Sept ans après Beyond The Red Mirror (2015), et trois ans après Twilight Orchestra: Legacy Of The Dark Lands (2019), leur album symphonique et orchestral, le nouvel opus de Blind Guardian est l’objet d’une attente particulière. En effet, la formation allemande, qui peut se targuer d’avoir composé de véritables œuvres de référence, souhaite démarrer avec lui une nouvelle étape de son odyssée musicale. Alors que le groupe a soufflé les trente bougies de Somewhere Far Beyond (1992) – qu’il a interprété en intégralité lors de ses performances estivales –, il tourne la page d’une quête stylistique, articulée autour des arrangements symphoniques, qui a abouti à Legacy Of The Dark Lands et qui appelait, de fait, de nouvelles perspectives stylistiques. Entre écho du passé et élan vers l’avenir, The God Machine entend pleinement manifester ce nouvel horizon qui s’annonce dès sa genèse marqué par une forme de rupture.
L’ambition est donc claire dès le départ, et le choix de l’artwork autant que les premières écoutes ne trompent pas : The God Machine s’affranchit totalement de l’esprit qui a engendré Legacy Of The Dark Lands. Plus direct et moins déclamatoire, l’album s’initie sans longue introduction orchestrale et débute les hostilités sans préambule. Un focus sur la vitesse d’exécution et sur l’agressivité, ponctué par des refrains épiques, se dégage immédiatement de The God Machine. Le chant d’Hansi Kürsch jouit ici d’une amplitude vocale particulièrement notable : l’usage moins expansif des chœurs en dehors des refrains permet à sa tessiture si particulière de se déployer avec amplitude, comme le démontre immédiatement le titre d’ouverture « Deliver Us From Evil ». Entre leurs colorations plus suaves et leurs inflexions venimeuses crachées dans le micro, les parties vocales reflètent ainsi parfaitement les nuances de ce nouvel album. Plus condensé, moins éparpillé, The God Machine témoigne d’une approche plus essentielle qui permet au groupe de proposer des variations entre les titres sans surcharger ses compositions. Qui plus est, cette démarche, loin de marginaliser les chœurs et les orchestrations, les rend plus pertinents que jamais, justement parce qu’ils renforcent et intensifient, par leurs apparitions plus ponctuelles, les accentuations et contrastes des structures rythmiques et mélodiques. Ces dernières démontrent ainsi une certaine finesse alors même que le ton de l’album se fait globalement plus direct et plus viscéral, y compris sur les titres les plus marqués par les arrangements symphoniques et atmosphériques, à l’instar de ceux présents sur « Secrets Of The American Gods » – le plus épique du lot – et « Life Beyond The Spheres » – le plus innovant (dans l’univers Blind Guardian) par certaines approches des guitares et son jeu rythmique plus lourd, parfois presque tribal.
Si le groupe a fait d’ailleurs le choix de l’analogique plutôt que du tout numérique, la production ne cède pas aux sirènes de la nostalgie et parvient à porter l’ensemble de l’énergie des compositions en conservant une rondeur très moderne. Elle est à ce titre bien plus homogène que celle de Beyond The Red Mirror, forcément contrainte par son ton plus ampoulé. La mise en exergue des guitares n’en est que plus flagrante, et cela permet ici au duo d’André Olbrich et de Markus Siepen de faire des merveilles. Leurs riffs atypiques, caractéristiques de la musique de Blind Guardian, s’entremêlent avec une fougue incisive qui anime les fulgurances dès le premier titre et qui prend son envol sur les passages les plus agressifs, tels que ceux qui mènent « Damnation », « Violent Shadows » ou « Blood Of The Elves ». Ces derniers sont alors le lieu d’une véritable démonstration de speed metal dynamique, faisant écho à Somewhere Far Beyond ou Imaginations From The Other Side. D’autres titres, comme le frénétique « Architects Of Doom », incarnent parfaitement les aspects les plus heavy de la musique des Allemands, tandis que la ballade « Let It Be No More » joue forcément sur la corde sensible, avec la traditionnelle variation d’intensité entre couplet et refrain.
Le groupe ne renie de fait absolument pas son évolution, et le retour à une musique plus orientée vers son ADN metal n’implique jamais une aveugle régression. La grandiloquence cède simplement le pas à une recherche de l’équilibre qui permet d’apporter des inflexions que l’on n’avait presque pas entendues chez les Allemands depuis Nightfall In Middle Earth. Ces variations se retrouvent par ailleurs dans les thématiques qui empruntent toujours à divers horizons mythologiques, de American Gods de Neil Gaiman aux apparitions plus étonnantes comme par exemple sur « Architects Of Doom », inspiré de Battlestar Galactica, ou « Blood Of The Elves » issu de l’univers de The Witcher d’Andrzej Sapkowski. Une multiplicité que Blind Guardian parvient toujours à rendre cohérente. Une preuve que le groupe maîtrise parfaitement son identité et sa génétique au-delà de ses divers référents. The God Machine conserve de fait une complexité certaine, souvent déguisée derrière une simplicité apparente parce qu’elle ne mise plus autant sur la surenchère de couches d’arrangements orchestraux et progressifs. Cela lui permet de se dévoiler graduellement et d’offrir des récompenses aussi bien au premier contact qu’après de multiples écoutes.
Plus qu’un retour aux sources, Blind Guardian manifeste ici le nouveau chapitre de sa carrière et s’émancipe d’une vingtaine d’années de recherches et d’expérimentations symphoniques et orchestrales qui se sont concrétisées avec Twilight Orchestra. Un paroxysme d’emphase qui appelait une nécessaire métamorphose de leur essence musicale. The God Machine est un nouveau chapitre parfaitement maîtrisé, qui revendique à la fois davantage de fougue et d’équilibre et qui saura, parce qu’il sait si justement composer avec la génétique du groupe, convaincre aussi bien les fans de la première heure que les auditeurs plus récents : rares sont les groupes qui peuvent se targuer d’un tel fait d’armes, preuve de l’autorité indiscutable de Blind Guardian au sein du power metal.
Clip vidéo de la chanson « Violent Shadows » :
Clip vidéo de la chanson « Blood Of The Elves » :
Chanson « Secrets Of The American Gods » :
Album The God Machine, sortie le 2 septembre 2022 via Nuclear Blast. Disponible à l’achat ici