Jusqu’à peu, Devil Sold His Saul n’avait qu’un chanteur, Edd Gibbs d’abord, Paul Green ensuite. Puis a eu lieu une tournée anniversaire à l’occasion de laquelle, nostalgie oblige, le groupe a invité le premier à se joindre au second. Quelques concerts plus tard, cela devenait officiel : Devil Sold His Soul continuerait avec deux chanteurs. Il n’y avait pas eu besoin d’y réfléchir ou même d’en discuter, tellement il y avait de plaisir et de spontanéité.
C’est donc avec eux deux que nous nous sommes entretenus pour la sortie de l’album Loss, le premier sous cette formule. Et c’est naturellement de l’enthousiasme qui se dégage lorsque l’on parle du groupe et de leur collaboration. Et pourtant les circonstances autour de cet album étaient loin d’être roses, comme l’indique d’ailleurs son titre. Mais Loss est clairement le témoignage musical de la manière dont les membres de Devil Sold His Soul gèrent leur peine : en acceptant la souffrance et en allant de l’avant pour trouver une lueur d’espoir.
« Nous ne sommes pas les personnes les plus à l’aise au monde quand il s’agit d’être celui qui reçoit toute l’attention. […] Donc je pense que se partager la fonction était une vraie bénédiction pour nous. »
Radio Metal : Tout d’abord, Ed, peux-tu nous parler des quelques années que tu as passées hors du groupe de 2013 à 2017 ?
Ed Gibbs (chant) : J’ai quitté le groupe pour des raisons liées à ma situation financière. J’étais à la fin de ma vingtaine et nous n’étions pas un groupe qui gagnait des tonnes d’argent, donc nous n’étions pas en mesure de nous rémunérer. Il s’agissait de partir pour faire carrière ailleurs et gagner ma vie. Au moment où j’ai quitté le groupe, certains de mes meilleurs amis étaient en train de sortir un EP, un groupe baptisé All We Have. Ils n’avaient pas de chanteur à l’époque et m’ont demandé si je voulais chanter dessus. J’ai posé mon chant en une semaine environ et j’ai ensuite traîné avec eux durant cet été-là, c’était sympa. Puis j’ai trouvé un travail, je suis monteur vidéo pour la télévision aujourd’hui. J’ai donc passé sept ou huit ans à faire ça, et je me suis marié, j’ai acheté une maison, j’ai adopté un chien…
Tu es revenu dans le groupe pour célébrer les dix ans du premier album du groupe. A quel moment durant cette tournée as-tu décidé de réintégrer le groupe à plein temps ?
C’est assez drôle, car ce n’était évidemment pas l’intention au départ. L’intention était juste de faire ces quatre concerts et ensuite repartir chacun de son côté. Ces concerts ont déclenché une nouvelle flamme au sein du groupe tellement nous nous sommes éclatés ! Surtout de mon côté, aussi loin que je me souvienne, je ne m’étais jamais autant amusé avec le groupe. Donc après ça, nous avons fait quelques festivals d’été. Les gars m’ont demandé si je voulais continuer avec eux et faire quelques concerts supplémentaires, et peut-être consacrer l’année à l’anniversaire d’A Fragile Hope. Ils ont eu une tournée avec SikTh à la fin de l’année et ils m’ont demandé si je voulais y participer. Puis il y a eu une tournée japonaise et j’y ai encore participé. Juste après la fin du dernier concert japonais, j’étais là : « Du coup, est-ce que je suis dans le groupe ? » « Ouais, bien sûr que tu es dans le groupe ! » C’était un retour en douceur. Ça n’a jamais été discuté, mais c’était sympa que ça se fasse de manière aussi organique et simple. Ensuite, nous n’avons jamais regardé en arrière.
En fait, Paul, cette tournée célébrait un album auquel tu n’avais pas participé. Comment t’es-tu senti dans cette atmosphère assez nostalgique ?
Paul Green (chant) : C’était vraiment sympa d’y prendre part. Dans le passé, j’avais tourné pour l’album Empire Of Light, car Ed était parti à la moitié de la tournée. Donc j’ai fait la partie européenne, mais c’était un peu étrange parce que la plupart des gens ne savaient pas que j’allais chanter jusqu’à ce que je monte sur scène. Pour moi, c’était une très bonne manière de voir quelle importance le groupe avait pour plein de gens. Voir cet album être joué en entier et l’émotion dans le public était juste incroyable. J’ai adoré participé à ça. Autant je n’ai pas écrit cet album, autant je me suis senti honoré d’être sur scène à chanter ces morceaux avec Ed. Nous avons aussi pu faire deux autres chansons, dont une que j’avais écrite. C’était plutôt sympa de tout réunir et travailler avec tout le monde dans le but de s’éclater ensemble.
Ed : Oui, c’était super de partager ces concerts. Nous avons joué une chanson de l’EP qu’ils ont sorti avec Paul et aussi une de l’album Empire Of Light. C’était vraiment agréable de mélanger les époques.
Comment c’était au départ quand vous avez commencé à chanter ensemble et à partager la scène ? N’y avait-il pas quelques moments de confusion ou des erreurs parfois ?
Je suis sûr qu’il y a eu des erreurs ! Nous avons passé énormément de temps ensemble au préalable pour travailler sur les chansons, sur ce que nous allions chacun chanter et tout. Nous avions littéralement imprimé les paroles, et nous avons utilisé des surligneurs pour déterminer quelles seraient les meilleures combinaisons de chant pour les chansons. La première répétition était un peu étrange. Je me souviens que j’étais assez tendu en arrivant à la salle de répétition, mais dès que nous avons commencé à jouer ensemble, c’était génial. Puis, il n’y a jamais rien eu de bizarre d’après mes souvenirs, nous nous sommes extrêmement bien entendus après ça, c’était très facile et c’était comme si nous chantions ensemble depuis une éternité.
« Nous nous sommes énormément amusés et nous nous sentions d’humeur très positive en nous mettant sur l’album. Mais émotionnellement, nous étions un peu dans une impasse avec nos vies privées. La musique est née du clash de ces deux choses. »
Comment décririez-vous votre relation de travail maintenant ?
Paul : C’est très facile et très amusant, c’est le plus important. Je pense que dans le passé, nous avions peut-être oublié comment nous amuser en tant que groupe. Aujourd’hui, nous nous éclatons à nouveau, et c’est en partie la raison pour laquelle nous existons toujours dix-sept ans plus tard. La manière dont Ed et moi travaillons et dont le groupe travaille tous ensemble fait que tout est beaucoup plus agréable.
Ed : Au final, je pense que Paul et moi sommes un drôle d’assortiment qui fonctionne vraiment bien, car nous ne sommes pas toujours obligés de nous éterniser dans des discussions ou de vraiment verbaliser ce que nous faisons pour être sur la même longueur d’onde. Même si parfois nous avons des idées différentes quand nous créons des chansons, nous nous mettons très rapidement en phase, ce qui fait que tout est vraiment plus facile.
Vous avez tous les deux eu l’habitude d’être seuls au poste de chanteur et frontman. Est-ce que ça a nécessité une part de réinvention de votre part ?
Paul : Non, je ne pense pas. Ce n’est pas ce que j’ai ressenti. Je suppose que nous ne sommes pas les personnes les plus à l’aise au monde quand il s’agit d’être celui qui reçoit toute l’attention. En tant que chanteurs sur le devant de la scène, nous ne parlons par beaucoup au microphone pour communiquer avec le public. Personnellement, je me sens vraiment gêné, ça requiert un gros travail sur moi-même. Donc je pense que se partager la fonction était une vraie bénédiction pour nous.
Ed : Oui. Nous n’avons jamais ce sentiment dont tu parles. Nous avons plutôt eu l’impression de partager les aspects les plus difficiles de ce boulot. C’était vraiment agréable, ça n’a jamais été quelque chose de négatif.
J’imagine que vous devez faire attention à ne pas vous mélanger les pinceaux. Est-ce quelque chose dont vous avez discuté ou auquel vous avez prêté attention ?
Je pense que tous les deux, nous aimons être bien entraînés, c’est-à-dire bien répéter pour être sûrs de ce que nous faisons. Nous ne faisons pas tellement de hors-piste quand nous chantons parce que nous voulons nous assurer que c’est bon. Ça joue vraiment en notre faveur parce que ni moi ni lui n’aimons nous écarter de notre sentier. Si nous le faisions, il est certain que ça mettrait la pagaille, donc nous répétons et nous savons exactement ce que nous faisons.
Pensez-vous que le fait de travailler en duo a étendu les possibilités vocales du groupe ?
Absolument. Sur cet album, nous sommes parvenus à vraiment nous concentrer sur les harmonies et le chant en duo, plutôt que d’avoir deux chanteurs qui se lancent dans de simples échanges. L’une de mes choses préférées dans cet album, c’est lorsque nous chantons ensemble. J’adore la fin de « Burdened », l’harmonie et le fait d’avoir deux types de voix qui chantent c’est assez cool.
Diriez-vous que c’est quelque chose qui a affecté la manière dont les autres musiciens dans le groupe jouent ou composent ?
Je pense qu’ils ont abordé la musique de la même manière que d’habitude. Notre boulot a toujours été d’utiliser la direction qu’ils prennent avec la musique et de nous y adapter. Si le résultat de la composition avait donné un album différent, il aurait pu y avoir moins de chant dessus. Nous n’essayons pas du tout de forcer le chant. Nous suivons notre instinct pour savoir s’il doit y avoir ou pas du chant sur une partie. C’est un album très chargé en chant, mais c’est le résultat de ce que le groupe a composé et du type de chansons que nous avons créé.
Pensez-vous que la célébration du dixième anniversaire d’A Fragile Hope a eu un effet sur le nouvel album ?
Paul : A cause de l’atmosphère et la positivité, oui, clairement. C’est assez marrant parce que nous sommes un peu coincés dans un entre-deux. C’est-à-dire qu’il s’est passé plein de mauvaises choses dans nos vies avec le décès de membres de nos familles et ce genre de chose, mais il y avait aussi une atmosphère très positive au sein du groupe car nous venions de faire trois très bonnes tournées d’affilée. Donc nous nous sommes énormément amusés et nous nous sentions d’humeur très positive en nous mettant sur l’album. Mais émotionnellement, nous étions un peu dans une impasse avec nos vies privées. La musique est née du clash de ces deux choses.
« Nous n’avons jamais voulu complètement déprimer les gens au point de les affecter avec notre musique. Notre manière d’écrire fait que nous avons toujours fait miroiter un espoir au sein de nos morceaux. »
Le titre de l’album est assez explicite : Loss. Evidemment il traite de la perte, du chagrin et du processus de guérison. Il traite aussi de problèmes de santé mentale, comme la dépression et l’anxiété. C’est lié a priori à ce dont tu viens de parler. Quel était votre état d’esprit au moment où vous avez décidé d’en faire le sujet principal de l’album ?
Ed : La mère d’Alex est soudainement décédée, de manière inattendue, à peu près au moment où nous avons commencé à écrire l’album. Ça a encadré toute la conception du disque. Alex était rempli de chagrin durant toute cette période. Voir un ami, ou même plus qu’un ami car le groupe c’est comme une famille… Donc voir quelqu’un de ta famille vivre cette peine est très dur à encaisser. Nous avions le sentiment de devoir y prendre part. Je sais que moi-même et quelques autres membres du groupe avons aussi traversé pas mal de choses durant toute cette période. En gros, il s’est passé plein de choses qui nous ont fait éprouver le besoin de les traiter en musique. Ça a toujours été comme ça avec ce groupe, il s’agit de dire ce qu’on a sur le cœur. Il fallait que ce soit ainsi.
Malgré le fait que vous ayez des chansons sombres comme « Burdened » ou « The Narcissist », c’est finalement un album qui sonne assez positif. Les mélodies elles-mêmes sont très paisibles et positives, surtout si on considère le côté sombre des thèmes. Vouliez-vous que cet album aide l’auditeur à pratiquer l’acceptation dans la souffrance, de manière positive ?
Paul : Je dirais que nous avons toujours été assez optimistes avec notre musique dans le passé, même si nous avons traité de sujets sombres auparavant. Nous n’avons jamais voulu complètement déprimer les gens au point de les affecter avec notre musique. Notre manière d’écrire fait que nous avons toujours fait miroiter un espoir au sein de nos morceaux. C’est juste comme ça que nous écrivons. Le message n’est pas que la vie est tellement nulle qu’on ne peut pas s’en sortir, c’est, au contraire, que même si les choses peuvent parfois être mauvaises, on va s’en sortir.
Ed : Le truc important avec la peine, c’est que plus elle est profonde, plus ça veut dire qu’on se souciait de la personne et qu’elle était importante à nos yeux. Ça veut dire aussi qu’elle vaut la peine qu’on pense à elle et qu’il y a du positif là-dedans, c’est la raison pour laquelle ça fait du mal. Je pense qu’il y a matière à réfléchir.
Concernant ce thème, vous avez déclaré espérer que « l’album parle aux gens et peut les aider à se frayer un chemin à travers leur propre peine ». Avez-vous des exemples d’albums ou d’autres formes d’art qui vous ont aidés à traverser ce processus ?
Paul : J’aime me vider la tête, donc j’ai deux manières de gérer ces mauvais moments. Soit j’écoute des trucs comme Hammock ou Goldmund, ça permet de réfléchir, il ne se passe pas grand-chose, c’est juste une belle clarté et ça m’aide beaucoup. Mais je trouve surtout ma catharsis en écrivant des chansons sur mes propres problèmes. Je pense que c’est là que je trouverai toujours refuge quand je me sens démoralisé ou si j’ai un problème dans ma vie, je mets tout ça dans mes propres chansons.
Ed : Oui, pareil pour moi.
Vous avez aussi dit que les chansons vous permettaient de « communiquer des choses dont [vous avez] du mal à parler en personne ». Diriez-vous que parfois les mots sont inutiles pour exprimer des sentiments ?
Je pense qu’il y a aussi une grande tendance chez les hommes à ne pas parler des choses. Nous avons été éduqués de manière à ne pas dire ce que nous avons sur le cœur. Je pense que c’est vraiment la raison pour laquelle il y a de nombreux suicides chez les hommes, parce qu’on a appris qu’il faut encaisser sans broncher.
Paul : On cache nos émotions aussi. Or c’est très important de parler de ces choses. Je pense que l’industrie musicale commence à vraiment pousser ça en avant en ce moment pour essayer de faire que les gens parlent plus. J’ai perdu des amis au fil des années à cause de suicides. C’est une horrible manière de partir, c’est horrible de voir les gens faire ça et de voir ceux qu’ils laissent derrière eux. Je pense que si on en parle, même si c’est avec nos propres mots dans une chanson, plutôt que d’en parler en personne – peut-être comme nous le faisons là tout de suite – je peux dire : « Faites-le plus. » Il y aura toujours quelqu’un qui écoutera.
Ed : C’est plus facile de vider son sac dans une chanson que d’en parler haut et fort. Nous avons de la chance à cet égard.
Vous exercez-vous à davantage parler de vos sentiments ? Pensez-vous y arriver mieux avec le temps ?
Paul : Je pense que j’apprends encore. Je dirais que je trouve toujours plus facile de mettre ça dans une chanson que d’en parler à des gens, car ça me rend vulnérable. La vulnérabilité quand on parle à quelqu’un face à face et ensuite voir comment on est, c’est dur. J’imagine que quand on met ça en musique, ça permet de quand même l’évacuer, et je me sens toujours plus à l’aise à faire ça, mais je ne vais pas arrêter d’essayer de m’améliorer pour ce qui est de parler.
Interview réalisée par téléphone le 1er avril 2021 par Philippe Sliwa.
Retranscription : Emilie Bardalou.
Traduction : Nicolas Gricourt.
Photos : Finn Pomeroy.
Site officiel de Devil Sold His Soul : www.devilsoldhissoul.com
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