La Première Guerre mondiale a duré quatre ans. Quatre années où, malgré les circonstances exceptionnelles, il faut continuer à vivre, aller à l’école, au travail, payer ses factures. Quatre années où le temps ne s’arrête pas. Watch Your 6, le nouvel album de Dusk Of Delusion qui a pour trame de fond ce conflit, est évidemment teinté de violence, de peur, de tension et de tristesse, mais cherche également à mettre en musique des émotions plus inattendues, s’attachant notamment au quotidien de divers protagonistes, soldats ou civils, tous camps confondus. Comment continuer à vivre pendant une guerre, garder un quotidien, garder une part d’humanité, voilà la réflexion que pose ce disque.
Le guitariste Matthieu Morand nous raconte comment ce thème s’est imposé et les répercussions musicales qu’il a eues sur un groupe déjà en pleine remise en question.
« Ce qui est intéressant pour nous, c’est de mettre des émotions sur des situations qui ne sont pas habituelles […] et de voir comment les gens ont traversé ce quotidien malgré tout, en conservant leur part d’humanité. »
Radio Metal : Le thème de cet album est la Première Guerre mondiale. Qu’est-ce qui vous a poussés à vous plonger dans cette période spécifique ?
Matthieu Morand (guitare) : La thématique de la Première Guerre mondiale est la toile de fond de notre album. La vraie thématique est celle des sentiments et des émotions qui sont vécus par un certain nombre de protagonistes, que ce soit des civils, des soldats, français, anglais, allemands, serbes, à travers le conflit. Nous ne voulions pas avoir le point de vue « les Français sont les gentils, les Allemands sont les méchants ». Nous sommes partis du principe que le mal était partout, que l’atrocité de la guerre frappe tout le monde, quelle que soit la nationalité des gens qui sont dans ce conflit. Et nous n’évoquons pas les batailles, ce n’est pas un cours d’histoire, c’est vraiment une toile de fond. Initialement, nous avons choisi cette trame-là parce que notre chanteur, Benoît, est professeur d’histoire, et il est passionné par cette période historique qu’est la guerre de 14-18. C’est un premier point. Et nous-mêmes, étant tous lorrains, nous avons un paysage en Lorraine qui est assez marqué par le conflit, notamment dans la Meuse. Ça a aussi joué dans notre envie de traiter cette thématique-là.
Dirais-tu que le fait d’avoir choisi la Première Guerre mondiale comme trame de fond vous a permis de traiter d’émotions que l’on ne peut pas ressentir dans d’autres situations ?
Oui. Ce qui est intéressant pour nous, c’est de mettre des émotions sur des situations qui ne sont pas habituelles. Nous parlons par exemple du thème de l’amour, mais à travers les lettres des Poilus qui sont dans les tranchées, qui écrivent à leurs familles, à leurs femmes qui sont restées à l’arrière, et qui sont souvent le seul lien qu’ils ont avec leur famille. Donc ça, c’est une situation inhabituelle pour traiter du thème de l’amour. Nous parlons aussi des sentiments autour du courage, et nous parlons de ces femmes agricultrices qui sont obligées de s’occuper des champs pendant que leurs maris sont à la guerre. Ce sont aussi des situations qui sont plutôt inhérentes au conflit. Nous développons un certain nombre d’émotions sur des moments différents, toujours en lien avec le conflit.
Il y a effectivement l’amour avec les lettres des Poilus, mais aussi le courage avec la chanson « The Guardians », la joie avec cet épisode célèbre du Noël de 1914… Est-ce que c’était important pour vous de montrer comment, dans l’horreur, l’être humain arrive malgré tout à dégager quelque chose de beau ?
Ce n’était pas forcément notre ambition première. Notre ambition était d’aller dans le quotidien des anonymes. C’est ça qui était important. Il y a parfois des chansons où la violence est aussi présente. Sur le titre d’ouverture, nous parlons de l’assassinat de François-Ferdinand, donc évidemment, il y a de la violence, de la haine, par rapport à cet épisode. Mais au-delà de ça, il s’agissait vraiment d’aller dans le quotidien, et de voir comment les gens ont traversé ce quotidien malgré tout, en conservant leur part d’humanité.
Le premier morceau parle donc de l’assassinat de François-Ferdinand. Il évoque la théorie de la poudrière des Balkans, comme quoi cet assassinat n’a finalement été qu’une goutte d’eau, et que la situation était déjà très tendue et la guerre latente. À ton avis, est-ce que la Première Guerre mondiale, finalement, était inéluctable ?
C’est difficile à dire. D’une part, je ne suis pas historien, et je n’ai pas forcément le recul que peut avoir notre chanteur qui a travaillé sur les textes et qui est prof d’histoire. Après, il y a plusieurs uchronies qui pourraient dire que si les Serbes avaient accepté que l’Autriche-Hongrie vienne faire une enquête autour de pourquoi [Gavrilo] Princip assassine l’archiduc, peut-être que le conflit aurait été différent et n’aurait pas eu lieu… Après, est-ce que c’était inéluctable ? J’aimerais penser que non, que dans d’autres circonstances, avec d’autres décisions politiques, peut-être que le conflit aurait pu être évité, mais malheureusement, on ne peut pas retourner dans le passé pour changer l’histoire.
C’est vrai que dans l’art, de manière générale, la Seconde Guerre mondiale a été beaucoup plus traitée que la Première, ne serait-ce que dans cinéma. Est-ce que c’est aussi un acte militant de votre part, et vous vous battez aussi pour que la société ne perde pas la mémoire ?
Je ne pense pas que consciemment ce soit notre but. Après, c’est vrai que nous avons des réactions assez inattendues. Nous avons des gens qui nous disent : « Ça m’a donné envie d’en apprendre plus que ce qu’on nous apprend au collège ou au lycée, ou d’aller au-delà de ce qu’on peut voir à la télé ou dans les choses romancées. » Donc, un devoir de mémoire… Je n’aime pas trop ce terme-là, mais je pense qu’inconsciemment, peut-être qu’il y a le fait de dire qu’il ne faut pas oublier ce conflit, il ne faut pas oublier les marques que ça a laissées, particulièrement dans notre région qu’est la Lorraine.
Avez-vous des membres de vos familles respectives, des ancêtres qui ont été touchés par cette guerre-là ? Et comment cette histoire s’est-elle transmise dans vos familles, et comment est-elle arrivée jusqu’à vous, en dehors de ce qu’on apprend à l’école ?
C’est principalement Benoît, qui a son arrière-grand-père qui a combattu à Verdun. Nous autres, moins, parce que déjà, géographiquement, nous sommes lorrains d’adoption. Moi, ma famille était basée à ce moment-là soit en Rhône-Alpes, soit du côté d’Amiens, donc ils n’ont pas été touchés par le conflit comme on a pu l’être en Lorraine. Notre guitariste, Claude, est corse, donc encore moins. Donc principalement, il n’y a que Benoît qui a un lien avec un membre de sa famille qui a participé au conflit. Après, il y a beaucoup de documentation qui est disponible, que ça soit les correspondances des Poilus, les journaux de guerre, des choses comme ça qui témoignent du quotidien des soldats.
« Il y a un travail que nous avons fait de composition, en prenant en compte un certain nombre de remarques que nous avions eues par rapport au premier album, où on nous avait un peu reproché que les tempi étaient tout le temps un peu les mêmes, que les tonalités étaient tout le temps un peu les mêmes, qu’on avait l’impression d’écouter tout le temps le même morceau… »
Concernant la musique, quand on met en parallèle les thèmes et les styles de chaque chanson, il y a un lien très évident. Y a-t-il eu des atmosphères un peu moins manichéennes et des émotions plus ambiguës qui ont été plus difficiles à mettre en musique ?
C’est effectivement un travail que nous avons fait, mais qui n’a pas été si complexe que ça, parce que ces thématiques-là sont peu usitées habituellement, et puis finalement, quand on s’y met, ça vient assez naturellement. Même pour un morceau comme « Smiling From Across », qui a pour émotion de base la joie, j’avais le texte de Benoît, et je me suis demandé : « Comment vais-je pouvoir écrire une chanson qui aura finalement une musique joyeuse, qui reflète l’émotion qu’on veut traiter dans ce morceau ? » Ça s’est fait assez naturellement, sans trop de difficulté, finalement.
Penses-tu que le choix de cette thématique-là, de ces émotions qui sont quand même des émotions très spécifiques, vous a permis d’être plus surprenants musicalement ?
Il y a effectivement le choix de la thématique, mais il y a aussi un travail que nous avons fait de composition, en prenant en compte un certain nombre de remarques que nous avions eues par rapport au premier album, où on nous avait un peu reproché que les tempi étaient tout le temps un peu les mêmes, que les tonalités étaient tout le temps un peu les mêmes, qu’on avait l’impression d’écouter tout le temps le même morceau… Donc nous avons travaillé sur ça, c’est-à-dire que nous avons beaucoup plus varié les tonalités. Nous avons aussi réfléchi davantage sur la manière dont les morceaux s’enchaînent, justement en fonction des tonalités choisies, en fonction des tempi, et je pense que nous avons réussi à créer une dynamique qui fait qu’à la fois par les thèmes et par la manière dont nous avons abordé la composition, nous avons quelque chose de peut-être plus surprenant, plus varié, qui sort un peu de l’ordinaire. C’est lié à ces deux aspects.
Ça a été dur de faire cette remise en question musicale ou est-ce qu’au contraire, ça a été un processus plaisant pour vous ?
Pour nous, c’était plutôt bénéfique. Ça aurait été une erreur de faire deux fois le même album, de faire un deuxième (F)unfair. Il y a aussi un aspect que nous avons beaucoup discuté et que nous avons développé, c’est de se dire que nous avons tous un bagage musical, technique, qui nous permettrait de monter le niveau, de monter d’un cran, de se mettre un peu plus en danger sur l’aspect technique, l’aspect structurel, l’aspect mélodique. Nous avons les capacités de le faire, il faut le faire, mais tout en gardant à l’idée que sur scène, il faut que ça envoie, car nous sommes aussi avant tout un groupe de scène. Donc ça a été vachement bénéfique de prendre toutes ces remarques et de se dire : « On a les capacités de le faire, il faut le faire, car ça va servir au mieux la musique. »
Quand on étudie un peu la théorie musicale et l’harmonie, on entend qu’il y aurait certaines tonalités et certaines gammes qui colleraient mieux à telle ou telle atmosphère. Êtes-vous allés dans cette direction-là ?
Oui. Après, moi, j’ai une formation classique. J’ai une formation musicologique assez poussée car j’ai un master de musicologie, et j’ai étudié de nombreuses années au Conservatoire. Tous ces aspects-là sont des aspects parfaitement assimilés, en tout cas dans ma façon d’écrire. Effectivement, il y a des tonalités qui se prêtent plus à telle ou telle chose, même si ce n’est pas forcément conscient, je rejoins totalement cet aspect des choses, la théorie musicale, l’harmonie et l’analyse.
Est-ce que ç’a été un challenge vocal pour Benoît de s’approprier autant d’ambiances différentes ?
Non, je ne pense pas. Après, il a beaucoup plus expérimenté en studio que ce que nous avions fait pour le premier album. Déjà parce que passer deux ans sur les routes, nous avons fait pratiquement quarante dates pour défendre ce premier album, donc forcément, ça forge aussi ta voix, ton caractère vocal. Ça te permet aussi de progresser. Donc forcément, tout ce qu’il a emmagasiné sur la route, il a pu le restituer, et il a pu réinjecter cette progression dans son interprétation et dans sa façon d’aborder le chant, la mélodie, le scream, le fry, et toutes les techniques vocales qu’il utilise.
Les émotions et situations abordées sont très spécifiques. Comment s’approprie-t-on ça, notamment le fait d’avoir perdu un proche à la guerre, quand on écrit de la musique là-dessus ?
[Réfléchit] C’est vrai qu’en tant que musicien, en tant que guitariste, je n’ai pas cette réflexion-là sur l’interprétation. Après, concernant les auditeurs, nous avons écrit cet album un peu comme on écrirait un film, finalement, c’est-à-dire que tu peux aussi juste t’asseoir dans ton canapé, prendre le livret, suivre les textes, et te laisser transporter par ce qui va te parler à un moment donné.
Le titre de l’album est Watch Your 6, ce qui signifie « surveille tes arrières ». Ça suggère l’idée de méfiance, d’imprévisibilité. C’est ça, l’idée centrale du disque ?
Pas nécessairement. Disons que c’est un terme militaire qui est employé pour dire : « Surveille tes arrières », donc c’est quelque chose qui pourrait se dire certainement de manière assez régulière. Et puis il y a l’usage de l’expression dans un sens plus global, parce que comme je disais un peu plus tôt, le mal est partout, quel que soit le camp. C’est plus dans cette démarche-là que nous avons choisi ce titre d’album.
Interview réalisée par téléphone le 26 février 2020 par Philippe Sliwa.
Retranscription : Robin Collas.
Site officiel de Dusk Of Delusion : www.duskofdelusion.com.
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