucun autre genre ne le fait. Je trouve qu’ils sont même plus expérimentaux que les groupes de prog. Ça commence à pas mal se rassir dans le monde du prog. »
Plusieurs titres de chansons sont assez intrigants, je pense par exemple à « The Double Helix Of Extinction »…
Les titres de chansons, ce n’est pas évident, car normalement, je fais les titres de chansons après avoir terminé d’écrire le chant ou même d’enregistrer une démo. Je veux que ça sonne cool. Je veux les imaginer à l’arrière d’un album et je veux qu’ils aient l’air cool ensemble, je veux qu’ils sonnent bien ensemble. Il se peut qu’ils n’aient pas beaucoup de sens, mais il peut y avoir une idée plus profonde derrière ou pas. Garde à l’esprit que nous avons terminé cet album en décembre de l’année dernière, donc c’est dur de repenser à ce que j’avais en tête quand j’ai trouvé ces titres de chansons. J’ai toujours un bloc-notes. Si des phrases ou autres me viennent en tête, inspirées par le quotidien, je les note dedans. Il y a certains de ces titres que j’avais depuis des années notés sur ce bloc-notes. Je crois que « Stare Into The Abyss » était l’un de ceux-là. Je ne sais pas vraiment comment le dire, mais j’aimais comment ça sonnait. C’était aussi le cas de « Prehistory ». « The Double Helix Of Extinction » est lié à l’ADN, donc c’est l’ADN de la fin de tout. « The Double Helix Of Extinction », « Revolution In Limbo » et « Fix The Error », c’est le passage dans l’album où j’ai créé un genre de concept autour d’un personnage dans ce monde que j’appelle The City, qui est là où la technologie a pris le contrôle de toute la nature et c’est juste un gros conglomérat de publicités et de technologie qui détruit tout ; c’est très lié aux grandes entreprises. En gros, ce gars, qui dans « Fix The Error » lance une révolution et tout, se fait renverser et la vie commence à revenir à la normale. C’est donc la partie de l’album où j’ai fait une sorte d’histoire. C’est venu naturellement pendant que j’écrivais les textes.
Je suppose que, thématiquement, ça rejoint « The Future Is Behind Us » aussi. Penses-tu que l’humanité n’a aucun avenir ?
Oui. Enfin, j’ai toujours eu cette impression, durant la majeure partie de ma vie d’adulte. Ce n’est pas très prometteur [rires]. Nous ne nous débrouillons pas très bien. La génération de mon fils va devoir se retrousser les manches, c’est sûr, car nos générations n’assurent pas beaucoup.
Le premier single, « Fix The Error », est une curiosité en soi, même pour Between The Buried And Me, avec son côté punk joyeux et une succession de solos : un solo de basse à la wah-wah pour commencer, puis quatre solos de batterie de Mike Portnoy, Navene Koperweis, Ken Schalk et Blake Richardson. Quel a été le cheminement de pensée derrière ça ?
Nous avions déjà composé « The Double Helix Of Extinction » et « Revolution In Limbo », et Blake a enregistré une démo du début de « Fix The Error ». Il a dit qu’il avait toujours voulu avoir ce côté heavy gospel. Ça sonnait super bien après « Revolution In Limbo », c’était une transition sympa vers quelque chose de différent pour nous. A partir de là, nous avons construit la chanson et ça s’est fait très vite, mais Blake avait déjà prévu les solos de batterie dans sa démo et il nous a parlé de cette idée. Nous avons adoré à quel point c’était assez différent et même ridicule [petits rires]. Pour moi, c’était bien écrit, c’était suffisamment long comme ça. Ce n’est pas trop long au point où ça devient agaçant, mais suffisamment long pour mettre en valeur ce que nous essayions de faire. Le solo de basse, c’était quelque chose que pour Dan il fallait mettre là-dedans et le résultat est très cool.
Une fois que nous avons décidé que c’était la direction à prendre, nous avons voulu faire appel à des batteurs qui étaient soit une énorme influence pour nous, soit des amis chers, et les trois répondaient à ces critères. Mike de Dream Theater nous a beaucoup aidés avec Colors. C’était l’une des premières personnes à crier sur tous les toits qu’il aimait l’album et ça nous a vraiment aidés à ce moment-là. C’est devenu un ami depuis. Sans parler du fait que nous avons grandi en écoutant Dream Theater. C’était donc une évidence. Navene est quelqu’un avec qui nous avons tourné durant presque toute la carrière du groupe. Plus jeune, il était dans des groupes avec qui nous tournions. C’est un musicien phénoménal. J’ai travaillé avec lui sur des trucs en solo. C’est juste quelqu’un avec qui nous avons toujours été proches. Puis Ken Schalk, Candiria était un groupe avec lequel nous avons tous grandi et sur lequel nous faisions une sorte de fixation. Son jeu de batterie en particulier est phénoménal et tellement unique. Nous étions très excités de l’avoir sur la chanson. Tout s’est bien passé. Ces trois batteurs étaient nos premiers choix, nous n’avons pas eu du mal à les impliquer, donc c’était cool.
Comme tu l’as mentionné, Mike Portnoy est celui qui a vraiment mis Between The Buried And Me en lumière à l’époque de Colors en le nommant son album de l’année. Est-ce que ça a eu un véritable impact sur Between The Buried And Me ? Avez-vous senti une vraie différence ?
C’est dur à dire. Nous avons eu cette tournée et je pense que c’était la meilleure chose qui nous soit arrivée. Ça s’appelait Progressive Nation, il y avait Dream Theater, Opeth et ce groupe baptisé 3. Nous avons clairement senti que notre communauté de fans s’est agrandie après ça. Je rencontre encore des gens qui disent : « C’est comme ça que je vous ai découverts, sur cette tournée. » Si nous n’avions pas été sur cette tournée, je ne sais pas, peut-être que les choses auraient été différentes, mais à la fois, c’était une tournée difficile car elle était extrême. Surtout qu’à ce moment-là, nous étions le vilain petit canard sur l’affiche, surtout pour les fans de Dream Theater, ils étaient là : « Bordel, c’est quoi ce truc ? » [Rires] Cette période a été un grand tremplin pour nous.
« Il y a plein de règles chez plein de groupes. Je ne pense pas que ce soit forcément la faute de ces derniers. Les fans imposent des règles à certains types de groupes qu’ils écoutent et ils donnent l’impression aux groupes qu’ils ne peuvent pas sortir de ce carcan, mais je ne sais pas. A la fois, comme avec tout, il faut sauter le pas et voir ce qui se passe. »
A propos de « Fix The Error », tu as dit que ce morceau célébrait « la démolition de la corruption et le fait de dire ‘va te faire foutre’ au système. [Vous ne serez] jamais plus punk que ça. » Il se trouve que Colors était l’avant-dernier album à sortir sur Victory Records, un label de punk ! Dans le punk, il y a l’idée d’être anticonformiste et de promouvoir la liberté. N’est-ce pas aussi ce que défend la vraie musique progressive ? Dirais-tu que le metal progressif est plus proche de l’esprit punk qu’on l’imagine ?
Oui, ça devrait être le cas. L’un des plaisirs pour nous quand nous composons ce genre de musique, c’est qu’il n’y a pas de limites. Je pense que c’est vraiment l’esprit de cette musique. C’est super de voir quand cet esprit est là. On le retrouve même dans d’autres genres, comme en ce moment, le hip-hop et le rap sont très expérimentaux, ils repoussent vraiment les limites comme aucun autre genre ne le fait. Je trouve qu’ils sont même plus expérimentaux que les groupes de prog. Ça commence à pas mal se rassir dans le monde du prog. Donc c’est cool de voir cette célébration de la liberté musicale et de nouvelles expérimentations en général, car même quand on repense aux débuts du « prog » ou même aux années 60 avec la musique psychédélique, il y avait plein de trucs bizarres dans la musique mainstream. Donc c’est cool de voir que ça revient lentement à une plus large échelle. Avec un peu de chance, ça continuera, parce qu’en tant qu’auditeur, autrement, ça devient ennuyeux. Je suis un énorme fan de musique et tu te retrouves parfois à t’ennuyer de tout, avec tout ce qui sort, tu es là : « J’ai déjà entendu ça. » Donc c’est sympa d’avoir une interprétation nouvelle et rafraîchissante des choses. Mais c’est dur ! Beaucoup de musique a été écrite au fil des quelques dernières centaines d’années. En tant qu’artiste, c’est dur d’écrire de bonnes chansons et à la fois de faire quelque chose d’un peu différent.
C’est un paradoxe que les progueux aujourd’hui ont parfois tendance à avoir des règles et des attentes…
Oui. Je dirais qu’il y a plein de règles chez plein de groupes. Je ne pense pas que ce soit forcément la faute de ces derniers. Les fans imposent des règles à certains types de groupes qu’ils écoutent et ils donnent l’impression aux groupes qu’ils ne peuvent pas sortir de ce carcan, mais je ne sais pas. A la fois, comme avec tout, il faut sauter le pas et voir ce qui se passe. C’est exactement là où nous en étions avec Colors, quand nous avons émergé de la scène hardcore et que nous savions que nous voulions expérimenter avec plein de styles musicaux différents, ça nous tenait à cœur. Il fallait que nous sautions le pas et voyions ce que ça donnait. Nous continuons à tenter des choses en espérant que les gens comprennent toujours et apprécient. J’aime les groupes pour lesquels, quand ils sortent un nouvel album, on ne sait pas exactement à quoi ça va ressembler. Je ne trouve pas ça amusant de savoir exactement ce que je m’apprête à écouter.
Tu as grandi en tant que grand fan de metal extrême et tu es depuis longtemps fasciné par la scène black metal scandinave. Penses-tu que ce soit lié, que l’approche progressive est intrinsèque au metal extrême et au black metal en particulier ?
A cent pour cent ! Je l’ai remarqué très vite, quand j’étais dans ma vingtaine. Je pense que c’est ce qui m’a autant attiré, c’est-à-dire à quel point ce monde est devenu expérimental. Tu as des groupes comme Dødheimsgard, Arcturus, etc. Il y a tellement de groupes dans le monde du black metal qui ne faisaient pas du tout ce qu’ils étaient censés faire, en disant : « Allez vous faire foutre, nous voulons essayer ça et le faire à fond. » Je trouvais ça vraiment excitant. Mais il y avait toujours un côté extrême. Ça paraissait toujours très sincère. Et je pense que la musique, c’est toujours une question de sincérité, peu importe le style musical. Ça s’entend quand quelque chose est bidon ou pas. Très vite, j’ai remarqué que tous ces groupes au sein d’une certaine scène essayaient plein de trucs nouveaux et on voyait qu’ils ne se copiaient pas forcément, ils se motivaient mutuellement à essayer de nouvelles choses. Je pense que c’est ce qu’une scène et les groupes devraient faire, plutôt que de faire la compétition pour quelque chose. On devrait encourager depuis la ligne de touche et espérer que ce que les autres groupes feront dans le futur sera génial et excitant, fera passer un palier et aidera tout le monde à aller plus loin. C’est quelque chose que j’ai beaucoup apprécié et que j’apprécie toujours dans le monde du metal extrême scandinave, surtout dans les années 2000.
Tu as mentionné le fait que le hip-hop et le rap devenaient expérimentaux. Il se trouve qu’Ihsahn d’Emperor est fan de l’album Yeezus de Kanye West.
Oui ! Je sais qu’Ihsahn s’intéresse beaucoup à la production, et rien qu’au niveau production, un grand nombre de ces artistes hip-hop et de ces albums expérimentent avec les sons et la manière dont une chanson en général doit sonner, en transgressant les règles. En tant que personne qui écrit de la musique, c’est excitant de voir des artistes faire ça à une telle échelle, parce que oui, il y a toujours des artistes underground qui font des trucs bizarres, mais c’est cool de le voir à un niveau vraiment mainstream et de voir les foules l’accepter et apprécier ce genre d’album. Ça donne à tout le monde plus de liberté quand ça arrive.
« J’aime les groupes pour lesquels, quand ils sortent un nouvel album, on ne sait pas exactement à quoi ça va ressembler. Je ne trouve pas ça amusant de savoir exactement ce que je m’apprête à écouter. »
La dernière fois qu’on s’est parlé, tu nous as dit que « par rapport à Alaska, Colors est un changement assez radical, donc pas mal de gens ont été rebutés ». Quatorze ans après, les fans sont-ils plus indulgents ou tolérants aujourd’hui avec vous et vos initiatives artistiques, vos changements, etc. ?
Oui, je pense. Nous sommes incroyablement chanceux à cet égard. Nous avons conditionné nos fans au fil des années pour qu’ils sachent que nous allons changer de temps en temps et qu’on n’obtiendra pas toujours exactement ce à quoi on s’attend, mais ils l’apprécient. Plein de groupes n’ont pas ce luxe. C’est très libérateur d’avoir ça. Et même avec les albums solos que je compose, je ne suis pas inquiet. Je peux écrire des chansons électroniques, je peux écrire une chanson folk, je peux écrire une chanson industrielle ou même une chanson de metal sans me soucier de : « Est-ce que ça rentre dans une certaine case qui fera que nos fans écouteront ? » C’est donc sympa de pouvoir expérimenter et essayer de nouvelle choses, car en tant que musicien, c’est ce qui amusant, c’est-à-dire d’être là : « Je n’ai jamais fait quelque chose comme ça. Essayons pour voir si ça marche. » Parfois ça marche, parfois ça ne marche, mais au moins, il faut essayer et c’est marrant. Déjà durant les premières années, nous laissions entendre que nous étions différents ; même sur le premier album, il y a des parties jazz et des trucs bizarres. Rien que le fait de chanter sur du metal très agressif n’était pas très courant à l’époque. C’était encore un petit peu différent. Puis nous avons incorporé du clavier, ce qui n’était pas normal au sein de la communauté metalcore. Nous avions des passages acoustiques, puis nous avons commencé à incorporer de l’orgue et des parties de polka [rires], et tout ça c’est devenu notre son. Nous avons progressivement rajouté ces éléments à notre musique, en disant : « On est là pour essayer de nouvelles choses. Vous nous suivez ou pas, à vous de voir. » Nos fans ont très tôt adhéré à cet état d’esprit.
Le groupe s’est formé en 2000, ce qui fait que 2020 marquait le vingtième anniversaire du groupe. Vous aviez prévu de célébrer ça avec une tournée en tête d’affiche qui, malheureusement, a été repoussée. Ceci étant dit, quel est ton regard sur les premiers pas du groupe ?
Je suis super fier de ce que nous avons fait. Surtout à nos débuts, nous avons été confrontés à de nombreux obstacles pour trouver les bons numéros et parce que les choses n’ont pas marché avec plein de gens. C’était des moments où nous nous demandions si ce groupe a le moindre avenir. Quand nous avons fondé le groupe, nous ne nous sommes pas dit : « On va faire ça pendant vingt ans. » C’était plus : « On s’éclate. On aime écrire de la musique et voir où ça mène. On y va une année après l’autre. » Nous avons toujours été comme ça. A mesure que les choses deviennent sérieuses, avant même de s’en rendre compte, on se retrouve avec dix albums. Je suis très fier de ce que nous avons fait. Evidemment, tu progresses, tu regardes le passé et tu te dis : « Oh, j’aurais écrit certains trucs différemment ou j’aurais fait ça autrement là », mais tout est une expérience où on apprend. Comme je l’ai dit plus tôt, les albums doivent être des capsules témoins d’une période donnée. Nous avons toujours été super sincères et nous avons toujours travaillé très dur. Nous mettons beaucoup d’énergie et d’effort dans ce que nous faisons. J’en suis fier. Donc oui, avec ce vingtième anniversaire et maintenant vingt et unième, c’était sympa de repenser à notre carrière, analyser et voir les progrès que nous avons faits en tant que groupe et compositeurs tous ensemble. Ça rend humble.
As-tu des souvenirs particuliers de cette époque ?
Il y a clairement des moments qui se détachent pour nous. Je me souviens quand nous avons eu une tournée avec Converge et Cave In il y a très longtemps. C’était genre : « Bordel de merde ! » C’était deux groupes qui m’obsédaient quand j’étais gamin. Il y a ce truc avec Mike Portnoy et la tournée Progressive Nation. Il y a toutes ces petites choses qui se produisent et qui sont vraiment spéciales. Soit le fait de composer un album, soit une tournée qu’on obtient… Nous avons été nominés pour un Grammy il y a quelques années. Ce sont des trucs fous auxquels nous ne nous serions jamais attendus. C’est un grand flou, honnêtement, mais c’est aussi une aventure sympa à se remémorer. J’aurais aimé avoir une meilleure mémoire. J’ai une très mauvaise mémoire. D’ailleurs, j’en parle un peu dans cet album. J’aimerais pouvoir me rappeler plus, mais nous avons beaucoup fait [petits rires].
J’imagine que ne pas avoir une bonne mémoire aide à faire de la musique tournée vers l’avenir…
Oui, exactement ! Souvent, j’oublie les morceaux que j’ai écrits [rires]. C’est fou. Il y a tellement de musique. Une chose que j’ai commencé à faire sur les derniers albums, c’est que lorsque j’écris des paroles, j’ai un dossier séparé sur mon ordinateur avec tous les textes que j’ai écrits par le passé et il y a certains mots que je recherche en me demandant : « Est-ce que j’ai déjà souvent utilisé ce mot ? » Car on ne sait jamais et je suis là : « Oh, j’ai souvent utilisé ce mot. Trouvons-en un autre à la place. » Il y a même des fois où nous avons composé des trucs et nous nous sommes dit : « Ça ressemble un peu trop à quelque chose qu’on a fait par le passé. Modifions-le un petit peu. »
« Nous sommes encore tous de grands amis et nous apprécions tous beaucoup de travailler ensemble. Il y a eu quelques années de prises de tête pour en arriver là, mais ça en valait la peine. »
Comme je l’ai mentionné plus tôt, vous aviez signé sur Victory Records pour votre second album. Comment c’était d’être un groupe de metal progressif parmi une majorité de groupes de punk/hardcore ?
Surtout à l’époque, nous ne savions pas où était notre place. Nous avons grandi dans la communauté hardcore, mais nous adorions le metal extrême. Nous avions plein d’influences grind et death metal, et nous essayions un tas de trucs nouveaux. Pour nous, le plus important était que nous intéressions un label, c’était tellement excitant. Nous nous fichions de savoir qui était sur le label. Nous étions juste là : « On peut faire des albums et on n’est pas obligés de payer de notre poche, et on peut tourner. Avec un peu de chance, ça va nous aider à grandir. » Nous étions jeunes, nous ne savions pas faire mieux, nous n’avions pas beaucoup d’options. Ce n’est pas comme si nous avions des labels qui frappaient à notre porte à droite et à gauche. Nous avons pris de mauvaises décisions à l’époque avec des contrats et tout, mais ce sont des choses que nous savons maintenant et que nous avons apprises. On en apprend tous les jours. C’est comme ça. Mais aussi, être différent dans la masse de groupes a ses avantages. Les gens qui nous découvraient au départ réalisaient très vite que nous étions différents et que nous faisions notre propre truc. Ça n’a eu de cesse de prendre de l’ampleur depuis. D’une certaine façon, il se peut que ça nous ait aidés, je n’en ai aucune idée. Je ne cherche pas à savoir ce qui se serait passé si nous avions signé sur un autre label ou fait des choses différentes ici et là, car c’est comme ça. Nous nous en sommes accommodés. Nous avons survécu à ces années, nous avons écrit des albums sympas et nous avons beaucoup appris.
Si on paraphrase le titre de la chanson « Fix The Error », quelles erreurs aurais-tu aimé corriger sur vos albums passés ou dans votre carrière ?
[Rires] Il y a certains passages musicaux où tu te dis : « J’aurais aimé écrire des paroles différentes ou telle partie différemment. » Il n’y a pas d’exemple qui me vienne comme ça, de but en blanc. Nous avons signé un contrat merdique avec Victory. Nous aurions dû avoir un meilleur avocat pour y jeter un œil [rires].
Le nom Between The Buried And Me vient des paroles de la chanson des Counting Crows « Ghost Train ». Qu’est-ce que cette chanson représentait pour vous ?
La chanson ne représentait rien pour nous. C’était plus que cette phrase nous a sauté aux yeux. Honnêtement, Paul et moi étions juste en train de regarder les livrets de nos CD à la recherche de phrases et de choses qui nous sauteraient aux yeux. Nous essayions de trouver un nom de groupe, comme n’importe qui le fait quand on a… Je crois que nous avions dix-neuf ou vingt ans à l’époque. Paul avait trouvé cette phrase et elle a tout de suite attiré notre attention, car c’était vraiment ouvert à interprétation, on pouvait en retirer plein de choses différentes. A l’époque, nous aimions que ce soit long, c’était un peu différent. Ce n’était pas le truc des groupes à ce moment-là. Nous pensions que ça nous démarquerait. Et puis nous n’arrêtions pas de revenir dessus. Nous n’avons pas énormément réfléchi, c’était juste : « On aime bien comment ça sonne. Super, c’est notre nom. On s’appelle Between The Buried And Me. » Puis après toutes ces années, l’acronyme BTBAM fonctionne, car autrement c’est un véritable virelangue à prononcer [rires].
Vous avez eu de nombreux changements de line-up durant les cinq années jusqu’à Alaska. Comment se fait-il que vous ayez eu du mal à vous stabiliser à l’époque ?
A l’époque en particulier, nous étions très souvent sur la route. Durant la période de The Silent Circus, nous tournions neuf mois de l’année. Il fallait que les gens aient envie de ce genre de vie, qu’ils aient envie de constamment tourner et jouer de la musique, et c’est en grande partie pourquoi les gens partaient. Par désespoir, nous trouvions des gens de remplacement ou nous intégrions rapidement des gens pour pouvoir assurer les tournées. Ensuite, soit ça ne fonctionnait pas sur le plan personnel ou musical, soit ils n’étaient pas au niveau, soit au moment où nous commencions à composer, ça ne collait pas. Car il faut se dire que dans un groupe, il faut être capables de composer ensemble, de vivre ensemble et de bien s’entendre sur le plan personnel. Ça fait beaucoup ! Il faut trouver cinq personnes, dans notre cas, cinq relations qui fonctionnent à tous les niveaux. Nous sommes encore tous de grands amis et nous apprécions tous beaucoup de travailler ensemble. Il y a eu quelques années de prises de tête pour en arriver là, mais ça en valait la peine.
Trois des cinq membres actuels ont rejoint le groupe en 2005, la même année où vous avez enregistré sorti Alaska. Dirais-tu qu’Alaska était un album de transition et que Colors était la vraie naissance de ce line-up et peut-être du groupe tel qu’on le connaît aujourd’hui ?
Oui, je pense. Nous adorons Alaska, mais c’était tout nouveau pour nous. A ce moment-là, nous nous connaissions à peine. Nous venions tout juste de commencer à travailler ensemble. Nous n’étions en rien des amis proches ou quoi. Donc nous apprenions à nous connaître, nous nous habituions à composer ensemble et nous essayions de trouver nos marques les uns avec les autres. Je trouvais que nous avions fait du bon boulot et il y avait un certain niveau de confort, mais je pense que nous avons été à cent pour cent à l’aise et les choses étaient vraiment comme il fallait à partir du moment où nous avons commencé à travailler sur Colors. Nous avions travaillé sur The Anatomy Of en tant que groupe avant ça. Je pense que ça nous a rafraîchi les idées, car nous étions en studio en train de travailler sur un tas de sortes de musiques différentes. Je pense que cet album a joué un rôle important pour créer une unité au sein du groupe et que nous nous disions : « Eh, c’est marrant de travailler sur des choses qui ne sont pas metal, on peut tout faire. Essayons quelques trucs. » Ça a vraiment aidé à modeler ce que nous sommes devenus avec Colors et après.
Sur la tournée des vingt ans, vous aviez prévu de faire un second set avec The Great Misdirect joué en intégralité. Comment comparerais-tu l’importance de The Great Misdirect à Colors dans votre discographie ?
Les albums, ça dépend vraiment à qui on pose la question, comment ça les a affectés. Pour moi, The Great Misdirect est l’un de mes albums préférés parmi ceux que nous avons faits. Je pense toujours que tout l’enchaînement de « Disease, Injury, Madness » à « Fossil Genera » est l’un de mes passages préférés, tous les albums de Between The Buried And Me confondus. Nous nous préparons d’ailleurs à faire cette tournée dans deux semaines. Ça arrive enfin. Ça fait tellement de musique ! C’est en train de nous épuiser, c’est clair. Nous avons préparé ça chacun de notre côté durant ces dernières semaines. Nous allons y arriver, mais ça fait beaucoup. Mais oui, cet album est très important pour moi. En parlant de regrets, je trouve que l’album n’a pas été très bien promu à l’époque parce que Victory savait que c’était notre dernier album avec eux et ça ne leur plaisait pas. Donc je pense qu’ils l’ont un peu relégué au second plan niveau promotion, mais au fil des années, c’est devenu l’un des préférés de nos fans. Il y a beaucoup d’excitation autour de la tournée à venir, donc j’espère que ça va bien se passer.
Qu’est-ce que ça fait de repartir en tournée ? N’y a-t-il pas un côté un peu irréel ?
Oui, c’est bizarre. Je n’ai pas encore réalisé. Les choses commencent un peu à rouvrir, mais je ne suis pas encore beaucoup sorti, comme beaucoup de gens. Donc ça va être étrange de retourner à la « vie normale ». Ça va probablement nécessiter quelques ajustements. Honnêtement, je suis un peu anxieux.
Interview réalisée par téléphone le 15 juillet 20121 par Nicolas Gricourt.
Retranscription & traduction : Nicolas Gricourt.
Photos : Juan Pardo (2, 3, 5, 8) & Randy Edwards (7, 9).
Site officiel de Between The Buried And Me : www.betweentheburiedandme.com.
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