Si Göteborg, en Suède, est surtout connue comme le berceau de mythiques groupes de death mélodique, elle a aussi engendré Ef. Ce projet de post-rock, au parcours bien rodé, s’est constitué sa petite meute d’irréductibles fans au fil de sa quinzaine d’années d’existence. Lentement mais sûrement harponné par Pelagic Records (amitié avec des membres de The Ocean aidant), le groupe est sorti fin 2022 d’un silence « involontaire » de cinq années. Leur précédent opus, Ceremonies, date en effet de 2013, et seul un split EP, Vāyu, avait pointé, en 2016, le bout de son nez pour nous aider à supporter cette traversée de désert musical.
Ce qui frappe chez Ef, et peut-être plus encore avec cette nouvelle offrande, c’est l’onirisme prononcé de leurs édifices musicaux. Quand de nombreux groupes de post-rock (et de genres apparentés) répandent sur leur auditoire un temps exclusivement pluvieux, Ef opte pour une nostalgie propre à réchauffer les cœurs, et que l’on pourrait un peu arbitrairement considérer comme plus saine, malgré les touches de mélancolie qu’elle laisse échapper. Les sonorités continuent leur expédition en territoires ruraux, depuis Mourning Golden Morning (2010) qui avait des airs de « version douce de Somewhere Along The Highway de Cult Of Luna ». Cela ne signifie toutefois pas qu’on est là pour rigoler ; en témoigne la première piste elle-même, « Moments Of Momentum », avec une fin propre à remettre toute pendule à l’heure.
Le groupe est vendu comme « doux et lourd à la fois » – une apparente contradiction proche de la vérité. Et pas question de se contenter de vagues alternances de niveaux de lourdeur : il n’est pas rare que les deux adjectifs soient véritablement applicables à un seul et même passage, doté d’une atmosphère difficile à décrire. Les transitions, particulièrement bien senties, contribuent à cette fluidité et à la pluralité de tons. Qu’il soit amateur de metal ou rockeur occasionnel, l’auditeur est comme impliqué, finissant par faire partie du groupe. Des accroches à la sensibilité pop cachent des déferlements en forme de mises à l’épreuve (« Hymn Of… »). Quelques passages sucrés pourraient évoquer des groupes grand public (l’âge d’or de Snow Patrol, par exemple), a fortiori lorsque des voix féminines font leur irruption, mais les compositions ambitieuses mettent vite à mal de telles comparaisons.
Ef joue, de longue date, avec une double identité, forgée par de vrais-faux airs de groupe instrumental – une approche que l’on retrouve chez certains de leurs collègues, comme Oh Hiroshima. Outre le chant « classique » utilisé par touches soigneuses (comme le serait tout autre instrument, en somme), on trouve sur cet album, exceptionnellement, des tentatives plus rugueuses mais qui s’apparentent plutôt à des appels à l’aide ou à des exhortations, reflets distordus de chœurs rêveurs disséminés au préalable dans les morceaux. Les qualités orchestrales sont indéniables et parviennent à se concilier avec le caractère intimiste propre à un simple quatuor. Cuivres et violons, aussi justement dosés que placés, donnent aux titres ces lointains airs de fanfare (avec ce qu’il faut de retenue) auxquels le groupe nous a habitués. L’esprit de bon nombre de leurs compositions est encore et toujours résumé dans le simple mais efficace titre d’un de leurs anciens albums : « Ceremonies ». Ef reste un projet idéal pour ceux pour qui le seul obstacle à l’appréciation de Sigur Rós est l’omniprésente et frappante voix de tête.
Ef est coutumier des titres cryptiques, en apparence absurdes ou dont le sens est voué à nous filer entre les doigts ; We Salute You, You And You! ne fait pas exception. L’album est construit d’une manière qu’on pourrait qualifier de bicéphale : une vallée y sépare deux versants, chacun avec son propre climat. Le piano épuré de « Nio » sert d’épilogue à « Hymn Of… », tandis que « Leuven » introduit le chapitre final de l’album. La conclusion de ce délicat voyage de trois quarts d’heure s’amorce dès la section centrale de « Chambers », heure de gloire de la face jazzy de l’œuvre. S’ensuit un pont vocal impétueux débouchant sur une explosion de couleurs : un ingénieux assemblage de tout ce que l’album aura proposé jusque-là, comme pour nous souhaiter un bon retour sur terre.
La réapparition d’un groupe, a fortiori lorsqu’il s’agit d’une formation difficilement remplaçable, fait toujours plaisir – et, pour le coup, Ef n’a pas chômé. We Salute You, You And You! fait montre des apprentissages emmagasinés au fil du temps, et plus encore. Il fera office d’attirante carte de visite auprès des nouveaux venus, et éveillera l’intérêt de quiconque se sera assoupi face à la stagnation de certaines franges de la scène post-rock.
L’album en écoute intégrale :
Clip vidéo de la chanson « Moments Of Momentum » :
Album We Salute You, You And You!, sortie le 4 novembre 2022 via Pelagic Records. Disponible à l’achat ici