La silhouette capée de noir, allégorie d’un universel sentiment de désolation et personnification de l’anonymat que Deathwhite continue de maintenir, revient pour un troisième album qui donne magistralement raison aux espoirs placés dans le groupe américain. Le terme souvent galvaudé de « maturité » est ici parfaitement approprié tant cet album est celui d’un groupe enfin conscient et en pleine possession de ses moyens. Si ses deux précédents albums avaient déjà éveillé l’attention des oreilles sensibles à ce qu’un croisement subtil entre doom metal et metal gothique peut offrir d’intensité mélancolique, la progression des musiciens, album après album, est manifeste. Le juvénile For A Black Tomorrow, comme désorienté par ses émois contradictoires et incapable de jauger ses propres capacités, ne parvenait pas à asseoir une identité réellement marquante. Cherchant encore l’équilibre entre lourdeur et émotion, il se perdait entre ses différentes inclinations (metal gothique, doom metal, death mélodique…) et pâtissait d’un chant maladroit forçant péniblement sa nature tant dans les aigus que dans les graves gutturaux. Déjà, pourtant, quelques fulgurances laissaient deviner le potentiel enfoui. Grave Image, en 2020, marquait un très net sursaut qualitatif, le groupe ayant notamment élagué son écheveau touffu de styles et d’inspirations plus ou moins bien digérées et solidifié sa matière sonore grâce à l’apport d’un deuxième guitariste.
La (fine) marge d’amélioration qui demeurait perceptible est aujourd’hui remarquablement comblée par Grey Everlasting. Les compositions, toujours plus précisément taillées, forment de solides blocs dans lesquels tout ce que le groupe avait atteint avec Grave Image est porté à un niveau supérieur, dans une forme d’aboutissement : le tranchant des guitares est affûté, tout moment de flottement stylistique est oublié au profit d’un déroulement cohérent et le chant, désormais parfaitement en phase avec le propos musical et ses propres dispositions, confirme son rôle majeur dans les ambiances rendues. Presque uniquement clair, il porte par sa gravité et ses poignantes intonations le sens du tragique inhérent au groupe, sans jamais verser dans le lyrisme. Son aspect monocorde n’est pas la marque d’une absence d’incarnation mais celle d’un pessimisme extrêmement pesant et il n’est pas exempt de quelques inflexions sensibles, comme dans « No Thought Or Memory », où il se rapproche de celui de Joel Ekelöf de Soen. Cette comparaison ne se limite d’ailleurs pas au chant puisque Grey Everlasting évoque par plusieurs aspects le dernier album des Suédois.
La progression entre Grave Image et Grey Everlasting n’est en effet pas seulement qualitative : le quatuor s’aventure avec ce troisième opus dans quelques voies nouvelles. Du dernier-né de Soen, on retrouve ici une construction plus progressive des compositions, une dimension atmosphérique étoffée et d’inattendues irruptions de brutalité. Le court prélude « Nihil » et ses nappes atmosphériques annoncent l’accent mis sur cet aspect, tandis que le morceau suivant, « Earthtomb », après quelques mesures d’un lourd pas doom, fend ces brumes liminaires d’une brève mais féroce charge rythmique à la double pédale. La transition se répète entre « Grey Everlasting » et « White Sleep », le premier s’étalant presque paresseusement en chœurs caressants et en douces et lentes harmonies de guitares et de voix, avant que le second rompe cette ambiance dans un fracas blasté.
Ces ponctuelles effervescences traversent d’une nervosité bienvenue un corps par ailleurs lesté de spleen, dont le groupe parvient à évoquer tant les gouffres émotionnels que l’abandon léthargique, grâce à un travail de composition et d’arrangements en tous points rehaussé. Soli de guitare élégiaques (ceux de « Quietly, Suddenly » et de « So We Forget », tel un filet de larmes au cœur de l’abattement), parties de batterie variées, chœurs spectraux, abondance de claviers tapissant les morceaux de leurs élégantes orchestrations et talent mélodique (l’accrocheur « Formless », dont la progression saccadée et la noire intensité convoquent le Katatonia de Viva Emptiness) sont parmi les innombrables atouts d’un album qui trouve l’équilibre parfait entre massiveté et sensibilité. Cet équilibre atteint son point culminant dans « Asunder », avec lequel le groupe soigne impeccablement sa sortie. L’expression de la désespérance, par sa lourdeur, son mordant et sa puissance, y tutoie Paradise Lost.
Dix ans après la naissance du groupe, il est encore difficile de croire que sa musique soit née aux États-Unis, tant elle est imprégnée d’un esprit européen et plus précisément scandinave, s’inscrivant dans la lignée de Katatonia, Swallow The Sun et Dawn Of Solace. Enregistré à Pittsburgh (le chant l’a été aux studios Mana Recording, dont il ne reflète pas le catalogue plutôt orienté death metal), l’album a cependant, rétablissant une certaine logique, été comme son prédécesseur masterisé par Dan Swanö. Avec cette œuvre impeccable, Deathwhite se rapproche de plus en plus sérieusement des aînés qui l’ont inspiré et s’affirme comme une magnifique consolation pour les fans des regrettés Ghost Brigade et The Foreshadowing.
Chanson « White Sleep » :
Chanson « No Thought Or Memory » :
Clip vidéo de la chanson « Earthtomb » :
Album Grey Everlasting, sortie le 10 juin 2022 via Season Of Mist. Disponible à l’achat ici