Richard Z. Kruspe avait mentionné son intention de, peut-être, arrêter Rammstein après l’album à venir, comme si le cycle du groupe était terminé. Si ce qu’il avance est encore très incertain, on peut toutefois être confiant quant à son avenir dans la musique. Le guitariste du monstre allemand avait déjà initié sa carrière solo via un projet nommé Emigrate, amorcé en 2007. Richard Z. Kruspe a ainsi eu l’occasion de s’exprimer plus personnellement, en dehors des contraintes inhérentes à la vie d’un mastodonte du metal tel que Rammstein. En raison de concordance des emplois du temps et surtout d’une « panne d’inspiration » et d’une remise en question, Emigrate ne donnait pas signe de vie depuis Silent So Long (2014). A Million Degrees est le troisième album solo du musicien, l’occasion de s’affirmer en tant qu’entité indépendante de Rammstein. Comme s’il préparait consciencieusement le futur…
À l’origine, le troisième opus d’Emigrate devait s’appeller Silent So Long part 2 et suivre directement sa première partie. Lorsque Richard Z. Kruspe s’est rendu à Los Angeles pour mettre en forme ses idées, il n’était pas convaincu. Le doute, couplé à des aléas qui ont vu son studio inondé et ses disques durs détruits l’ont incité à attendre et à tout reprendre de zéro, ou presque. De fait, Richard Z. Kruspe a décidé de collaborer avec un jeune producteur allemand, Sky Van Hoff, avec qui il travaillait déjà au sein de Rammstein. Surtout, même si l’on perçoit évidemment des familiarités avec son groupe phare (mais de moins en moins), notamment sur le travail des guitares (l’orientalisant « War » et ses guitares massives, assistées d’arrangements électroniques, renvoient inévitablement au penchant indus de Rammstein, version édulcorée), Richard Z. Kruspe se rapproche davantage de la pop, du rock et de la new wave. « 1234 », avec la participation de Ben Kowalewicz de Billy Talent, illustre justement cette sorte d’amalgame étrange, avec une production à la Rammstein mais taillée pour du rock accrocheur. L’écart s’amplifie avec « A Million Degrees » qui abandonne les murs de guitare pour arpenter les terres de Trent Reznor, en délaissant le côté torturé pour un refrain fédérateur. À ce titre, le travail réalisé sur le chant par Richard Z. Kruspe (qui s’occupe des guitares et du chant, assisté à la batterie par Mikko Siren d’Apocalyptica et Arnaud Giraux à la basse) a de quoi déstabiliser en premier lieu ceux qui ne connaissent pas encore Emigrate. Richard Z. Kruspe démontre une aisance singulière pour les phrasés pop, à l’instar du sucré et entraînant « Lead On You », chanté avec Margaux Bossieux (membre occasionnel d’Emigrate).
C’est principalement ce qui fonctionne avec ce A Million Degrees : le décalage de l’artiste avec la discographie archi-connue de Rammstein et un registre très marqué. « You Are So Beautiful » a même des airs naïfs de Blink 182 et son album sans titre (2003), avec un phrasé qui se rapproche de celui de Mark Hoppus avant de se muer en pseudo-Bono. L’aspect plus enlevé, plus léger, confère suffisamment de cachet à Emigrate pour faire oublier les heures plus graves au sein de Rammstein voire lors des albums précédents du projet. Revers de la médaille : A Million Degrees accuse quelques mollesses, à l’image de la power ballade exubérante « We Are Together » qui se traîne et de la légèrement plus convaincante « Eyes Fade Away » et ses leads grandiloquents. Lorsque Richard Z. Kruspe s’écarte des compositions plus classiques pour lorgner du côté de l’électro minimaliste, la recette fonctionne car elle semble plus incarnée. « Let’s Go », qui alterne entre la voix de Richard Z. Kruspe en anglais et la voix en allemand de Till Lindemann est aussi incongrue par l’entrain qu’elle dégage qu’entêtante (l’occasion d’entendre Till dans un registre beaucoup plus pop). Dans la même veine, « I’m Not Afraid » profite de la présence de Tobias Froge alias Cardinal Copia de Ghost pour ciseler un refrain d’une précision sans failles. Parfois, A Million Degrees rend parfaitement hommage au sens de l’accroche musicale de son géniteur.
Entre pop, rock, indus et new wave, Richard Z. Kruspe définit (voire redéfinit) davantage les contours d’Emigrate, qui n’est ni un Rammstein bis, ni un écart forcé par rapport à celui-ci. Richard Z. Kruspe fait la part belle à tout un autre pan de sa personnalité musicale, plus mélodique, moins obscur et martial. A Million Degrees accuse quelques inégalités, il reste résolument honnête et compte son lot d’accroches indélébiles.
Clip vidéo de la chanson « 1234 » :
Album A Million Degrees, sortie le 30 novembre 2018 via Vertigo/Universal Music. Disponible à l’achat ici