Même plus besoin pour les groupes comme Cattle Decapitation d’imaginer un monde dépérissant, où le chaos, grandement aidé par la main de l’homme elle-même, a su infiltrer la moindre lézarde : entre le dérèglement climatique, les conflits qui pullulent et la tension qui grimpe à vue d’œil, le présent n’est plus si reluisant. Une apocalypse au ralenti, où chacun a le loisir de se débattre avant de réaliser qu’il « fait partie du problème », comme le confie le chanteur Travis Ryan. Après deux décennies et demie de carrière, Cattle Decapitation, non content de s’être fait un nom dans la durée avec une salve d’albums plutôt bien reçus, n’entend pas se reposer. Le groupe ne cherche pas refuge dans le nihilisme – Terrasite ne serait d’ailleurs peut-être pas né dans le cas contraire. Pas question non plus de brandir l’arme de culpabilisation à outrance : mettre tout un chacun face à la réalité offre souvent davantage de perspectives. Le pessimisme de cet album reste néanmoins assez appuyé, et pourrait même passer pour l’un des garants de la patte sonore de la formation.
La volonté de Cattle Decapitation était de faire se dérouler Terrasite « à la lumière du jour », rendant l’horreur encore plus saisissante. À ce titre, il s’agit d’un « virage à cent quatre-vingts degrés » par rapport à Death Atlas – une forme de renaissance, selon les dires du frontman. Terrasite élabore tout de même sur des éléments de son grand frère : une disposition plus ambiante, avec des textures prononcées. Les effets continuent ainsi de déferler en avalanches sur les guitares, consolidant les aspirations épiques et brisant les routines. L’album se nourrit de la colère, du ressentiment bien sûr, mais aussi de traits plus personnels tels que la détresse, l’anxiété, sans oublier les sentiments dépressifs qui peuvent en émerger. Ce sombre melting-pot permet aux membres de construire des dynamiques diverses, et les impacts émotionnels suivent comme il se doit. L’introduction de Terrasite, très évocatrice, quasi visuelle, voit l’humanité s’extirper à grand-peine d’une caverne, et découvrir la désolation environnante. Tétanisé un instant, cet être déjà bien mal en point sera bientôt pourfendu par moult émotions intenses. Des émotions dont le chanteur se fait le véhicule principal. Death-grind oblige, les éruptions de Travis sont généralement menaçantes, avec quelques superpositions bien senties pour en gonfler le volume par endroits (au cas où certains ne trouveraient pas le résultat suffisamment monstrueux). À l’inverse, son growl est parfois adouci et plus intelligible ; il en arrive même, sur « Scourge Of The Offspring », à évoquer le thrash. Une de ses approches fétiches est une forme de martèlement, comme un équivalent vocal d’un bon vieux blast (« We Eat Our Young »).
Style extrême ou non, « mélodie » n’est pas un blasphème pour le Cattle Decapitation moderne. Parfois joueuses, mais toujours un brin dérangées, elles invitent un chant pseudo-clair à se joindre à elles – cette fameuse mixture de râles aigus et d’effets façon vocoder, dont le groupe garde jalousement la recette. Ces passages peuvent être perçus comme compatissants, le narrateur étant embourbé dans la même fange que nous ; ils en deviennent occasionnellement émouvants (« Solastalgia »). Une voix claire pur jus fait même son apparition à une poignée de reprises, comme sur « The Insignificants », avec une rengaine sinistre qui rampe sous nos pieds. D’autres lignes de chant, se mêlant aux synthétiseurs, lorgnent vers du Mesarthim. La responsabilité des claviers, à ce propos, revient sur cet opus à Tony Parker (non, pas celui auquel vous pensez), unique membre actuel de Midnight Odyssey, dont l’univers black ambiant est relativement éloigné de Cattle Decapitation. Autre garde-fou pour éviter que tout ne tourne qu’à la foire à la brutalité : des solos bien sentis, sans fioritures (« Terrasitic Adaptation »). De l’autre côté du spectre guitaristique, des riffs saccadés, en apparence simplistes, offrent de longs mosh aux propensions hypnotiques (« A Photic Doom »).
Enfin, Terrasite porte, presque paradoxalement, la marque de l’humanité des membres. En pleine conception, et en l’espace de deux semaines, le groupe a en effet appris le suicide de deux amis : le cofondateur Gabe Serbian (quatre ans à la guitare) et le chanteur Trevor Strnad (The Black Dahlia Murder). La piste finale, « Just Another Body » (plus de dix minutes, bien loin des débuts gore grind du groupe), porte les stigmates de ces tragédies. On y trouve un chant clair à la Paradise Lost qui, étonnamment, est ici comme chez lui, et qui pleure comme il se doit la perte, non seulement de ces acolytes, mais aussi de ce « paradis perdu », cette Terre qui ne se remettra peut-être jamais de notre passage parasitique. S’il peut sembler contradictoire, pour un groupe aussi conscient de notre propre déchéance, de continuer à avancer, produire et progresser quoi qu’il en coûte, les faits sont là : sans s’aliéner les amateurs de Death Atlas ou de The Anthropocene Extinction, Cattle Decapitation varie les ambiances et ne lésine pas, négociant quelques bifurcations sans sortir de son cadre de prédilection.
Clip vidéo de la chanson « We Eat Our Young » :
Album Terrasite, sortie le 12 mai 2023 via Metal Blade Records. Disponible à l’achat ici