« C’est comme si nous donnions à des enfants des bonbons avec des lames de rasoir à l’intérieur ». Tels sont les mots de Justin Greaves, le leader de Crippled Black Phoenix, quand il évoque Ellengæst, le nouvel opus du groupe anglais. Ellengæst, c’est, en vieil anglais (« olde english »), à la fois un esprit fort et le démon malicieux, espiègle. Cette dualité semble définir la nouvelle version de Crippled Black Phoenix qui, après de nombreux déboires, conflits internes et changements de line-up, semble revivre, sous une forme recentrée autour de quatre musiciens et musiciennes dans une formation paritaire (fait trop rare pour ne pas être souligné). On y trouve Justin Greaves, donc, leader, compositeur principal, architecte de l’identité de Crippled Black Phoenix, Belinda Kordic, vocaliste qui partage la place centrale avec de nombreux invités, Helen Stanley, pianiste et trompettiste, partenaire de Greaves pour la composition des morceaux, et enfin Andy Taylor, guitariste, entré dans le noyau dur du groupe multiforme depuis le précédent album, Great Escape, en 2018.
Même s’il dure plus de cinquante minutes, Season Of Mist ajoute Ellengæst à la lignée des mini-albums sortis récemment, tendance imputée à la brutale cessation d’activité de tous les artistes de scène. Ce nouvel opus vient a priori se placer entre deux LP, c’est peut-être pour cette raison qu’il présente des défauts de cohérence. Mais la générosité et la densité d’une telle sortie viennent balayer ses quelques imperfections. Crippled Black Phoenix enregistre ses créations dès qu’elles sont construites. Avec cette habitude de spontanéité, il ressort de ses œuvres une résonance directe avec son environnement et la période qui l’entourent. Ellengæst ne déroge pas à la règle. C’est donc un album toujours très noir qui nous est livré, avec une esthétique puissamment post-rock (ou « macabre rock », comme Crippled Black Phoenix l’intitule), surplombé d’une rivalité entre une colère bouillonnante et l’espoir de quelque chose de plus doux. Crippled Black Phoenix crie l’urgence de dire son désarroi face au déclin de l’humanité (thématique principale des paroles écrites par Belinda Kordic) mais dans une incitation au partage d’une empathie profonde, bienveillante et réparatrice.
Cette vision transparaît dans son entièreté sur la première moitié de l’album. « House Of Fools » et « Lost » (avec un Vincent Cavanagh d’Anathema toujours dans l’intensité de l’émotion), très denses, contiennent une certaine douceur, grâce à la présence de la trompette pour le premier, à la comptine en introduction et la rondeur du son global pour le second. La voix aérienne et légèrement éraillée de Belinda Kordic contribue à cette agréable sensation d’enveloppement. Mais ces deux morceaux mettent également en avant une radicalité qui assaille l’auditeur, par la violence sonique qui peut être soudaine (l’introduction de « House Of Fools ») ou la texturisation souvent agressive de toutes les parties instrumentales superposées. Ces deux premiers morceaux sont typiquement le genre d’œuvres musicales tellement riches qu’elles nous submergent d’informations sonores. Mais chaque partie de cet empilement musical est agencé avec finesse, ce qui permet à l’oreille d’y trouver son chemin tout en laissant le champ libre à des écoutes multiples et chaque fois différentes.
La collaboration surprenante avec le Norvégien Kristian « Gaahl » Espedal (Gaahl Wyrd, ex-Gorgoroth) sur « In The Night » mène à un morceau calme, post, folk, dark… Pièce (presque) centrale de cet album, il semble que ce troisième morceau vient propulser avec une énergie intime comme une confidence. Si « In The Night » est sombre, il est aussi paradoxalement rassurant grâce au ton posé et inhumainement grave de Gaahl, dans une interprétation presque spoken-word, auquel s’ajoute la voix éthérée de Kordic. « Live to fight another day », la phrase répétée comme un mantra, vient élever en espoir la noirceur musicale qui l’accompagne. Cette douceur se retrouve dans la fin de Ellengæst, « The Invisible Past », morceau dans lequel toute la place vocale est occupée par Jonathan Hultén (Tribulation) dans une balade folk lumineuse, aux onze minutes atmosphériques et brillantes d’optimisme qui montent en puissance à mi-parcours.
Le reste de l’album reste sensiblement sur le même ton, mêlant les alternances de noir et de lumière (« Everything I Say ») ou les odes aux canons du post-rock comme « Cry Of Love », plutôt entraînant, en partenariat avec Ryan Patterson à la basse et Suzie Stapleton à la voix. Figure aussi en fermeture de cet opus une interprétation de « She’s In Parties » de Bauhaus, livrée avec engagement, gage d’une générosité qui ne peut faire que le charme de Crippled Black Phoenix.
Ellengæst est le fruit d’un travail propulsé sur une toile voulue blanche, après le nuage sombre qui a accompagné Justin Greaves depuis les débuts de son projet en 2004. Si le cisèlement et la concision musicale ne sont pas forcément au rendez-vous dans ce disque apparemment transitoire, il est porteur d’une sincérité touchante qui révèle la force et la malice de cet esprit démoniaque qu’est Crippled Black Phoenix.
L’album en écoute :
Clip vidéo de la nouvelle chanson « Lost » (avec Vincent Cavanagh d’ANATHEMA) réalisé par Guilherme Henriques :
Clip vidéo de la chanson « Cry Of Love » réalisé par Guilherme Henriques :
Album Ellengæst, sortie le 9 octobre 2020 via Nuclear Blast. Disponible à l’achat ici