Devin Townsend est, et ce depuis longtemps maintenant, incontestablement synonyme de créativité dans la scène metal, justement parce qu’il a su en partie s’en extraire sans la rejeter totalement. La vision débridée de la musique de l’artiste a été dernièrement plébiscitée lorsqu’on constate le succès des lives au Royal Albert Hall (2015) ou plus récemment Ocean Machine (2018). Pour autant, Devin Townsend avait l’impression d’être limité par les carcans d’un groupe de metal progressif, ce qui l’a amené à mettre un terme au Devin Townsend Project et à se concentrer sur un nouvel opus en solo. Empath peut se présenter sous la forme d’un défi que s’est lancé l’artiste : mélanger une pléthore de styles de musique et tout de même réussir à créer un ensemble cohérent. En réalité, Devin Townsend veut insister sur la nécessité d’observer les choses selon divers points de vue, d’appréhender les réflexions qui nous sont extérieures. Ainsi, grâce à un travail gargantuesque de production et d’écriture, Empath est une réalisation complètement ouverte, une ode à l’anti-compartimentation.
Le sens d’Empath réside évidemment dans le rapport à l’empathie, perçue aujourd’hui comme quelque chose de handicapant la plupart du temps. Devin Townsend préfère y trouver les avantages, à savoir une compréhension du monde plurielle qui intègre systématiquement les influences extérieures (d’une manière maîtrisée ou non). En un sens, l’empathie serait un remède à la division. C’est ce qu’Empath essaie de transcrire musicalement sans nécessairement être le fruit d’une intellectualisation trop poussée au préalable. En somme, Empath est éclaté et s’étale partout. Devin Townsend a eu recours à une armée de professionnels, que ce soit les trois batteurs (Anup Sastry de Monuments pour les parties progressives, Samus Paulicelli de Decrepit Birth pour les parties metal et Morgan Ågren pour l’improvisation et le jazz), le « directeur musical » Mike Keneally, le travail de mix d’Adam « Nolly » Getgood (Periphery) ou diverses participations telles que celles de Steve Vai, d’Anneke Van Griesbergen ou encore celle plus insolite de Chad Kroeger (Nickelback) pour ne citer qu’eux.
Sur le papier, Empath est une œuvre massive et folle. Ce qu’elle est en substance. « Castaway » introduit le propos par une mélodie éthérée, apaisante, apposée sur une ambiance aquatique (vagues et mouettes, la totale) avant de transiter vers des chœurs presque cultuels et la première chanson, « Genesis », un amalgame entraînant entre sonorités électro et rythmiques schizophrènes qui font passer Between The Buried And Me pour un groupe de hard rock conventionnel. En à peine dix minutes, Devin Townsend fait se cohabiter riffing rock, orchestrations classiques, sonorités de pop et de world music et blasts propres au death – sans oublier une touche d’humour avec l’intervention de chatons. La rayonnante « Spirits Will Collide » donne l’impression de moins s’éparpiller mais reste une synthèse étrange de power-rock et de pseudo-gospel. « Evermore » oscille entre baisses et hausses d’intensité, avec chorales grandiloquentes et rythmes de lignée tribale martelés avec une conviction que Sepultura n’aurait pas reniée (à ceci près qu’ils n’auraient pas enchaîné sur un florilège de notes digne des élans les plus délurés de Jordan Rudess). Les habitués des frasques de sieur Townsend peuvent se rassurer : il faut toujours un filet de sécurité pour appréhender ce qui se trame au sein d’Empath.
En dépit de l’impression constante de se trouver sous un feu d’artifice, Empath parvient à une certaine concision. La diversité des éléments propres à chaque style et la dynamique sans cesse mouvante se retrouvent liées par des mélodies qui forment une véritable colonne vertébrale, à l’instar de « Sprite », sorte d’hymne d’un pays féerique résultant d’un trip acidulé. En contraste direct avec la folie furieuse de « Hear Me » qui suit, sur laquelle plane l’ombre névrotique de Strapping Young Lad, que la purement orchestrale « Why » vient (presque) apaiser (l’intervention aussi subite que brève d’un growl a de quoi dérouter). « Borderlands » entérine la réussite d’une synthèse audacieuse en mêlant breaks électroniques, cuivres, passages ambients et rythmique binaire qui tache pour créer une symphonie chaotique paradoxalement pleine de sens. Le paroxysme de l’audace « townsendienne » est atteint avec les vingt-trois minutes de « Singularity », annoncées en grande pompe par la courte pièce classique « Requiem ». On y retrouve une myriade d’états d’âme via de douces mélodies, arpèges et nappes, la grandiloquence d’un riffing power-metal, l’agressivité de rythmiques indus, la brutalité directe d’un plan death débridé ou l’incongruité d’un jazz expérimental. Devin Townend parvient même à conserver le meilleur pour la fin en laissant l’auditeur fredonner l’une des mélodies les plus entêtantes de l’opus (entrecoupé d’une intervention de Steve Vai qu’on reconnaîtra aisément) avant que les dernières sonorités ne s’estompent.
Empath est une preuve avant d’être un album : celle que les catégories sont une convenance et non une caractéristique essentielle à la musique. Devin Townsend va certainement laisser de nombreuses âmes sur le carreau, qui se refuseront à n’y voir autre chose qu’un grand bordel organisé. Quelque part, Empath se définit ainsi. Pourtant, malgré l’exubérance et l’impromptu, il reste toujours quelque chose en tête, que ce soit un air ou une réflexion plus profonde. Empath est un bazar génial qui réussit la prouesse d’inciter à constamment considérer ce qui nous entoure sous plusieurs angles.
Clip vidéo animé de la chanson « Evermore » :
Clip vidéo de la chanson « Genesis » :
Album Empath, sortie le 29 mars 2019 via Inside Out. Disponible à l’achat ici
Dix jours d’attente. Argh il me taaaarde.
C’est le cas de le dire !
Les deux morceaux en écoute sont incroyables, vivement tout le reste !
En tout cas, la critique donne envie de se jeter à oreilles perdues sur cette œuvre.