Voilà une interview véritablement captivante que nous ne saurons trop conseiller à tous, même aux réfractaires à l’esthétique bien particulière et parfois difficile de The Dillinger Escape Plan.
Pouvoir décortiquer la psychologie créatrice de musiciens fous tels ceux qui composent The Dillinger Escape Plan est une véritable aubaine pour le mélomane. Fou, le mot n’est pas trop fort puisque de folie il est question lorsque le chanteur Greg Puciato nous dévoile et explique ses obsessions en tant qu’artiste, à lui, au guitariste Ben Weinman et au producteur Steve Evetts. Des obsessions à s’arracher les cheveux et dont le résultat se trouve dans One Of Us Is The Killer, un album frais, intense, dynamique et libre. Et ce que nous décrit Puciato, lorsqu’il parle du processus – l’épreuve, devrait-on dire – de création, est stupéfiant. Instinctivement nous avons pensé au réalisateur Stanley Kubrick qui a su injecter la démence, la vraie, l’authentique, dans les yeux de l’acteur Jack Nicholson. Kubrick, un nom qui vraisemblablement, vous verrez, résonne de manière particulièrement profonde aux oreilles de Puciato.
Intéressante est également sa vision de la performance scénique, très ancrée dans l’instant et la spontanéité la plus pure. On se souvient tous de cette vidéo impressionnante où le frontman se met sans crier gare à courir sur les têtes de l’audience. Tout comme son approche incontrôlée du chant hurlé – un concept que, pourtant, lui-même juge comme étant la chose la plus étrange en musique. Tout ceci nous a également rappelé un autre groupe de fous furieux : Converge, que le chanteur considère comme le groupe frère de The Dillinger Escape Plan.
On en parle ci-après avec un Greg Puciato très loquace dans l’entretien fleuve qui suit.
« Nous avons bien conscience de repousser les gens avec une main tout en les attirant vers nous avec l’autre main. »
Radio Metal : A l’époque où Option Paralysis est sorti, tu avais affirmé que vous aviez essayé de le rendre plus cohérent que Ire Works, qui lui paraissait un peu décousu selon toi. Pour ça, vous aviez mélangé les différents éléments au sein des chansons plutôt que de les séparer de chanson en chanson. Quel était donc le défi cette fois-ci avec One Of Us Is The Killer ?
Greg Puciato (chant) : Je crois qu’on a atteint la liberté artistique que nous voulions avec Option Paralysis. C’était, en quelque sorte, la dernière étape pour nous. Ce que nous avons commencé avec Miss Machine, nous l’avons mené à son terme avec Option Paralysis. Avec Miss Machine nous avons ajouté des éléments mélodiques et, comme tu l’as dit, c’était très compartimenté. Par exemple, nous avions une chanson comme « Panasonic Youth » et une autre comme « Retrofied ». Avec Ire Works, nous avons poursuivi dans cette voie mais en ajoutant d’autres expérimentations et nous avons obtenu une chanson comme « Fix Your Face » et une autre comme « Black Bubblegum ». Nous avions davantage de chansons électroniques, d’autres influencées par la musique latine, des chansons plus typées jam-session aussi… Nous apportions encore plus d’éléments, mais nous étions toujours en train de compartimenter. Avec Option Paralysis, nous avons appris à fusionner les éléments. Je pense que « Farewell Mona Lisa » en est le parfait exemple. Avec ce nouvel album, je pense que c’est la première fois que nous avons abordé le processus en ayant une pleine confiance en nos compétences individuelles et nos capacités en tant que groupe. Nous savions que nous étions capables de faire tout ce que nous voulions. Au lieu d’essayer de prouver quoi que ce soit à quiconque, nous avons abordé ça de manière totalement relax et avons simplement pris ce qui est venu. Il n’y a aucune intention cachée derrière cet album, si ce n’est d’être totalement honnêtes avec nous-mêmes et ne pas sur-réfléchir. Nous avons obtenu un lot de chansons qui n’ont pas du tout été forcées, ce qui a fait un bien fou.
Fin 2012, Ben Weinman a annoncé que l’album serait « très punk et hardcore dans ses influences », mais une déclaration a suivi, disant qu’il s’agissait de désinformation : l’album serait en réalité de « l’ambiant progressif mélangé à du bruit ». On comprend bien que le groupe jouait avec les auditeurs et essayait de brouiller les pistes, mais dirais-tu que ce côté confus ou déroutant est, en réalité, l’une des caractéristiques de votre musique ?
Absolument, ouais ! Nous n’aimons vraiment pas être prévisibles. Nous n’aimons pas qu’on nous dise ce que nous devons faire. Nous pensons qu’il est très important pour nous de maintenir la liberté et le contrôle créatifs, et ça peut parfois signifier envoyer les gens sur une route cahoteuse. C’est nécessaire. Nous avons bien conscience de repousser les gens avec une main tout en les attirant vers nous avec l’autre main. Avec une chanson telle que « One Of Us Is The Killer », beaucoup de gens sont susceptibles d’entrer dans notre monde et voudront voir ce qu’il s’y passe, mais dès qu’ils entendront une chanson telle que « Prancer », ils diront : « Merde, je ne peux pas écouter ça, je dégage d’ici ! » Je suis parfaitement conscient que s’il y a une centaine de personnes qui découvrent notre groupe, il est probable que seules quinze d’entre elles resteront réellement et seront capables de tout écouter. Mais ce n’est pas un problème, tu sais ! Je préfère être dans un groupe qui fait tout ce qu’il veut et maintient son autonomie et sa liberté créative que dans un groupe qui doit céder à son public.
Il y a toujours une signification intéressante derrière les titres de Dillinger Escape Plan. Est-ce que One Of Us Is The Killer (NDLR : « L’Un De Nous Est Le Meurtrier » en français) signifie que chaque être humain est potentiellement un meurtrier ?
Ça parle du fait que nous avons tous la capacité d’être la même chose. Si tu juges quelqu’un pour une raison, dis-toi que tu as également en toi la capacité de faire resurgir ce que tu lui reproches. D’un point de vu génétique, nous sommes la même espèce, tu ne peux donc pas condamner quelqu’un de manière trop radicale car tu as également la capacité d’être cette personne. Mais ce n’est pas la conclusion principale. Le titre « One Of Us Is The Killer » parle du fait d’être accepté et la compréhension de ton propre rôle dans une relation destructrice. Dans n’importe quel type de relation, les gens ont toujours tendance à accuser l’autre personne des circonstances qui mènent à la destruction de cette relation. Que ce soit avec un ami ou un membre de ton groupe de musique, une femme ou une petite amie ou quoi que ce soit, il y a de grandes chances pour que tu penses que la détérioration de cette relation soit la faute de l’autre. Mais si tu t’extraies de cette situation, tu réaliseras : « Attends une minute, je suis autant en faute. Nous sommes en fait tous les deux en train de contribuer à la situation. » On passe tout notre temps à essayer de gagner des batailles individuelles. On s’engage dans des disputes stupides et on se dit : « Merde, je dois gagner ça ! » Ça, c’est de la connerie d’ego. C’est simplement toi-même qui essaie d’apaiser ton propre ego. Alors tu finis par arriver au stade où tu as gagné toutes ces petites batailles mais, au cours du processus, tu as aussi détruit la relation que tu entretenais. En réalité, le titre est au sujet de Ben et moi. Notre relation s’est détériorée à partir du moment où nous avons commencé à tourner pour Option Paralysis, jusqu’au moment où nous avons commencé à écrire pour cet album. Nous ne comprenions pas comment nous y étions arrivés dans cette situation et je crois que nous nous accusions mutuellement d’en être arrivés là. A la seconde où nous nous sommes rendus compte que nous étions tous deux responsables et où nous avons cherché à nous corriger nous-mêmes plutôt que d’essayer de changer l’autre, la relation s’est instantanément guérie.
« Lorsque tu en arrives au stade où tu commences à craquer, lorsque tu es sur le point de t’asseoir dans un coin et de te tirer les cheveux, c’est là où tu te décoinces et que des supers trucs commencent à sortir de toi. »
Tu as déclaré à propos du producteur Steve Evetts : « Il n’y a pas d’autre groupe qu’il ait enregistré qui requiert un tel niveau d’attention du détail. Nous prenons beaucoup plus de temps pour faire une chose que la plupart des groupes pour en faire dix. » Combien de temps vous faut-il pour écrire une chanson ?
Écrire peut prendre beaucoup de temps ou très peu de temps. Certaines chansons ont pris une heure et d’autres un mois. Les paroles et les mélodies de « One Of Us Is The Killer » ont été écrites simultanément et cela a pris à peu près quarante-cinq minutes. D’autres chansons ont été remaniées, retravaillées et modifiées jusqu’à la dernière seconde avant d’être enregistrées. Ce dont je parlais était plus à propos de ce qui se passe en studio. Lorsque tu es dans un studio et que tu as la possibilité d’y rester pour un long moment, tu développes vraiment une obsession. Dans la vie, il n’y a absolument rien de comparable au fait d’être obsédé pendant des mois et des mois sans discontinuité par quarante minutes de musique. Tu commences réellement à devenir fou. Lorsque tu écoutes une chanson et tu as la possibilité d’isoler les parties de guitare et les pistes une par une, tu commences à devenir obsédé. Ben et moi sommes perfectionnistes et avoir les moyens de faire ceci est génial, mais dans le même temps, c’est aussi une malédiction. Nous sortons un album tous les trois ans, donc nous avons compris qu’il ne fallait pas simplement regarder en surface. Nous avons besoin de regarder les choses avec une loupe qui grossit quatre fois. C’est ce que nous faisons et ensuite nous nous disons : « Non, en fait on a besoin d’une loupe qui grossit huit fois. » Et ça continue jusqu’à ce que nous en soyons à regarder à travers une loupe qui grossit soixante-quatre fois, jusqu’à ce que quelqu’un mette le holà et dise : « Eh, c’en est assez, c’est fini ! » Nous faisons ça avec chaque putain d’étape dans le processus. Nous avons commencé à enregistrer le 6 novembre, nous devions avoir fini le 15 décembre et, en fin de compte, nous avons fini le 2 mars ! (Rires) Nous avions six semaines réservées et nous avons fini avec trois putains de mois. Voilà un signe démontrant à quel point nous sommes devenus absurdement perfectionnistes.
Même si vous êtes extrêmement méticuleux en studio, après que l’album soit sorti, écoutes-tu parfois la musique en te disant que ce n’était pas si important ?
Non ! (Rires) C’est extrêmement important que ce soit ainsi. Jusqu’à la fin nous avons procédé ainsi avec Steve. Nous l’avons forcé à mixer « Prancer » quelque chose comme vingt-cinq fois et lui avons envoyé une infinité de révisions : « La fréquence à 300Mhz doit être relevée d’un décibel ; la grosse caisse doit être relevée d’un décibel ; le chant est trop fort… » Nous faisons cela seulement une fois tous les trois ans, donc qui en a à foutre de seulement quelques mois ? Lorsque j’écouterai cet album dans dix ou vingt ans, je ne veux pas me dire que nous avons dépensé trop d’argent parce que nous avons pris trop de temps. Je veux me dire : « Ceci est le meilleur résultat que nous pouvions obtenir d’un bout à l’autre du processus. » Comme je l’ai dit, ce n’est pas tant une question de réaliser huit millions de prises. Nous ne sommes pas là pour faire ça car autrement on perd en âme. C’est plus une question d’obtenir pour chaque élément un son idéal et faire en sorte que tout sonne de la manière désirée. Ça, ça implique énormément de choses et puis, au bout d’un moment, tes oreilles commencent à déconner. C’est l’autre problème : plus longtemps tu écoutes quelque chose, plus tes oreilles se mettent à déformer la façon dont les choses sonnent en réalité. Cette fois-ci cela a pris bien trop de temps ! Je ne sais pas comment nous pourrions faire pour ne pas prendre autant de temps la prochaine fois mais ceci représente en quelque sorte la limite. Putain, il n’y a pas moyen que nous refassions ça ainsi, c’était de la folie. Nous étions prêts à nous entretuer et nous tirer nous-mêmes une balle dans la tête à la fin.
As-tu vu le film Shining de Stanley Kubrick ?
Est-ce que tu es sérieux là tout de suite ? J’ai parlé de ce film cinq putain de fois aujourd’hui !
Il y a une scène dans ce film où Jack Nicholson ouvre une porte et le spectateur voit son horrible visage. J’ai lu que Stanley Kubrick l’avait poussé à refaire cette scène quelque chose comme quarante fois sans même lui dire pourquoi !
Tu me files littéralement la chair de poule là, car j’ai passé une interview entière à parler de Stanley Kubrick il y a à peu près deux heures. Ça me fait flipper que tu me parles de ça, car Stanley Kubrick est l’une de mes plus grandes inspirations en tant qu’artiste à cause du niveau d’intensité et de détail qu’il met dans ses films. C’est un type qui a été littéralement obsédé par chacun des films qu’il faisait, au point que les gens extérieurs pensaient qu’il était fou. Artistiquement, je trouve ça vraiment admirable. Ça peut être destructeur en tant qu’homme, mais c’est ainsi. Le fait même que tu amènes ce sujet me fout les jetons !
En fait, dès que tu as commencé à expliquer à quel point vous passiez du temps sur chaque détail, j’ai immédiatement pensé à cette anecdote. Il a demandé à Jack Nicholson de faire cette prise d’innombrables fois sans lui dire pourquoi, juste pour qu’il paraisse vraiment fou et hors de lui et pour pouvoir capturer ça dans le film. Te reconnais-tu dans cette manière de faire ?
Ouais, je pense qu’il y a clairement un peu de ça. Si tu passes assez de temps à te focaliser sur quelque chose et à en être obsédé, tu développes une folie temporaire. Et je crois qu’une fois que tu as atteint ce stade, tu deviens vraiment à fleur de peau d’un point de vue créatif et tu obtiens d’autant plus de toi-même. Comment peux-tu enregistrer une musique démente avec un état d’esprit aseptisé ? Lorsque tu entres dans un studio d’enregistrement, tout est très clinique. Tu te retrouves dans une cabine, il y a un microphone, c’est un peu comme être chez le médecin ou quelque chose dans le genre. Ce n’est pas comme être sur scène. Tu dois être parfaitement immobile ou sinon le microphone capte du bruit, même si tu bouges uniquement ton putain de bras. Tu dois te faire à ça et le seul moyen d’y arriver est de te pousser toi-même au point de démence. C’est aussi en quelque sorte le boulot de Steve Evetts, notre producteur, tout particulièrement avec moi en tant que chanteur. S’il y a une partie qui a particulièrement besoin de paraître désaxée, il me fera faire la chose cinquante fois d’affilée. Il n’y a aucun problème avec les prises ; la première était bonne, on aurait pu la garder, tout comme la seconde, la troisième et la quatrième. Mais lorsque tu en arrives au stade où tu commences à craquer, lorsque tu es sur le point de t’asseoir dans un coin et de te tirer les cheveux, c’est là où tu te décoinces et que des supers trucs commencent à sortir de toi.
« Le fait que le cri soit devenu une manière de chanter est vraiment étrange. […] Lorsque quelqu’un te crie dessus, c’est putain de dément ! Personne ne te crie jamais vraiment dessus dans la vraie vie, c’est de la folie. Si ça t’arrive, tu dis : « Wow, mec, calme-toi ! » »
As-tu jamais pensé à travailler avec un producteur comme Ross Robinson ? Il est connu pour pousser à bout les musiciens avec lesquels il travaille pour obtenir la folie dont il a besoin pour produire leurs albums.
Tu sais quoi ? Je n’y ai jamais pensé car je n’aime pas la façon dont ses albums sonnent. Ross Robinson est pote avec Steve Evetts, ils sont donc très proches. Ils passent beaucoup de temps ensemble et Steve s’est occupé de la partie technique de beaucoup d’albums de Ross. Il me semble donc qu’un grand nombre de tactiques utilisées par Steve ont été empruntées à Ross. Mais j’aime vraiment la manière dont l’oreille de Steve fonctionne. Il a une oreille totalement folle, une sorte de don génétique pour les détails. C’est quelque chose que Ben et moi n’avons pas, nous sommes sourds comme des pots ! Nous avons joué sur scène pendant douze ans, donc notre audition n’est probablement pas très précise. Steve à une ouïe équivalente à la vision d’un aigle, j’imagine que ça aide.
As-tu déjà eu des producteurs qui ont fini par être irrités ou qui ont perdu patience parce que vous étiez trop méticuleux ?
Oh ouais ! Steve a failli claquer la porte une dizaine de fois ! Il était tout près de se tirer une balle, mec ! Il nous passe à tabac et ensuite c’est nous qui le passons à tabac. Lorsque l’enregistrement est terminé, il sait que c’est là où il va avoir le retour de bâton de tout ce qu’il nous a fait subir. Nous le poussons à mixer jusqu’au bord de l’épuisement absolu. Mais nous nous connaissons depuis longtemps et nous nous faisons confiance. Si Steve me dit que je dois refaire quelque chose, je ne discute pas, car il est objectif. C’est difficile de laisser faire et laisser quelqu’un te critiquer. Ça marche aussi dans l’autre sens : il réalise un mix et il pense qu’il s’agît du meilleur mix qu’il ait jamais fait, et ensuite je l’écoute et lui dis : « Na, tu peux faire mieux ! » Et il me répond : « Mais j’ai passé deux jours à travailler sur ce mix ! » Et je lui rétorque : « Tu sais quoi ? Il faut que tu recommences de zéro, ce n’est pas assez bon. » Et il le refait et le résultat est toujours meilleur. Puis, à nouveau, nous lui disons que ce n’est pas assez bien, il le refait et c’est encore meilleur. Chaque fois que nous faisons un album, je deviens un meilleur chanteur, Ben un meilleur guitariste et Steve un meilleur producteur. Penses-tu que Steve traiterait de la même façon un groupe avec lequel il n’a jamais travaillé ? Et si un producteur avec lequel je n’ai jamais travaillé auparavant me dit de refaire quelque chose cinquante fois, je lui dirais d’aller se faire foutre. J’ai besoin du respect créatif que nous avons tous développé les uns pour les autres.
Penses-tu qu’il soit possible qu’il en ait fini de travailler avec vous, car il ne pourrait pas subir ça une fois de plus ?
Nous sommes de très bons amis et nous vivons près l’un de l’autre, donc nous trainons beaucoup ensemble en dehors du studio. Je pense que ça aide à maintenir notre relation positive. Si les seuls souvenirs qu’il avait étaient ceux de la confection des albums de Dillinger, il ne voudrait plus jamais nous parler ! Nos albums ne sont pas marrants à faire. Lorsque nous en avions terminé avec cet album, je crois que Ben et moi nous disions : « Je ne veux plus jamais entendre cet album, je ne veux plus jamais partir en tournée, je ne veux plus jamais entendre ces putains de chansons, plus jamais ! » Ça dure pendant quelques semaines et ensuite tu réécoutes, chacun s’appelle et se complimente : « Eh mec, c’est pas de la merde, tu as fait du bon boulot ! » Mais au moment où tu arrives effectivement à la fin de l’enregistrement, tu ne veux plus jamais prononcer les mots « Dillinger Escape Plan » !
Comment peux-tu identifier le moment où tu dois arrêter ? Il est facile de perdre son objectivité en travaillant autant. Maintenant que l’album est prêt à sortir, y a-t-il un doute qui persiste dans ton esprit, quelque chose qui te ferait dire que le résultat aurait pu être meilleur ?
Non. Je crois qu’après un certain temps, tu apprends simplement où se situe la limite. Par exemple, il y a des choses sur Miss Machine pour lesquelles, lorsque je les réécoute, j’en viens à vraiment souhaiter qu’on puisse les refaire. Il y en a un peu moins sur Ire Works et je suis presque à 100% content d’Option Paralysis. Pour cet album, je suis vraiment très près d’en être 100% heureux. Avec le temps, nous apprenons à savoir quand aller plus loin et quand il faut dire que c’en est assez. Parfois nous finissons les guitares en une heure et c’est parfait. Parfois nous faisons une prise de chant et la première est la bonne. Il y a d’autres moments où cela nous prend trois jours pour avoir les guitares comme il faut ou nous faisons littéralement soixante-dix prises de chant et la soixante-dixième est celle que nous conservons. C’est vraiment une question d’intuition à ce niveau. Nous avons enregistré cinq albums ensemble et nous savons ce qui correct et ce qui ne l’est pas. C’est difficile de mettre le doigt dessus, c’est de l’intuition, pas de la science.
Mais perdez-vous votre objectivité ?
La chose importante qui se passe, c’est que nous faisons attention à ce qu’un de nous ne soit pas présent. Je ne suis généralement pas dans les parages lorsque Ben enregistre ses guitares, je viens juste brièvement. Donc, lorsqu’il enregistre ses guitares, je viens pour seulement une heure en fin de la journée. Ainsi, si j’écoute ce qu’ils ont fait, j’ai une oreille fraîche, et vice versa : si j’enregistre mon chant, nous sommes plus ou moins uniquement Steve et moi, et Ben entendra ce que nous avons fait peut-être un autre jour. Comme ceci, il peut faire des commentaires et il est assez facile d’être objectif. Lorsque Steve fait son mix, nous n’entrons pas dans la pièce. Nous attendons simplement qu’il ait fini son truc, ensuite il nous le montre et nous faisons les ajustements. En conséquence, nous faisons bien attention à ce que l’un de nous ait la tête vide lorsque les deux autres travaillent. C’est de cette manière que nous pouvons avoir une objectivité, tout du moins temporairement. Et la raison pour laquelle il est possible pour nous de faire ça, c’est parce que nous nous faisons complètement confiance les uns les autres. Si je fais quelque chose vocalement et Ben l’entend et dit : « Ça, ce devrait être plus comme ceci », je le suis car je sais que ses oreilles sont plus fraîches et objectives que les miennes et vice versa. Nous respectons nos opinions l’un et l’autre plus que nous respectons nos propres opinions, car nous nous rendons compte que nous ne pouvons pas être objectifs autrement.
« Je veux que les gens m’entendent crier, je veux qu’ils entendent l’intention qu’il y a derrière. Je ne veux pas qu’ils entendent ça comme un effet, je veux qu’ils se disent : « Oh putain de merde, il est furieux là, il est hors de lui ! » »
On peut entendre du saxophone sur “Hero Of The Soviet Union” et de la trompette sur “Paranoia Shields”. Comment en êtes-vous arrivés à utiliser ces instruments ?
C’est amusant parce qu’on ne se considère pas vraiment comme… Enfin, Ben ne se considère pas comme un guitariste et moi je ne me considère pas comme un simple chanteur. Je crois que nous faisons simplement le maximum lorsque nous écrivons des chansons et c’est pour cela que nous avons eu tant d’instrumentations différentes sur nos albums à travers les années. Nous avons eu du piano, nous avons eu de l’électronique, des genres de bidouillages, sur cet album nous avons des cuivres… Nous avons eu des cuivres sur Ire Works aussi. Nous pensons tout de manière très visuelle. Lorsque nous écrivons des chansons, nous ne nous limitons pas aux instruments que nous allons effectivement jouer sur scène. Nous nous demandons seulement ce qui sonnerait bien ici et nous ne nous inquiétons pas de savoir si oui ou non nous pourrons le faire. Nous pensons simplement : « Ce serait vraiment énorme là, ici, s’il y avait des putain de cuivres, au lieu d’une guitare ! » ou : « Cette partie me rappelle un lancement de navette spatiale », et donc nous trouvons un son de lancement de navette spatiale et l’incluons derrière la musique, dans le fond. Nous n’avons pas vraiment de limites dans notre manière de penser. Si nous entendons un glockenspiel ou un xylophone, nous l’incluons. Il n’y a pas vraiment de tergiversation à ce sujet.
En fait, le saxophone, la diversité et la folie des voix claires sur « Hero Of The Soviet Union » font penser au travail de John Zorn et Mike Patton. Peut-on voir ça d’une certaine manière comme un hommage à ces deux artistes ?
Pas de manière intentionnelle. Je suis clairement un fan de Naked City et The Boredoms et du travail de John Zorn avec Mike Patton et Yamatsuka Eye. C’est une musique avant-gardiste explosive qui part dans tous les sens. Ce n’était pas quelque chose de conscient. C’est simplement quelque chose qui nous a influencés à travers les années et je suppose que ça ressort. En fait, tu es la première personne à dire ça. Mais ouais, je suis certain que c’est là quelque part.
Il y a d’ailleurs quelques chansons qui rappellent Mr. Bungle, dans la manière dont ton chant varie, comme sur “Paranoia Shields” ou “Crossburner”. Est-ce que Mike Patton reste une inspiration pour toi en tant que chanteur et pour le reste du groupe ?
Je ne crois pas qu’il y ait eu un seul moment pendant que nous enregistrions où Mike Patton nous soit passé par la tête. Lorsque tu es plus jeune, j’ai le sentiment que tu es plus influencé par d’autres chanteurs. Mais je ne pense plus vraiment à d’autres chanteurs lorsque j’enregistre. J’essaie seulement de faire ce qui paraît bien et ne me préoccupe pas trop de savoir d’où vient l’influence. Je ne veux pas accidentellement imiter qui que ce soit. J’essaie de ne penser à aucun autre chanteur. Mais il est certain que, en ce qui concerne l’approche, Mike Patton a été une énorme inspiration, car la manière dont il a mené sa trajectoire créative a toujours été d’une totale liberté artistique. Des gens comme lui, ou Radiohead, ont fait tout ce qu’ils voulaient et n’ont jamais réfléchi aux répercussions commerciales. C’est, en toute honnêteté, d’où provient la majeure partie de l’inspiration, pas tant musicalement ou stylistiquement.
Il s’agît là d’un album plutôt violent et, en même temps, très varié. On dirait vraiment que depuis que vous avez commencé à inclure des éléments mélodiques, et même presque pop, dans votre musique, vous avez essayé de trouver la balance parfaite entre la violence et l’accroche. Est-ce le cas ?
Tu sais, mec, nous ne réfléchissons pas lorsque nous écrivons. Il n’y a rien de prévu. Mais je vois bien ce que tu dis et je suis d’accord avec ça : plus nous allons dans une direction, plus nous allons également dans l’autre. Plus c’est mélodique et meilleurs nous devenons pour concocter des passages plus calmes et délicats, plus d’autres parties deviennent, elles, agressives et violentes. Ça doit sûrement être une sorte d’effet d’équilibre naturel. Nous ne faisons pas ça de manière délibérée, il n’y a jamais de décision consciente de faire les choses ainsi. Je ne sais pas, il doit y avoir une sorte d’auto-correction sans que nous nous en rendions compte. Ce n’est clairement pas intentionnel.
Même s’il y a des passages mélodiques, l’album reste très violent. Penses-tu que la violence est mise en valeur par la mélodie et que la meilleure manière de faire une musique violente c’est de l’entourer de passages mélodiques ? Penses-tu que la dynamique est la clef ?
Ouais, je le pense clairement. Je pense que la dynamique est extrêmement importante. Si tu commences à dix et reste à dix, les gens seront insensibilisés. Je pense que l’insensibilisation est un véritable problème. Si tu commences à dix et tu y restes trop longtemps, lorsque tu descends, ça paraîtra décevant. Et tu n’a pas vraiment d’autres manière d’être plus extrême encore, donc en faisant ça tu t’es en quelque sorte baisé toi-même. Mais si tu commences à dix, puis renvoies d’un seul coup les gens à trois, alors tu peux aller où tu veux entre les deux. C’est la raison pour laquelle nous avons balancé « One Of Us Is The Killer » si tôt dans l’album. A partir de là tu peux t’amuser entre trois et neuf pour tout le reste de l’album. Si tu commence trop haut et restes trop haut, tu te mets dans le pétrin ; idem si tu commences trop bas et reste trop bas. Trainer dans le milieu n’est pas très intéressant, donc je crois qu’il faut vraiment essayer d’aller aussi loin que possible dans les deux directions, de manière à maintenir l’attention des gens. Et puis nous nous ennuyons rapidement. A chaque fois que nous faisons une chanson vraiment agressive, nous écrivons presque systématiquement une autre plus mélodique après, simplement en réaction.
« Il n’y a clairement rien de cool dans le fait de planifier de casser une guitare. Tu devrais le faire parce que tu es pris dans l’instant présent et que, putain, tu décides de l’éclater. »
Le groupe Converge a beaucoup en commun avec Dillinger Escape Plan, que ce soit leur intensité et la manière dont ils cassent parfois leur violence avec des passages plus mid-tempo et atmosphériques. Que penses-tu de ce groupe ?
J’ai le sentiment que Converge est le groupe sur cette planète qui a été… Ils sont comme un groupe frère. Nous nous sommes développés depuis la même scène à la même époque, vers la fin des années 90, début des années 2000. Nous venions tous les deux du même endroit, pour ainsi dire, la scène metal hardcore. Nous nous sommes toujours retrouvés à jouer juste avant ou juste après l’autre pendant les festivals metal ou hardcore. On parle tout le temps de nous dans un même souffle. Je crois que nous avons développé une sorte de reconnaissance silencieuse mutuelle de nos trajectoires respectives, un peu comme si nous courrions en parallèle. Je pense que nous avons pris un tournant plus expérimental qu’eux. Ce n’est pas pour le mieux ou le pire, c’est juste ainsi. Je trouve qu’ils ont maintenu une férocité constante à travers leur carrière. C’est l’un des rares groupes que je respecte de manière absolue comme un de nos pairs, que ce soit par rapport à d’où ils viennent, où ils vont ou leur intégrité artistique. Je n’ai vraiment rien de mauvais à dire a leur sujet. C’est l’un des rares groupes que je peux écouter et que j’apprécie.
Un ami à moi qui adore votre musique m’a dit que ce qu’il aime dans ta façon de chanter, c’est que tu ne contrôles pas complètement tes cris. L’opposé de ça serait tous ces groupes de death metal qui revendiquent leur technique. Es-tu d’accord avec ça ?
Ouais, je ne suis absolument pas prudent ! Je suis le chanteur le plus bruyant que tu entendras dans la cabine de chant ! Il n’y a aucune technique impliquée ou quoi que ce soit. Je ne peux pas rester assis et crier. Je ne peux pas crier calmement. Je n’ai jamais crié sans tenir de microphone. Je ne me suis jamais entraîné et je ne veux pas aller dans ces ateliers où tu apprends à crier. Je trouve que c’est horrible, mec. Ce n’est pas comme activer une pédale de distorsion : je ne fais pas ça comme si c’était un effet, je crie parce que je veux que les gens ressentent les émotions avec lesquelles j’essaie de les frapper. Lorsque tu cries, tu ne pense même pas à ce que tu fais. De toute manière, le fait que le cri soit devenu une manière de chanter est vraiment étrange. C’est même la chose la plus étrange qui soit, ne serait-ce que le fait que le cri existe en musique car, dans la vie, le cri est la chose la plus intense que tu puisses faire avec ta voix. Lorsque quelqu’un te crie dessus, c’est putain de dément ! Personne ne te crie jamais vraiment dessus dans la vraie vie, c’est de la folie. Si ça t’arrive, tu dis : « Wow, mec, calme-toi ! » Je veux que les gens m’entendent crier, je veux qu’ils entendent l’intention qu’il y a derrière. Je ne veux pas qu’ils entendent ça comme un effet, je veux qu’ils se disent : « Oh putain de merde, il est furieux là, il est hors de lui ! » Et c’est d’ailleurs le cas lorsque j’enregistre. J’ai toujours pensé qu’il était étrange d’essayer de contrôler son cri. C’est la chose la plus étrange au monde. Je veux dire, le fait de contrôler son chant est une chose, mais la nature même du cri signifie que cela devrait être aussi détraqué que possible.
Il y a une vidéo sur internet qui est devenue très populaire où tu cours, littéralement, quelques secondes au dessus de l’audience. C’est très impressionnant. N’as-tu jamais pensé en faire un jeu scénique récurrent ?
Tu sais, c’est marrant, car parfois… YouTube est très intéressant, car tu immortalises des choses que tu n’imaginais pas vraiment faire. Tu dépenses tout cet argent pour faire des clips vidéos et ensuite quelqu’un réalise une vidéo d’un certain moment avec son téléphone qui finit par obtenir plus de vues que le clip dans lequel tu as balancé des millions de dollars. C’est marrant parce que parfois des gens viennent me voir avant que nous jouions et ils me demandent : « Tu vois, cette vidéo où tu cours sur les gens ? Est-ce que tu le feras ce soir ?! » (Rires) Et je lui réponds : « Je n’en ai pas la moindre idée mec ! Je n’y pense jamais ! Et maintenant que tu me rappelles ça, je ne vais sûrement pas le faire ! » Tout ce que tu peux faire lorsque tu joues, c’est de ne pas y penser. Si tu ne réfléchis pas, tu peux être dans le moment et c’est ce qui rend les choses excitantes. Si j’entre en scène et que je pense à faire quelque chose, alors je ne le fais pas, simplement par principe, car je sais au fond de moi que ce n’était pas pur. C’est comme le fait de planifier de casser une guitare : il n’y a clairement rien de cool dans le fait de planifier de casser une guitare. Tu devrais le faire parce que tu es pris dans l’instant présent et que, putain, tu décides de l’éclater. Pas parce que c’est une guitare pas chère que tu as achetée spécialement pour la chanson durant laquelle tu as prévu de la casser. Les gens deviennent tellement absorbés par l’aspect superficiel des choses, au lieu de l’intention qui se trouve derrière. C’est l’intention qui importe, pas l’acte superficiel.
Skin de Skunk Anansie le fait aussi, mais c’est moins violent que lorsque tu le fais !
Comme je t’ai dit, mec, je ne me souviens même pas l’avoir fait. Je ne savais pas que c’était arrivé jusqu’à ce que quelqu’un me montre la vidéo !
« Je préfère être dans un groupe qui fait tout ce qu’il veut et maintient son autonomie et sa liberté créative que dans un groupe qui doit céder à son audience. »
Jeff Tuttle a quitté le groupe pour poursuivre d’autres projets dans la musique et les films, mais le communiqué de presse mentionne que son futur avec le groupe est incertain, ce qui signifie qu’il n’est pas clos. As-tu le sentiment que cela pourrait être temporaire et qu’il pourrait revenir dans le groupe à un moment donné dans le futur ?
Ouais, tout est possible. James, le gars qui est avec nous maintenant, était avec nous en tournée pendant deux ans, de 2004 à 2006, et je n’ai jamais imaginé qu’il serait de retour dans le groupe. Jeff est parti de manière totalement amicale, il n’y a rien de négatif entre le groupe et Jeff. Donc la porte est clairement ouverte. D’ici un an, s’il venait à décider qu’il veut revenir, nous serons assurément ouverts à cette possibilité. Il n’y a pas de raison. Nous n’avons eu aucune querelle ou quoi que ce soit dans le genre.
Comme tu viens de le dire, votre nouveau guitariste, James Love, a déjà joué avec vous par le passé. Est-ce la raison pour laquelle vous l’avez choisi ? Était-ce parce que, dans la mesure où vous aviez déjà travaillé avec lui, vous saviez que vous pouviez lui faire confiance et qu’il comprendrait votre manière de travailler et de jouer ?
Ouais, c’est exactement pourquoi. Il est vraiment difficile de trouver quelqu’un capable de jouer ce type de musique, avec qui tu t’entends et tu peux te retrouver en tournée pour, grosso-modo, un an et demi d’affilée. Ça réduit vraiment la sélection à presque rien. Ça demanderait tellement de notre part, pas seulement de trouver cette personne, mais aussi de lui apprendre toutes les chansons. Le fait que James souhaitait revenir était parfait, car il connaissait déjà l’équivalent de trois albums. Nous savions qu’il pouvait gérer le fait d’être en tournée, nous savions que nous aimions trainer avec lui et nous savions qu’il était un bon guitariste qui apprendrait les chansons de lui-même. Nous n’avions que des ajustements minimes à faire. Il s’est très bien débrouillé pour apprendre les choses par lui-même, car il a déjà été entraîné, pour ainsi dire. Ça s’est fait de manière transparente. Nous avons joué un concert ensemble en novembre en Californie, juste pour prendre la température. Il n’y a pas eu un seul moment où j’ai regardé vers son côté de la scène en pensant : « Mais qu’est-ce que tu fais ? »
Interview réalisée par téléphone le 3 avril 2013 par Metal’O Phil
Questions de Spaceman et Metal’O Phil
Introduction de Spaceman
Retranscription par Saff’
Traduction par Spaceman
Site internet officiel de The Dillinger Escape Plan : www.dillingerescapeplan.org
Album One Of Us Is The Killer, sortie le 14 mai 2013 chez Sumerian Records / Party Smasher Inc.