Cette année, les sorties black metal passionnantes ne manquent pas, mais pourtant dès qu’un nouvel album de Deathspell Omega a été annoncé, la scène a retenu son souffle. C’est qu’elle doit aux Français la trilogie mémorable et peut-être indépassable Si Monvmentvm Reqvires, Circvmspice / Fas – Ite, Maledicti, In Ignem Aeternum / Paracletus, une poignée d’EP étourdissants (Kénôse et Diabolus Absconditus, pour ne citer que ceux-ci) et accessoirement une grande partie de la forme qu’a prise le genre en ce début de XXIe siècle, à qui ils ont apporté dissonance, technicité et considérations théologico-métaphysiques élaborées. Formule à laquelle le groupe est resté remarquablement fidèle, tout comme à sa discrétion : pas de performances live, et même si ça tient aujourd’hui du secret de polichinelle, ses membres restent anonymes, invisibles (pas de photos) et silencieux (presque aucune interview). Après un The Synarchy Of Molten Bones aux allures d’EP redoutable mais bref sorti sans crier gare en 2016, The Furnaces Of Palingenesia, septième album du groupe en une vingtaine d’années d’existence, s’annonce plus roboratif, une affirmation plus franche de ce qu’est le Deathspell Omega post-« trilogie métaphysique ».
Et à l’évidence, il n’est pas très éloigné de ce qui le précédait : les arpèges clairs et obsédants, les passages de chaos cauchemardesque, la sobre démesure des cuivres, le nihilisme proclamé du groupe et surtout la virtuosité de ses musiciens se retrouvent dès « Neither Meaning Nor Justice » (« sans signification ni justice »). Mais là où à l’écoute d’un Fas, on semblait s’enfoncer dans des ténèbres de plus en plus absconses, cette fois-ci, au fur et à mesure que l’on avance dans l’album, se dégage une impression de lisibilité : l’appel aux armes « Ad Arma! Ad Arma! » par exemple est singulièrement accrocheur avec son refrain qui fait secouer la tête, et complètement explicite dans son propos. On pourrait donc s’imaginer un Deathspell Omega humanisé, à l’image de la production qui fait bénéficier la complexité des titres de la chaleur et de la clarté d’un matériel analogique vintage : la basse vrombit et pulse comme un organisme, et la batterie, si elle est aussi spectaculaire que d’habitude, semble moins surnaturelle. Il en va de même de la voix qui ajoute à ses imprécations rauques habituelles toute une gamme de plaintes, d’incantations et d’émotions – tristesse, jubilation, fanatisme –, jusqu’à s’approcher d’un chant élégiaque sur « You Cannot Even Find the Ruins… ». Final mélancolique qui n’est pas sans rappeler celui de Paracletus – tout comme l’atmosphérique et obsédant « 1523 » rappelle les moments de respiration des albums précédents (les « Prayers » de Si Monvmentvm…, les « Epiklesis » de Paracletus), ou la batterie tempétueuse qui ouvre « Renegade Ashes » évoque celle d’« Abscission »… au point de faire envisager The Furnaces Of Palingenesia comme une refonte de tout ce qui l’a précédé.
Ce que les Grecs anciens appelaient palingénésie, c’est la régénération du monde après sa destruction par le feu. Là encore, le concept de l’album est transparent, manifeste tonitruant d’un ordre totalitaire qui se propose de remédier à l’absurdité de la vie humaine en la pliant à son contrôle. Mais comme en 2004, où Deathspell Omega était parvenu à dépasser par excès le black metal de l’époque en lui ajoutant des éléments a priori hétérodoxes, il recrée de l’ambiguïté et de l’obscurité à partir de l’intelligibilité. De la dystopie à la 1984 réémerge l’anti-christianisme ricanant des albums précédents et les renversements méthodiques – sataniques – qu’on pouvait y trouver : parodie du « tout est bien sortant des mains de l’Auteur des choses ; tout dégénère entre les mains de l’homme » de Rousseau, apologie exaltée du prédicateur zélé du XVIe siècle Thomas Müntzer… Insaisissables, perçus par les adeptes d’une lecture littérale comme une apologie terrifiante du totalitarisme le plus décomplexé, par ceux du second degré comme au contraire un plaidoyer pour l’esprit critique et la liberté d’esprit, peut-être en fait moquerie sardonique de la petitesse des êtres humains, prêts à toutes les abjections pour être soulagés de leur condition, ces fourneaux à la chaleur démoniaque semblent en tout cas bien être ceux auxquels s’est chauffé le groupe. Par auto-dévoration et réagencement de ses propres éléments, Deathspell Omega s’est construit avec The Furnaces Of Palingenesia une nouvelle forme, et prouve à ses imitateurs autant qu’à ses fans qu’il est toujours capable d’atteindre d’incomparables sommets.
Album en écoute :
Album The Furnaces Of Palingenesia, sorti le 24 mai 2019 via Norma Evangelium Diaboli. Disponible à l’achat ici