A trente ans de carrière passée, Clutch poursuit tranquillement sa route, avec toujours ces quatre piliers que son Neil Fallon, Tim Sult, Dan Maines et Jean-Paul Gaster. Un line-up qui n’a pas changé depuis le début et semble inébranlable dans son équilibre. Ce n’est d’ailleurs pas une pandémie qui aura changé la donne. Au contraire, puisque celle-ci, en chamboulant leurs habitudes et en leur offrant du temps, leur a permis de retrouver une approche créative plus audacieuse, plus proche de celles de leurs débuts. En résulte Sunrise On Slaughter Beach, un treizième album dans lequel se côtoient des brûlots de hard-stoner énergique et groovy dans la pure tradition du groupe et des morceaux plus élaborés, ambiancés, comprenant quelques surprises.
Neal Fallon nous explique ci-après comment les circonstances ont en partie rebattu les cartes dans leur processus et, par un souci d’authenticité, influencé leur créativité. En outre, parmi de nombreux sujets, nous évoquons ensemble « la beauté de l’imperfection » ou encore l’humour comme mécanisme de défense face à certaines absurdités, à l’image des théories du complot qui prospèrent à notre ère du numérique, et comme ciment de toute relation, ainsi que la remarquable longévité du groupe.
« Ce que j’aime le plus quand on compose de la musique, c’est quand on ne sait pas ce qu’on est en train de faire jusqu’à ce que ce soit fait. »
Radio Metal : En 2020, en pleine pandémie, vous avez mis en place une série de live-stream baptisée Live From The Doom Saloon. Comment avez-vous eu l’idée de faire ça ? Était-ce à la fois pour que le groupe garde la tête hors de l’eau financièrement parlant et maintenir le lien avec les fans ?
Neil Fallon (chant) : Je crois que c’était en mars 2020 que nous avons compris que nous n’allions pas rester seulement deux semaines sans rien faire. Nous voyons tout un été de tournée s’évaporer. On nous a proposé de le faire via notre tourneur qui était en train de lancer une entreprise de streaming, mais nous avons voulu le faire nous-mêmes, juste pour nous occuper. C’était une bonne manière de rompre avec une période qui, autrement, aurait été vraiment ennuyeuse. Ça nous a un peu donné une excuse pour continuer à jouer de nos instruments et avoir un but. Je pense que ça s’est amélioré à chaque nouveau stream que nous faisions. Je veux dire que le premier a été fait juste avec mon ordinateur portable – l’image était correcte, mais le son était horrible. C’était important pour nous aussi pour deux raisons. D’abord, parce que nous savions que nos fans étaient dans la même situation et ça faisait vraiment plaisir de voir que des milliers et des milliers de gens avaient acheté des billets pour nous voir et avaient fait des plans pour se poser chez eux et regarder le concert. Financièrement parlant, c’était une grande aubaine. Nous étions fermement résolus à le faire en live. Ce n’était pas préenregistré. C’était un peu stressant, mais ça faisait que ça ressemblait plus à un vrai live. Nous avons dit aux gens que nous allions vendre un vinyle, donc on ne pouvait pas arrêter et recommencer si on faisait une erreur, il fallait s’en accommoder, et c’est un peu ça un vrai concert.
Comment êtes-vous parvenus à vous réunir dans une pièce pour faire ça à un moment où tout était question de distanciation sociale ?
Tous les quatre et nos familles, nous étions un peu dans le même état d’esprit. Nous ne sortions pas voir des concerts, nous portions toujours le masque et nous faisions ce qui, sur le plan pratique, avait du sens. Il n’y avait pas un seul d’entre nous qui était là : « Oh, je me fiche de la distanciation sociale. Je ne vais pas me faire vacciner. Je ne vais pas porter de masque. » Donc nous ne ressentions pas tellement de risque à nous réunir dans une pièce.
Penses-tu que le fait de vous plonger dans votre discographie et dans ces sessions Doom Saloon vous a inspirés, d’une façon ou d’une autre, pour votre nouvel album Sunrise On Slaughter Beach ?
Pas tellement. Tout au plus, ça nous a permis de continuer à pratiquer nos instruments. Si nous étions restés là à ne rien faire pendant deux ans, si je n’avais pas chanté ou joué de guitare, ou si Jean-Paul [Gaster] n’avait pas joué de batterie, ça aurait été plus dur. Les Doom Saloons, c’était principalement des chansons que tout le monde connaissait. Nous avons bien joué de vieilles chansons datant d’il y a vingt-cinq ans que nous n’avions pas jouées depuis longtemps, et qui ont peut-être rafraîchi notre mémoire et influencé le processus de composition, mais je n’en suis pas sûr. Après, je pense qu’il y a deux choses à dire à propos de ça. Quand nous avons commencé à parler de faire un nouvel album, je ne voulais pas que ce soit influencé par les deux dernières années. Ceci étant dit, je pense que l’album a fini par être l’un des plus sombres que nous ayons faits depuis un bon moment. Comme nous ne pouvions pas tourner, cet album a vraiment été une création studio, donc ça nous a permis d’essayer des choses que nous n’aurions pas essayées autrement, comme du vibraphone, du thérémine et des chœurs. Nous avons toujours été réticents à faire ça parce que c’est dur à reproduire en live. Mais ça a du bon aussi d’utiliser le studio comme un instrument, donc je pense qu’à certains égards, c’était probablement ce qui a eu le plus profond effet sur l’album, car nous ne pouvions pas d’abord tester ces chansons sur scène.
Tu as dit que tu ne voulais pas que cet album soit influencé par les deux dernières années, mais qu’au final c’est devenu l’un de vos albums les plus sombres. Justement, comment l’orientation musicale de ces chansons a-t-elle évolué au fil des sessions ?
Je crois que la toute première chanson que nous avons écrite était « We Strive For Excellence », qui est probablement la plus enjouée de tout l’album et je pense que notre intention initiale était de faire des chansons de ce genre, mais à mesure que les choses progressaient, musicalement et dans les paroles, ça s’est assombri et le tempo a peut-être ralenti. C’est parce qu’il faut écrire avec sincérité et, parfois, si on essaye de faire des choses préconçues, on peut se mettre tout seul dans une impasse. Donc même si je ne voulais pas que l’album soit lié à la pandémie, au confinement ou toutes ces conneries, malgré tout, je pense que la psychologie de ces deux années a eu une influence. Ton subconscient s’exprimera d’une façon ou d’une autre. Il faut écrire avec le cœur, pas avec la tête, je pense.
« Les fans ont un souvenir du moment où ils ont entendu une chanson et à quoi ressemblait leur vie, et ils veulent recréer cette expérience, mais c’est impossible à recréer, parce que le temps passe et on ne peut jamais revenir en arrière. Les musiciens ne sont pas des machines à remonter le temps. »
C’est un album très varié avec quelques nouveaux éléments et atmosphères. « Mountain Of Bone », « Mercy Brown », le psychédélique « Skeletons Of Mars » et le final bluesy « Jackhammer Our Names » sont des preuves de la belle créativité qui a eu lieu avec cet album. On dirait que le fait d’avoir plus de temps et moins de pression vous a permis de vous poser pour explorer votre son…
Oui, je pense. La plupart de nos tout premiers albums ont été écrits en studio et ensuite, nous les jouions en live. Des années plus tard, nous avons décidé de faire l’inverse, de les jouer d’abord en live et ensuite, d’aller en studio, ce qui a clairement ses mérites. Mais cette fois, c’était plus : « Ecoutons la chanson de façon à ce qu’elle puisse d’abord exister dans l’album », ce qui était un peu un retour à l’ancienne méthode de composition. Ce pourrait être risqué car, à l’ère du numérique, on peut faire toutes sortes de trucs de dingue qui sont pratiquement impossibles à reproduire en live sans avoir recours à des bandes préenregistrées, or nous ne voulions absolument pas faire ça. Mais c’est un bon exercice et c’est plutôt libérateur de dire : « Ok, faisons des choses bizarres », parce que pourquoi pas ?
Nous avons donc fait trois sessions de préproduction avec Tom Dalgety, qui a produit l’album. Il est venu aux Etats-Unis et travaillait sur trois albums en même temps : le nôtre, un album de The Cult et un album des Pixies. Il sautait de l’un à l’autre, les Pixies étant à la Nouvelle-Angleterre, nous dans le Maryland et The Cult à Los Angeles. Nous jouions des chansons, nous les arrangions et il faisait des suggestions. Nous nous sommes beaucoup améliorés quand il s’agit de travailler avec un producteur. Au tout début de notre carrière, c’était très difficile de travailler avec nous parce que nous ne voulions entendre les conseils de personne. Depuis, nous avons appris que c’était bien d’avoir un second avis. Une fois que avons réalisé que nous avions les chansons qui sont maintenant sorties en single, comme « Slaughter Beach » et « Red Alert (Boss Metal Zone) », et qui sont dans une veine rock n’ roll traditionnelle, plus courtes, tout d’un coup, ça nous a donné l’envie et la liberté de faire des chansons plus inhabituelles pour Clutch, comme « Mercy Brown » ou « Jackhammer Our Names ». Ce que j’aime le plus quand on compose de la musique, c’est quand on ne sait pas ce qu’on est en train de faire jusqu’à ce que ce soit fait. Je crois qu’il y a une chanson de Fleetwood Mac dans laquelle Tom était à fond, ça s’appelle « I’m So Afraid ». Il n’arrêtait pas de jouer cette chanson. Il y avait une signature rythmique en cinq-quatre et toutes sortes d’éléments différents qui nous ont inspirés pour « Jackhammer Our Names » ; il y a eu plein de versions de ce morceau. Il s’avère que la dernière est celle qui s’est retrouvée sur l’album simplement parce que nous avons manqué de temps.
Quand ça fait trente ans qu’on fait ça, dirais-tu que ça devient plus difficile de se renouveler, qu’il faut faire un effort conscient et avoir du temps pour y arriver ?
Dans une certaine mesure, c’est facile d’adopter des habitudes musicales, que ce soit avec les paroles ou rythmiquement. Je sais que Jean-Paul étudie constamment la batterie et essaye de trouver de nouvelles possibilités pour exprimer des rythmes qui changeront nos riffs, d’apprendre de nouveaux riffs de guitare, etc. La seule façon de conserver une certaine fraîcheur, c’est si on continue à apprendre, car si on pense dominer son art, eh bien, on ne le domine jamais. C’est tout un parcours. Bien sûr, c’est facile d’écrire son premier album parce qu’on ne s’est pas encore établi. Parfois, c’est bien de se désétablir pour essayer de recommencer de zéro, aussi difficile que ça puisse être, sans non plus trahir ce que nous a amenés ici au départ. Enfin, on ne veut pas faire quelque chose de complètement différent que personne ne comprendra, à moins d’en vraiment ressentir le besoin.
Oui, parce que souvent, et ça vaut pour n’importe quel groupe, les fans ont tendance à vouloir plus de la même chose : est-ce un délicat équilibre à trouver ?
Oui. Il y a des fans qui veulent ce avec quoi ils sont familiers. Souvent, c’est parce qu’ils ont un souvenir du moment où ils ont entendu une chanson et à quoi ressemblait leur vie, et ils veulent recréer cette expérience, mais c’est impossible à recréer, parce que le temps passe et on ne peut jamais revenir en arrière. Les musiciens ne sont pas des machines à remonter le temps. Mais je pense que nous avons de la chance qu’une bonne partie du public de Clutch ait un bon appétit pour la nouveauté.
« L’adrénaline quand on monte sur scène et fait un concert, c’est une drogue vraiment puissante. Une fois qu’on y est accro, c’est presque impossible d’arrêter. Et si on arrête, le sevrage peut s’avérer horrible. »
Comme tu l’as dit, Sunrise On Slaughter Beach inaugure quelques premières pour Clutch, avec l’utilisation du vibraphone, du thérémine et de chœurs féminins. Penses-tu qu’avoir des éléments extérieurs ou nouveaux dans votre son aide à voir votre musique sous un nouveau jour ?
Oui, je pense. Il est clair que ça la colore. Le thérémine et le vibraphone, par exemple, ne sont pas des instruments traditionnels dans le hard rock. J’aime le fait que ce soit anormal et que ça nous place tout d’un coup dans un autre contexte. Pareil pour les chœurs. Les riffs sonnent différemment avec ces voix, avec Deborah [Bond] et Frenchie [Davis] qui chantent dessus, à la place de ma voix. Je pense que c’est un bon exercice et c’est comme de nouvelles couleurs dans la palette. Je crois que c’est Tom qui a amené le sujet des chœurs. Il a dit qu’il connaissait quelqu’un en Angleterre avec qui il travaille [pour arranger ça]. J’ai tout de suite pensé à Deborah Bond qui chante avec notre bon ami Nate Bergman et est extraordinaire, et elle a amené Frenchie. Elles sont du coin de DC où nous étions en train d’enregistrer, à Baltimore. C’était super. Elles ont fait tout ça en une journée. Elles sont super professionnelles et talentueuses. Pour ce qui est du thérémine, je pense que c’était une autre des idées de Tom. Il se trouve que J. Robbins, qui possède le studio où nous avons enregistré, avait un thérémine et savait en jouer. Nous avons joué cette chanson pour la première fois hier soir en live et j’ai joué le thérémine, et c’est beaucoup plus difficile qu’on pourrait croire. C’est un instrument assez capricieux. Pareil pour le vibraphone : Jean-Paul en joue durant son temps libre. C’est un instrument à percussion et comme c’était une chanson plutôt jazzy… Je ne sais pas qui en a eu l’idée. J’imagine que c’était probablement JP.
A l’autre bout du spectre, on a une chanson comme « Red Alert (Boss Metal Zone) », qui donne dans le Clutch classique au rythme rapide, pour démarrer l’album. Jean-Paul a dit que ça lui rappelait les concerts. Vous avez repris les concerts seulement en septembre 2021, donc est-ce que le manque a amené une frustration qui a été libérée sous la forme d’énergie durant la composition ou l’enregistrement ?
Peut-être qu’il y avait une frustration, une sorte d’énergie réprimée qui s’est manifestée dans ces chansons, parce que nous voulions être sur scène et je voulais crier mes textes au visage de quelqu’un, mais à la fois, nous savions aussi qu’il est facile pour nous d’évoluer dans cet univers. Nous pouvons faire à longueur de journée ce genre de chanson. Nous étions donc aussi désireux d’essayer d’autres choses pour nous faire plaisir avec des chansons rock moins conventionnelles. Les chansons comme « Red Alert », niveau tempo et composition, ce n’est pas très différent de, disons, « Noble Savage » sur Psychic Wargare ou « The Mob Goes Wild ». En fait, c’est plus facile de jouer des chansons rapides et agressives. Il y a beaucoup plus d’espace dans les chansons plus lentes et elles nécessitent plus de finesse à l’exécution, car il y a une bien plus grande marge d’erreur. Quand on envoie des riffs super rapides, c’est assez facile de foncer dans le tas, alors qu’avec des chansons comme « Jackhammer Our Names » ou « Mercy Brown », chaque note existe dans son propre monde.
Et toi, personnellement, que préfères-tu ?
Tout dépend de mon humeur. Parfois, si nous avons un court set lors d’un festival, le fait d’envoyer ces chansons rapides les unes après les autres est la meilleure manière d’obtenir l’attention du public. Mais on ne peut faire ça que sur un temps donné. C’est bien d’avoir un morceau lent ou calme pour apporter de la dynamique à un set, c’est comme une intrigue dramatique ; il y a de l’action et de la violence, et ensuite ça ralentit au point de devenir très maussade et ça ne fait qu’accentuer les chansons plus rapides, ça devient comme un point de référence.
La dernière fois, nous avions un peu évoqué la façon dont vous sortiez des albums pour soutenir les tournées, plutôt que l’inverse. Ça n’a pas été déstabilisant de faire un album sans être sûr qu’il y aurait une tournée à soutenir ?
Oui et non. Le truc, c’est que nous ne savons rien faire d’autre. Je pense que nous aurions sorti cet album peu importe les circonstances. Qui sait ce que l’avenir nous réserve ? Mais il est clair que les deux dernières années ressemblaient à une retraite, c’est-à-dire quand on pense être fini. C’était un peu merdique de s’imaginer ça. Je pense que de nombreux musiciens… Par exemple, prend Ozzy Osbourne ou les Rolling Stones, ils n’ont pas besoin de tourner pour l’argent. Ils tournent parce qu’ils aiment ça, et l’idée de devoir arrêter était vraiment nulle, car l’adrénaline quand on monte sur scène et fait un concert, c’est une drogue vraiment puissante. Une fois qu’on y est accro, c’est presque impossible d’arrêter. Et si on arrête, le sevrage peut s’avérer horrible.
« Nous avons travaillé avec toutes sortes de producteurs et je trouve que plus on peut rire, meilleur sera l’album. Si on ne rit pas pendant qu’on est en studio, ce n’est pas bon signe. Et nous avons vraiment beaucoup ri cette fois. »
Comme tu l’as mentionné, vous aviez l’habitude de jouer les nouvelles chansons en live avant de les enregistrer, ce que vous n’avez pas pu faire cette fois. Ne vous êtes-vous pas sentis un peu perdus, en vous posant plus de questions pour savoir si ce que vous étiez en train de faire était la bonne chose ou pas ?
Je pense. Enfin, ce serait malhonnête si je disais non, mais par exemple, les chœurs, ça faisait des années que nous parlions de faire ça, mais nous disions toujours non parce que nous ne pouvons pas prendre deux choristes avec nous en tournée. Cette fois, comme nous ne savions pas si nous allions tourner pour cet album, nous nous sommes dit : « Et puis merde, c’est maintenant ou jamais. Ça semble être le moment idéal. » Mais il y avait aussi l’inquiétude que nous étions en train de faire un album qui ne pourrait pas être recréé sur scène. Je pense que Tom a été très bon pour essayer de nouvelles idées, tout en les rendant réalistes et pas trop excentriques au point de ne pas pouvoir être reproduites sur scène, car nous sommes un groupe qui ne jouera jamais avec un ordinateur portable comme cinquième membre, nous refusons de faire ça. Donc avec un peu de chance, l’album peut exister dans les deux mondes. Il peut être joué sur scène et être plaisant à écouter au casque.
Nous allons d’ailleurs jouer tout l’album en live la semaine prochaine et diffuser le concert sur YouTube. Ce sera un bon test. Comme je l’ai dit, nous avons fait « Skeletons Of Mars » pour la première fois hier soir et j’ai joué le thérémine. La seule chose qu’à mon avis nous ne pouvons pas faire… Je ne pense pas que Jean-Paul puisse jouer du vibraphone et ensuite se remettre sur sa batterie. D’un autre côté, il est plutôt doué, donc peut-être qu’il pourrait s’en sortir. En tout cas, je parie qu’il essayera. Une fois qu’on connaît la chanson de fond en comble, c’est plus facile de s’attaquer aux décorations plus complexes qu’on pourrait rajouter. Nous avons aussi parlé en particulier de « Mercy Brown » à la fin, genre : « Est-ce qu’on veut enregistrer les chœurs et les faire jouer dans la sono ou alors ce ne serait pas terrible ? » Honnêtement, nous n’avons pas la réponse. Il est certain que nous préférerions largement avoir de vraies chanteuses en live, mais Deborah et Frenchie ont leurs propres engagements, elles ne peuvent pas partir sur la route avec nous. Nous essayons encore de réfléchir pour trouver une solution à ça. Il est clair que je ne vais pas essayer de chanter la partie de Deborah, car j’en suis incapable !
Tu as mentionné que vous aviez du mal à travailler avec des producteurs au début, et il se trouve que vous avez souvent changé de producteur. Du coup, qu’attendiez-vous initialement de Tom cette fois ?
Nous avons parlé via Zoom, comme tout le monde, et c’est devenu tout de suite évident que son sens de l’humour se rapprochait beaucoup du nôtre. Je pense que pour un producteur, la personnalité, c’est la moitié de la bataille, car un studio peut être un lieu très stressant, où on est dans une pièce avec quelqu’un pendant huit à douze heures par jour. Les producteurs ont leurs compétences techniques, mais d’une certaine façon, ils doivent aussi être des psychologues. Une fois que nous avons réalisé que nous pouvions rire des mêmes blagues, nous nous sommes dit : « D’accord, maintenant ça va bien se passer. » Je veux dire que nous avons travaillé avec toutes sortes de producteurs et je trouve que plus on peut rire, meilleur sera l’album. Si on ne rit pas pendant qu’on est en studio, ce n’est pas bon signe. Et nous avons vraiment beaucoup ri cette fois, c’est certain, rien qu’avec des blagues puériles, comme si nous avions treize ans. Souvent, il fallait que nous nous forcions à arrêter de déconner pour nous remettre au travail, et c’est une bonne chose, plutôt que d’essayer de faire le boulot pour pouvoir quitter le studio le plus tôt possible.
« Avec internet, le monde des théories du complot est devenu très dangereux, car les gens sont vraiment prêts à croire n’importe quoi. […] Le fait d’en rire est presque comme un mécanisme de défense, car ça peut très vite dégénérer. »
En parlant de « Red Alert (Boss Metal Zone) », tu as dit que « début 2021, [tu as] appris que le schéma de la pédale Boss Metal Zone était présenté comme une ‘preuve’ que le vaccin contre le Covid-19 contenait un composant électronique pour communiquer avec les réseaux cellulaire 5G » et que tu avais choisi d’aborder ça sous un angle à la Philip K. Dick pour cette chanson. Il y a souvent de l’humour dans tes textes, et il se trouve qu’on a vu pas mal de situations et de déclarations absurdes et ridicules durant la pandémie. Malgré le côté sombre de cette période, à quel point est-ce que ça a été source d’inspiration pour toi ?
Si on remontre jusqu’à notre album sans-titre, on voit bien que j’ai toujours adoré les théories du complot, pas en tant que source d’inspiration, mais en tant que matière première en raison de leur absurdité. Pas parce que j’essayais de convaincre qui que ce soit de la réalité de ces choses, car ce n’est pas le cas. Que ce soit la Terre qui serait plate, la Lune qui serait creuse, Jimmy Carter qui aurait eu huit clones ou que sais-je encore, je trouvais ça hilarant. Mais avec internet, le monde des théories du complot est devenu très dangereux, car les gens sont vraiment prêts à croire n’importe quoi. Peut-être parce que le monde semble tellement chaotique qu’ils ont envie de pouvoir mettre un modèle sur les choses, pour les expliquer dans leur propre tête ou peut-être pour qu’ils aient l’impression d’être plus intelligents que les autres car ils auraient soi-disant les vraies informations. Donc oui, avec la pandémie, les gens se retrouvaient tout d’un coup assis devant leur ordinateur pendant des heures durant, jour après jour, mois après mois, c’est devenu incontrôlable. Ça l’est toujours.
Je me souviens avoir lu ça et je crois, si ma mémoire est bonne, que c’était un biologiste italien qui a lancé cette rumeur pour prouver que la désinformation était facile et dangereuse, et j’ai réalisé que, si on prenait du recul, c’était tellement absurde que ça ressemblait à un roman de Philip K. Dick. Nombre de ses livres et de livres de science-fiction en général traitent d’absurdités. Tout d’un coup, j’ai réalisé : « Ouah, c’est réel ! Les gens pensent vraiment ça. » Je pense que le fait d’en rire est presque comme un mécanisme de défense, car ça peut très vite dégénérer, comme on le sait tous. D’un autre côté, je pense aussi que le rire est une superbe arme. Je ne voudrais jamais que les gens se méprennent par rapport à mes paroles et pensent que j’essaye de les convaincre d’une vérité ou d’une autre réalité. C’est plus un commentaire.
J’allais justement te poser la question sur le rire en tant que mécanisme de défense, mais penses-tu aussi que l’humour peut être un bon moyen de faire passer des idées sérieuses et de sensibiliser ?
Je pense, oui. Une chose que les brutes détestent, c’est qu’on se moque d’eux, ça les anéantit instantanément. L’humour n’est pas obligé de déclencher des éclats de rire. On peut juste glousser dans son coin, car je sais que c’est cliché, mais les comédiens, souvent, leur routine consiste à exposer des vérités et quand ils les disent dans un certain contexte, ça fait rire les gens car c’est presque comme : « Oh ouais, bien sûr, c’est vrai. Comme c’est ridicule ! » Je pense que c’est aussi quelque chose qui permet de nouer des liens. C’est beaucoup plus facile de rire de quelque chose que de crier, sachant que la colère est une émotion épuisante. Si quelqu’un te parle de manière agressive, tu te mets sur la défensive et typiquement les gens ont tendance à être agressifs en retour, et alors rien ne se passe, tandis qu’avec l’humour, je pense que les gens ont instinctivement envie de rire. Peut-être que c’est en partie la raison pour laquelle les memes sont devenus si importants. Ils sont parfois utilisés avec humour, mais en essayant de faire passer un message politique ou culturel, car ça marche. Quand on rit de quelque chose, on l’accepte comme étant vrai. J’imagine que ça peut aussi être manipulé.
Y a-t-il des conspirationnistes qui ont réagi à cette chanson ?
Pas à ma connaissance. Enfin, j’ai rencontré des gens qui se disent que peut-être je pense comme eux pour ces raisons, et quand ils apprennent que ce n’est pas le cas, ils sont vraiment furieux. Par exemple, il y a quelques années, avant la pandémie, quelqu’un m’a parlé de QAnon. Franchement, j’ai dit que c’était un tas de conneries. La personne était visiblement furieuse et tout d’un coup, j’étais l’ennemi, car je n’étais pas des leurs, j’étais dans l’autre camp. On voit souvent ça aujourd’hui, on répartit les gens dans des groupes en disant : « Oh, tu es avec eux. » Mais que peut-on faire ? On ne peut pas négocier avec la stupidité.
« C’est beaucoup plus facile de rire de quelque chose que de crier, sachant que la colère est une émotion épuisante. Si quelqu’un te parle de manière agressive, tu te mets sur la défensive et typiquement les gens ont tendance à être agressifs en retour, et alors rien ne se passe, tandis qu’avec l’humour, je pense que les gens ont instinctivement envie de rire. »
Soit dit en passant, est-ce que Tim Sult a utilisé une pédale Boss Metal Zone sur la chanson ?
La triste vérité est que non. Nous en avons parlé. Nous allions nous en procurer une, mais nous étions pressés par le temps. Nous en avons eu une pour le clip, nous pouvions difficilement faire mieux.
Le clip de la chanson, justement, est un hommage évident à Philip K. Dick et son roman Les Androïdes Rêvent-ils De Moutons Électriques ? Dans quelle mesure, d’après toi, peut-on apprendre de tels auteurs de science-fiction et de leur vision de l’avenir ? Les vois-tu comme des visionnaires ?
Je pense que les meilleurs, oui. Dans le cas de quelqu’un comme Philip K. Dick, ses romans sont généralement des commentaires sur l’état des choses. Ce que j’ai toujours trouvé fascinant, c’est que, souvent, la limite entre le génie et la folie est très mince. Nombre de nos meilleurs artistes étaient aussi mentalement instables et parfois une vision artistique peut devenir une vision religieuse. Le fait d’essayer de déterminer ce qui est réel et ce qui ne l’est pas est en soi un sujet fascinant, particulièrement à notre époque. Ça peut aussi être des sortes d’avertissements, si c’est par exemple un roman de science-fiction dystopique, ou ça peut parfois représenter nos désirs, si c’est utopique. Je trouve que c’est un genre littéraire fascinant à cet égard. Pareil pour l’horreur. Je pense que notre fascination pour les zombies ces dernières années est souvent liée à la peur des pandémies. Il y a un mécanisme psychologique qui fait qu’on a envie de regarder ça dans toute son horreur.
As-tu l’impression qu’on a vécu dans une sorte de film de zombie ces deux dernières années et demie ?
Oui, un petit peu. C’était le cas à bien des égards. La peur que les gens éprouvent les uns pour les autres est semblable aux films de zombies.
Qui sont les meilleurs auteurs de science-fiction pour toi ?
Philip K. Dick en est un. L’écrivain polonais Stanisław Lem en est un autre – je suis un grand fan et c’est aussi un peu un absurdiste. James S. A. Corey, qui est un groupe de deux gars. Il y a une série télé qui s’appelle The Expanse, mais les livres que ces deux gars ont écrits sont extraordinaires. Je crois qu’il y en a neuf. Si je remonte à mon enfance, je pense que mon préféré était Ray Bradbury. D’un autre côté, il y a aussi plein de science-fiction merdique. Par exemple, je trouve Robert A. Heinlein assez affreux. Je sais qu’il est mis sur un piédestal dans le panthéon de l’âge d’or de la science-fiction, mais je ne supporte pas ses livres.
A propos de « We Strive For Excellence », tu as déclaré repenser « tendrement aux étés de ton enfance avec plein de grands plans qui partent de travers, de bleus inexplicables et, bien sûr, la sagesse intemporelle d’Evel Knievel ». Est-ce que l’enfant de cette époque fait toujours partie de toi ?
Je le crois. Qui que ce soit, on portera notre éducation avec nous au travers de nos souvenirs ou de nos comportements. C’est peut-être lié à mon fils qui a maintenant douze ans, donc quand la pandémie a commencé, il en avait dix, et au fait que je me disais : « Bon sang, quel horrible été ces gamins sont en train de vivre. Ils ne peuvent pas sortir et faire toutes ces choses que je m’attendrais qu’ils fassent. » Donc je pense que j’ai mis ça en perspective et puis, rien qu’en étant parent en général, quand on voit ses enfants grandir, ça rafraîchit la mémoire. Je me souviens avoir pensé que ce serait la fin de ma vie créative, mais en réalité, essayer d’expliquer le monde à quelqu’un était le meilleur exercice qui soit.
Dirais-tu que, dans une certaine mesure, il faut rester un enfant pour faire ce que tu as fait pendant tant d’années, c’est-à-dire faire partie d’un groupe, jouer de la musique et être créatif ?
Oui, c’est certain. Quand on vieillit, peut-être qu’on voit et qu’on entend, mais à bien des égards, on devient aveugle et sourd au monde, car ça fait longtemps qu’on le côtoie. Sur le plan créatif, il faut réussir à voir le monde avec des yeux neufs tous les jours. Ça peut devenir difficile avec l’âge, mais il faut garder une part d’émerveillement, de terreur ou de confusion que les enfants ressentent parce qu’ils ne comprennent pas. L’art est notre manière d’exprimer ces choses qu’on ne comprend pas, je pense.
« Sur le plan créatif, il faut réussir à voir le monde avec des yeux neufs tous les jours. Ça peut devenir difficile avec l’âge, mais il faut garder une part d’émerveillement, de terreur ou de confusion que les enfants ressentent parce qu’ils ne comprennent pas. L’art est notre manière d’exprimer ces choses qu’on ne comprend pas. »
Si on prend cette phrase « we strive for excellence » littéralement, vous efforcez-vous d’atteindre l’excellence ou cherchez-vous parfois l’imperfection, vu l’authenticité de ce groupe ? Est-ce même contradictoire ? Je veux dire, n’y a-t-il pas parfois de l’excellence dans l’imperfection ?
Oui, je pense qu’on peut avoir les deux. Cette chanson est un peu ironique et sarcastique et, clairement, le personnage a échoué dans ce qu’il essayait d’accomplir, mais l’excellence est dans la tentative. Je ne pense pas que l’excellence signifie la perfection. Je pense que c’est plus de la sincérité, si ça a du sens. En tant que groupe, sur scène, nous faisons toujours de notre mieux. Peu importe s’il y a cinq personnes dans le public ou cinq mille, chaque concert est aussi important que le suivant ou le précédent. Ceci étant dit, je pense que la beauté est dans l’imperfection. Je préfère faire une erreur honnête qu’exécuter quelque chose sans la moindre faille soir après soir, car ça me paraît ennuyeux. C’est pourquoi nous changeons nos setlists : c’est bien d’en avoir peur parce qu’on ne connaît pas toutes les chansons sur le bout des doigts. Faire la même setlist parfaitement tous les soirs, ça ressemble à la mort. Il n’y a rien d’excitant là-dedans. Les imperfections rendent chaque expérience unique.
Vous avez une chanson intitulée « Skeletons On Mars ». Je ne sais pas exactement de quoi elle parle, mais que penses-tu du fait qu’on se prépare à aller sur Mars ?
Je suis très sceptique. Enfin, il y a le gosse en moi qui trouve ça très romantique et extraordinaire, et qui se dit : « Ce ne serait pas génial que l’humanité arrive à faire ça ? » A la fois, on n’arrive même pas à prendre soin de la planète sur laquelle on habite. Peut-être qu’on pourrait apprendre quelque chose pour y arriver grâce à ça, mais je pense que ce sera beaucoup plus difficile que ce qu’Elon Musk voudrait nous faire croire. S’ils essayent, je pense qu’on laissera beaucoup de squelettes sur Mars au passage. Ceci dit, la chanson en soi parle d’un célèbre livre de science-fiction – j’ai oublié le nom de l’auteur. Ce pourrait bien être un roman d’Asimov. On y voit un squelette dans une combinaison spatiale. C’est quelque chose qu’on voyait souvent à la fin des années 60 et au début des années 70, des squelettes et des combinaisons spatiales, et j’ai simplement utilisé cette image comme un sujet d’écriture, et l’idée de Mars et de ses deux lunes, Phobos et Deimos – la peur et la terreur –, c’est un décor très heavy metal pour écrire une chanson.
En parlant de textes, j’ai mentionné plusieurs chansons tout à l’heure qui sonnent assez neuves dans l’univers de Clutch. Est-ce que ça t’a aussi poussé à aller sur de nouveaux terrains avec les paroles ?
Je pense, oui. En fait, dans le cas de « Jackhammer Our Names », j’ai écrit les paroles en 2017. C’était beaucoup plus long à l’origine et j’attendais un peu d’avoir la bonne musique. C’est un peu pareil pour « Mercy Brown », j’ai toujours voulu écrire une chanson sur Mercy Brown, qui est une personnalité historique aux Etats-Unis. Mais je ne pouvais pas écrire une chanson là-dessus avec une musique qui sonnait comme « Red Alert (Boss Metal Zone) », il fallait que ce soit plus sombre et plus lent, plus en mode mineur. Ces chansons sont un peu plus dures à écrire, car il faut un peu plus de finesse pour capturer l’atmosphère que simplement beugler les paroles dans une succession rapide.
L’artwork lui-même a ce côté science-fiction absurde dont tu parlais. Qu’est-ce que ce personnage assis sur une limule géante représente pour toi ?
L’artiste qui a réalisé ça s’appelle Jared Muralt, il est originaire de Berne, en Suisse. J’étais un grand fan de lui sur Instagram. Je l’ai contacté, je savais qu’il était fan du groupe. Nous n’avions même pas encore enregistré l’album, mais j’ai su très tôt que la chanson ou l’album allait avoir un lien avec Slaughter Beach, or à Slaughter Beach, il y a de nombreuses limules. Je lui ai donné des idées grossières, mais il a créé ça à partir de rien. Ça, pour moi, c’était plus excitant que de dire : « D’accord, je veux ci, ci ou ci et ça. » Je n’aurais jamais pensé à des limules volantes, mais lui si. Ça a donc rendu l’album plus excitant à cet égard. Mais j’aime l’idée de la transversalité de la réalité et de la non-réalité, comme je le disais plus tôt. Ici, on a un vrai lieu, mais avec des limules volantes… Honnêtement, je n’ai pas la réponse et c’est ce que j’aime là-dedans. Je ne pense pas qu’il y ait de mauvaise réponse. Quelqu’un peut penser une chose et avoir tout aussi raison que quelqu’un d’autre qui pense autre chose, car c’est juste de la musique et de l’art. C’est censé être amusant.
« La beauté est dans l’imperfection. Je préfère faire une erreur honnête qu’exécuter quelque chose sans la moindre faille soir après soir, car ça me paraît ennuyeux. C’est pourquoi nous changeons nos setlists : c’est bien d’en avoir peur parce qu’on ne connaît pas toutes les chansons sur le bout des doigts. »
A propos de la chanson « Slaughter Beach », tu as dit que les paroles « ont été inspirées par une promenade tard le soir dans la baie du sud du Delaware. Des choses étranges s’y produisent. » Peux-tu nous en dire plus ?
C’est une plage intéressante. Il y des tours datant de la Seconde Guerre mondiale, ce sont juste des cylindres avec un poste en haut. C’était des tours de guet pour les sous-marins allemands, parce qu’au-dessus de la baie du Delaware, il y a Philadelphie et des chantiers navals. Il n’y a pas beaucoup de gens sur cette plage, donc quand on y est tout seul, ça a tendance à être un environnement propice à la réflexion. L’océan fait réfléchir – en tout cas pour ma part – à sa propre mortalité. Personne ne sait exactement comment Slaughter Beach a eu ce nom, mais il y a trois théories. L’une est le massacre des limules pour leur sang, car c’est un sang bleu riche en azote et c’est utilisé dans l’industrie pharmaceutique. Au dix-neuvième siècle, elles étaient aussi utilisées comme appât pour la pêche. Ensuite, il y a les Néerlandais qui se sont installés sur Slaughter Beach et, comme s’est trop souvent arrivé, ont massacré la population autochtone. Et enfin, il y a une personne dont le nom de famille était Slaughter et qui s’est installée là-bas. Je pense que ce sont toutes des explications plausibles. Il y a aussi ce qu’on appelle des crabes fantômes qui ne sortent que la nuit et qui sont blancs. Ils détalent le long de la plage. Là où je veux en venir, c’est que c’est un environnement surréel qui, je trouve, est inspirant pour faire une chanson dessus, même si le texte ne parle pas textuellement d’un incident en particulier, c’est plus une question d’atmosphère.
Penses-tu que cet album, la façon dont vous l’avez fait et, au final, le résultat unique que vous avez obtenu dans ces circonstances ont pu créer une prise de conscience chez vous, pour peut-être reproduire ça, en continuant à ouvrir votre son et à expérimenter davantage ?
Je pense, oui. C’était bien. Parce que nous étions obligés d’enregistrer en studio de cette façon, nous nous sommes souvenus de certaines choses que nous avions oubliées, comme le fait d’essayer de nouveaux trucs. Fut un temps, où simplement en prenant une guitare ou en ayant un clavier, nous essayions un truc nouveau. C’est trop facile d’être complaisant. Je pense que nous avons envie de continuer à faire ça. Je ne suis pas en train de dire que notre prochain album sera avec l’orchestre philharmonique de Baltimore, mais peut-être que ce sera le cas, qui sait ?
Le groupe s’est formé en 1991, ce qui veut dire que vous avez passé la barre des trente ans l’an dernier. Vous êtes l’un des rares groupes à avoir conservé son line-up original – même s’ils ont brièvement eu un autre chanteur, Roger Smalls, avant que tu n’arrives, mais je ne sais pas si ça compte. Peux-tu nous parler de cette longévité et de l’équilibre qui existe entre les quatre membres de ce groupe ?
Je pense que c’est une combinaison de beaucoup de travail et de chance. Je sais que de nombreux groupes ont essayé de se donner autant que nous, mais le destin ne les a pas gâtés, que ce soit pour des questions de santé ou à cause d’une tragédie. Nous avons eu la chance d’échapper à ça, pour je ne sais quelle raison. Avec le temps, nous sommes devenus de plus en plus protecteurs avec ce groupe, car nous avons réalisé que nous avions beaucoup de chance d’être dans cette situation où nous pouvons faire tous les jours quelque chose de créatif, que ce soit écrire de la musique ou la jouer. Nous essayons donc d’éliminer tout ce qui pourrait compromettre ça et d’assurer le show. Nous avons un peu appris grâce à Motörhead : on peut faire ce qu’on veut, mais au final, si ça fait foirer le concert, il ne faut pas le faire, car c’est la raison pour laquelle tout le monde – le groupe, l’équipe, les fans, les gens qui travaillent à la salle – est là. C’est donc quelque chose de sacré et nous essayons d’en être les gardiens.
Pour ce qui est de l’équilibre, nous comprenons aussi que nous pouvons lire dans l’atmosphère de la pièce et voir si quelqu’un n’est pas dans son assiette ou si peut-être il se passe quelque chose dans sa vie pour lui donner l’espace dont il a besoin pour gérer ça. De même, encore une fois, l’humour. Je trouve que le fait de pouvoir rire ensemble et aussi rire de soi… Je veux dire que nous rions constamment de nous-mêmes. Individuellement, c’est dur de dire ce qui me distingue, mais Jean-Paul se pousse constamment à apprendre de nouvelles choses. Dan est inébranlable, comme un bassiste doit être, et Tim est très dévoué, il est partant pour tout et n’importe quoi. Je pense que nous avons ça en commun, mais… Il y a suffisamment de similarité, mais aussi suffisamment de différences pour qu’apparemment ça fonctionne entre nous.
« Pour moi, la définition du succès, c’est le fait de gagner sa vie à faire ce qu’on aime. Nous ne sommes pas un groupe nominé aux Grammys. Nous ne le serons jamais. Nous ne remplissons pas des stades. Ça ne nous arrivera jamais et ce n’est pas un problème. »
Tu as déclaré que « le groupe, à certains égards, est anormal ». Qu’est-ce que tu entends par-là ?
C’est le fait que, justement, nous sommes le même groupe de personnes. C’est anormal. Une chose que j’ai apprise, c’est que, d’une certaine manière, il est très dur pour des gens qui ne nous ont pas côtoyés pendant longtemps d’obtenir une adhésion au club, car nous faisons plein de blagues entre nous et il y a énormément de non-dits, comme des règles non écrites, des choses que nous présupposons, du langage corporel, etc. C’est difficile pour des producteurs, par exemple, de s’entendre avec nous. Mais ça m’a pris du temps pour le réaliser. C’est une situation inconfortable pour quelqu’un qui n’a pas été profondément impliqué avec le groupe pendant trente ans d’arriver à suivre.
Penses-tu que le fait d’être extraordinaire, dans le sens littéral, c’est-à-dire non ordinaire, donc en dehors de la norme, est ce qui rend ce groupe intéressant et attire l’attention des gens ?
Je le crois. Je pense toujours aux moments où nous faisons des grands festivals. La plupart des gens dans le public ne nous connaissent pas forcément très bien, mais ils restent parce que c’est différent. Dans les années 90, c’était une des choses qui posaient problème aux majors pour nous vendre, car elles ne savaient pas comment nous décrire. Avec le recul, c’était super. C’est facile de se souvenir de quelque chose qui ne sonne comme rien d’autre, notamment lors d’un festival. Même les metalleux les plus fervents peuvent avoir envie de faire une pause de temps en temps avec les blast beats et le chant death metal.
Au fil des années, vous avez joué avec une grande variété de groupes : Slayer, System Of A Down, Marilyn Manson, Dropkick Murphys, Killswitch Engage, Mastodon… Comment expliquer que vous vous retrouviez sur une telle diversité d’affiches et touchiez un public aussi vaste ?
Nous avons toujours été du genre à jouer avec n’importe qui, n’importe où, n’importe quand. Il y a très peu de choses que nous ayons refusées, et quand ça a été le cas, c’était parfois pour des raisons pratiques. Je trouve que la vie est trop courte pour faire le difficile. Par exemple, en plein milieu de la tournée avec Marilyn Manson, j’aurais juré que c’était la pire idée qui soit. Je ne m’amusais pas, j’avais une attitude merdique, mais des mois plus tard, nous revenions dans la même ville et nos concerts étaient plus gros, parce que plein de gens nous avaient vu avec Marilyn Manson et nous ont aimés. Simplement, je n’avais pas pu les voir parce qu’ils étaient au fond de la salle. Donc, c’est important de sortir de sa zone de confort, car on ne peut prêcher les convertis qu’un certain temps.
Quelle a été la pire affiche sur laquelle vous vous êtes retrouvés ?
C’est dur à dire. Il n’y a qu’une seule tournée que nous ayons arrêtée en cours de route. Nous étions le groupe d’ouverture. La tête d’affiche était Voivod. Nous adorons Voivod, mais il y avait un groupe au milieu qui s’appelait Damn The Machine. Je crois qu’un des anciens membres de Megadeth en faisait partie (Chris Poland, NDLR). C’est un guitariste assez connu et ils étaient censés devenir la prochaine grande sensation, comme tant d’autres. Ils se sont vraiment mis en quatre pour faire de notre vie un enfer. Nous attirions plus de gens que ce groupe, or nous nous installions souvent sur le sol, sans avoir de set complet et en nous faisant sans arrêt entuber. A la moitié de la tournée, nous avons reçu une offre pour être la première partie de Monster Magnet sur la tournée de Superjudge. Nous avons donc quitté la tournée sur laquelle nous étions pour rejoindre celle de Monster Magnet, et c’était super. Mais comme je l’ai dit, nous adorons toujours Voivod. C’est juste qu’on nous traitait… Et honnêtement, je ne pense pas qu’ils savaient ce qui se passait entre nous et ce groupe. Nous ne sommes pas particulièrement fiers de nous être barrés de cette tournée, mais à long terme, celle avec Monster Magnet nous a fait beaucoup plus de bien.
Ressens-tu le poids des années, de ce que vous avez accompli jusqu’à présent et de votre héritage quand vous travaillez aujourd’hui sur un nouvel album comme Sunrise On Slaughter Beach ou êtes-vous parvenus à conserver une forme d’innocence à cet égard ?
J’essaye toujours de me souvenir qu’il faut écrire les chansons honnêtement, car à la minute où on essaye de faire, genre : « Oh, je veux que les fans aiment ça », ça n’est plus vraiment de l’art. ça devient un outil marketing. Je pense que nous écrivons tous de la musique d’abord pour nous et si les gens veulent nous accompagner et s’amuser avec nous, super, c’est toute l’idée. S’ils n’aiment pas, pas de problème. Notre musique ne peut pas tout le temps plaire à tout le monde. Rien ne le peut. Je pense que c’est important de prendre des risques et d’être prêt à échouer. Je pense à la première fois que nous avons joué « Spacegrass », le public a détesté. Nous aurions pu dire : « On ne jouera plus jamais cette chanson », mais ce n’est pas ce que nous avons fait et maintenant, c’est devenu un des morceaux préférés des fans. C’est donc important de faire ce qu’on veut et je pense que des gens suivront. Il faut prendre le risque de désenchanter les gens. Il y en a qui n’aimeront qu’un seul album. Je pense que c’est plus lié à ce qu’ils vivaient à ce moment-là, ils associent cet album à quelque chose de bien ou peut-être à une période difficile, et ils se sont émotionnellement attachés à un lot de chansons. C’est impossible pour un artiste de recréer ça. Le mieux qu’on puisse faire, c’est de continuer à écrire la musique qu’on aime. Avec un peu de chance, ça continuera à divertir les gens, d’une façon ou d’une autre.
« On m’avait martelé qu’être dans un groupe de rock n’était pas une option de carrière viable, que ce n’était pas quelque chose qu’on faisait quand on était adulte. Il m’a fallu longtemps pour dire : ‘J’emmerde ces conneries, c’est viable.' »
Vous êtes typiquement le genre de groupe dont la carrière a été plus un marathon qu’un sprint : dirais-tu que c’est la définition du succès ?
Pour moi, la définition du succès, c’est le fait de gagner sa vie à faire ce qu’on aime. Nous ne sommes pas un groupe nominé aux Grammys. Nous ne le serons jamais. Nous ne remplissons pas des stades. Ça ne nous arrivera jamais et ce n’est pas un problème. Mais nous pouvons faire quelque chose de créatif et c’est tout ce que nous devons faire. Nous n’avons pas d’autre boulot que celui-ci et, pour moi, c’est ça le succès. Je connais plein d’artistes, que ce soit des peintres, des musiciens ou des sculpteurs, dont c’est une passion qu’ils doivent exercer après le travail ou le weekend. Nous avons beaucoup de chance que ce ne soit pas notre cas. Nous pouvons nous faire plaisir n’importe quel jour de la semaine.
Avez-vous eu le moindre doute en cours de route ?
Il y a eu une période, vers le début des années 2000, où il est devenu clair que j’allais me marier et, évidemment, ça voulait dire qu’il y allait y avoir des enfants, et je me suis demandé : « Est-ce une façon viable de subvenir aux besoins d’une famille ? » C’est aussi à ce moment-là que nous avons été lâchés par notre dernière maison de disques. L’avenir n’avait pas particulièrement l’air prometteur. Je savais aussi que j’étais à un âge où ça allait devenir de plus en plus difficile de changer de carrière. Mais nous sommes remontés dans le van et quand j’ai réalisé et accepté le fait que ceci était mon métier, c’est devenu beaucoup plus amusant, j’étais beaucoup plus défensif à cet égard et je pense que je me suis amélioré. J’ai commencé à prendre des cours de chant et de guitare. Au lieu de penser que cette tournée allait être la dernière, j’ai dit : « Non, je ne veux pas savoir laquelle sera la dernière. Je veux continuer jusqu’à la fin. »
Quelle était ton ambition en 91 par rapport à aujourd’hui ?
Mon ambition en 91… Je n’y connaissais rien. Je suis un peu tombé dedans. Je veux dire que je remplaçais Roger. Il y avait une part de moi qui se disait : « Bon, Roger va finir par revenir. » Il n’y avait donc pas vraiment d’ambition. Je suivais le mouvement. Maintenant, mon ambition est de continuer à m’améliorer dans ce que je fais et de créer autant de trucs uniques que possible avant que mon temps soit écoulé. C’est beaucoup plus motivant que de penser : « Oh, je veux qu’il y ait plus de gens au prochain concert. »
Donc, à l’origine, le fait que du chantes dans le groupe, ce n’était que temporaire ?
Oui. Roger chantait dans le groupe avant moi, mais ils avaient un autre nom. Nous avons donc changé de nom [quand j’ai été officialisé]. Je ne sais pas combien de concerts j’ai faits pour remplacer provisoirement Roger, mais je me souviens parfaitement quand Jean-Paul m’a dit : veux-tu chanter régulièrement pour nous ? J’ai pensé qu’il voulait dire que mon chant était irrégulier et que je change ma façon de chanter. Mais ce qu’il voulait dire par « régulièrement », c’était : « Veux-tu chanter de façon permanente pour nous, genre tout le temps ? » [Rires] Alors j’ai dit : « Oh, d’accord. Oui, pas de problème. » Mais même à ce moment-là, je me disais que ce n’était pas durable. C’est peut-être lié au fait que quand je grandissais, on m’avait martelé qu’être dans un groupe de rock n’était pas une option de carrière viable, que ce n’était pas quelque chose qu’on faisait quand on était adulte, et j’avais dix-neuf ans, j’étais en train de devenir un adulte. Il m’a fallu longtemps pour dire : « J’emmerde ces conneries, c’est viable. » C’est génial. C’est arrivé au même moment dans les années 2000, alors que nous avions été lâchés par notre dernier label, que l’argent se tarissait et que nous n’allions pas pouvoir avoir de tour bus ou de soutien de tournée, il fallait que nous remontions dans un van. C’était un peu comme un nouveau départ huit ans plus tard. Alors j’ai dit : « Je suis complètement partant. Maintenant, faisons-en une carrière, car j’ai presque trente ans. Donc voyons ce que ça donne. » Une fois que j’ai surmonté cette espèce de handicap psychologique, c’était devenu beaucoup plus marrant.
Interview réalisée par téléphone le 14 septembre 2022 par Nicolas Gricourt.
Retranscription & traduction : Nicolas Gricourt.
Site officiel de Clutch : www.pro-rock.com
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