En prenant la succession du sublime Urd sorti en 2012, ce dixième album de Borknagar, intitulé Winter Thrice, risque aux premiers abords de donner une sensation de redite. Une pochette à nouveau signée Marcelo Vasco avec laquelle on retrouve une esthétique similaire, la mythologie nordique et la nature toujours au centre des thématiques, un enregistrement à nouveau mixé et masterisé aux Fascination Street Studios de Jens Bogren pour un son plutôt chaud en tous points comparable, et cette avalanche vocale, initialement déclenchée par le retour, en 2010, de Simen Hestnæs alias ICS Vortex à la basse et au chant secondaire. Avec Winter Thrice, le terrain est familier, d’autant plus que le groupe profite de cet opus pour célébrer ses vingt années de carrière (des clins d’œil à ses œuvres passées sont disséminés dans les chansons et la pochette). Il n’est donc pas étonnant que l’héritage – si cher au guitariste-leader Øystein G. Brun – soit si présent, et que la patte mélodique et épique de Borknagar reste plus que jamais intacte.
Mais assez vite on comprend que la composante vocale, déjà particulièrement poussée sur Urd, a pris son assise et s’est développée, bien au-delà du duo que pouvait constituer Vintersorg (en tant que chanteur principal) et ICS Vortex. Ce dernier voit sa contribution vocale légèrement en recul (sans compter sa contribution à la basse, puisque par manque de temps, étant occupé avec Arcturus, c’est Simen Daniel Børven qui s’en est occupé) au profit du claviériste Lars A. Ledland alias Lazarus qui gagne en importance – au point de s’approprier de son timbre velouté l’intégralité de « Panorama », l’une des chansons les plus « catchy » du lot, malgré sa structure et ses parties, comme tout le reste, éminemment progressives. Le résultat, c’est l’équilibre d’un trio de voix qui se superposent, se répondent, s’entremêlent, se chassent… Jusqu’à ne plus tout à fait distinguer qui chante quoi dans un méli-mélo d’harmonies, opulentes mais jamais obèses. Un trio ? Un quatuor même ! C’est là, la grande surprise de l’opus : l’apparition du leader d’Ulver et premier chanteur de Borknagar, Kristoffer « Garm » Rygg, qui vient donner des cordes vocales sur « Winter Thrice » et « Terminus ». Sur la première, c’est après quelques beaux échanges entre Vintersorg, Nedland et Vortex que Garm entre subitement en scène, tel un roi, invitant tout le monde à se taire et écouter, éclaboussant la musique de sa grâce, dans une prestation aux acrobaties vocales à fleur de peau. On prend réellement la mesure de la progression du chanteur depuis son départ en 1997. Moins présent sur « Terminus », où il se fond au milieu de ses compères, il n’en fait pas moins preuve, tour à tour, de puissance et délicatesse. On se prend alors à rêver : et si, à l’avenir, Borknagar se payait le luxe de maintenir cette quatrième voix dans sa palette ?
Alors, si une certaine lassitude, de retrouver toujours les mêmes ambiances, mélodies et construction alambiquées qu’auparavant, pourra dans un premier temps se faire sentir, on ne peut que finir par se laisser emporter par la finesse de composition et des arrangements dont fait une nouvelle fois preuve Borknagar. Les chansons s’étirent, sans non plus trop s’étendre, dans des dédales qui invitent à la promenade, à se perdre sur des terrains tantôt confortables, tantôt escarpés, à admirer des panoramas riches et harmonieux, quoi que parfois un peu brumeux, toujours emprunt de cette mélancolie scandinave, où ici et là un son ou un phrasé étonnant viendra nous chatouiller l’oreille comme une légère brise. L’esthétique de Borknagar reste définitivement à part, notamment dans son éventail d’influences parfaitement assimilées, que ce soit le black metal – dans lequel il prend sa source mais avec lequel il a pris ses distances, malgré les blasts et vocaux extrêmes qui subsistent -, les musiques psychédéliques, le baroque et autre.
Urd et Winter Thrice ont beau être assez semblables dans leurs approches, là où le premier dévoilait un groupe qui se redécouvrait et reprenait conscience de son potentiel, le second montre un groupe qui, au contraire, n’a peut-être que trop conscience de lui-même. L’euphorie et le vertige face à un horizon vaste et plein de promesses, mais qui invitait également à la prudence pour ne pas s’égarer, laissent finalement place à une certaine assurance. Borknagar ose s’aventurer à la limite de l’excès – excès vocal, excès de sophistication, excès d’émotion -, sans toutefois la franchir, le cadre étant toujours très maîtrisé. Reste que Winter Thrice est un album qui ne se laisse pas facilement digéré, si ce n’est pour un « Noctilucent » assez simple, posé et songeur qui fait office de respiration avant la copieuse pièce finale et sa dernière minute cathartique. Si excès il y a, il n’est en tout cas pas dans le jeu des musiciens, toujours approprié (on peut notamment mentionner la performance remarquablement juste du batteur Baard Kolstad, dont c’est ici la première oeuvre avec Borknagar). Et la composante nostalgique dans laquelle baigne l’opus, inévitable et même nécessaire dans les moments de célébration, permettra à l’auditeur averti de rapidement goûter au banquet. Pour les autres, il faudra sans doute faire un petit effort supplémentaire. En tout cas, la cérémonie n’en est pas moins grandiose.
Le clip vidéo de la chanson « Winter Thrice » :
La chanson « The Rhymes Of The Mountain » en écoute :
Album Winter Thrice, sortie le 22 janvier 2016 via Century Media Records.