« Une nouvelle ère ». Voilà une expression bien familière dans le vocabulaire de beaucoup d’artistes dans la scène metal pour présenter et promouvoir une nouvelle œuvre. Parfois, celle-ci s’accompagne d’une revendication de liberté dans le processus de composition et d’émancipation vis à vis d’une formule préétablie. Pourtant le constat est souvent le même : les promesses ne sont pas à la hauteur des faits. Difficile de sortir des sentiers surtout lorsqu’une formation est profondément ancrée dans son style. Avec ses 26 ans de carrière, Enslaved aspire à cela depuis leur tournant vers le metal progressif faisant d’eux une formation majeure du black progressif. Depuis Monumension paru en 2001, si les Norvégiens tendent à toujours plus accentuer leurs penchants pour le progressif, une recette semble s’être installée – et par ailleurs fonctionner auprès du public. Mais au lendemain de son quart de siècle, Enslaved affirme que ce nouvel album E se veut encore plus audacieux. Affirmation qui n’en manque pas, d’audace. Voyons donc ce qu’il en est réellement…
Les longues compositions faisant voyager l’auditeur dans un autre univers spatio-temporel sont choses communes chez les Norvégiens. « Storm Son » qui ouvre l’album est de celles-ci. Les percussions lointaines, les chevaux et la corne viking plantent d’emblée le décor. S’en suit une douce introduction aux allures de réveil au petit matin, à la sensibilité post-rock, et laissant le temps pour l’auditeur de s’immerger dans l’œuvre. Les premières notes de guitares plus agressives arrivent tout en laissant place aux chants clairs similaires à ceux des derniers albums, et qui rassureront les fans craignant le départ de Herbrand Larsen. Le growl lui se montre caverneux sur ce premier morceau. A la manière d’un Opeth, différents mouvements se succèdent au sein de la même pièce, si ce n’est pour une seconde moitié plus black épique. Le versant prog d’Enslaved est donc bel et bien là, omniprésent, quand bien même « The River’s Mouth » qui succède se montre plus concise et directe.
Si l’idée de dualité semblait déjà bien présente dans l’œuvre d’Enslaved, incarnée au premier plan par l’alternance de chant clair et growl notamment, le groupe y semble cette fois-ci particulièrement attaché en faisant de celle-ci le concept central sur E. Derrière cette lettre se cache une référence à la rune « Ehwaz », représentée comme un « M ». Les runes étant dessinées pour ressembler à ce qu’elles signifient littéralement, Ehwaz signifie « Cheval », et est donc ici étroitement liée à sa signification ésotérique, à savoir « la confiance » et la « coopération ». Ainsi, les dualités doivent être complémentaires pour coopérer et se développer. A cet égard, les textes de E se rapportent pour une bonne part à la coexistence de l’homme et de la nature. Pour l’appuyer, dans « Sacred Horses », si la première moitié est ancrée dans un black progressif qui n’hésite pas à lorgner du côté des années 70 avec son orgue Hammond, la seconde plonge dans les profondeurs d’un black pagan, à coup de rythmes tribaux, ambiance chamanique et chants clairs envoûtants. Les Norvégiens combinent alors différentes atmosphères dans leurs compositions, les amenant à terme à une symbiose. Les notes d’ouverture de certaines pièces (« Axis Of The Worlds », « Feathers Of Eolh ») reviennent en conclusion avec plus de lourdeur, d’agressivité et de puissance, pour former une seule entité cohérente.
Là où Enslaved approche son idéal de liberté artistique, c’est en allant au-delà de ses sonorités habituelles. Ainsi le démarrage d’« Axis Of The Worlds » surprend par ses guitares bluesy et sa rythmique groovy pour plus loin basculer dans un psychédélisme astral et ésotérique. Un riff simple, répétitif, hypnotique marque le pas sur « Feathers Of Eolh » (on peut y reconnaître l’influence de King Crimson). C’est alors une envolée lyrique puissante qui enchaîne, puis une atmosphère planante où se fait entendre la flûte de Daniel Mage… Pour achever l’évasion, « Hiindsiight » se permet de fouler les terres à la fois du shoegaze et du doom, sans oublier le chaleureux saxophone de Kjetil Møster et la contribution de Einar Kvitrafn Selvik de Wardruna, amenant l’auditeur en lévitation bien loin du sol terrestre.
Parler d’une époque nouvelle dans la carrière du groupe peut sembler exagéré, car l’auditeur reconnaîtra volontiers la patte du groupe, jusqu’au chant clair d’Håkon qui ressemble indubitablement à son prédécesseur. Néanmoins, Enslaved parvient à briser une certaine monotonie qui avait pu s’installer au fil du temps. E présente des inspirations de registres musicaux bien différents et permet parfois à la bande d’Ivar et Grutle d’étonner à nouveau. Les musiciens affirment que le travail pour l’écriture de cet album fut le plus compliqué jusqu’à présent, et au vu du résultat, on peut aisément le comprendre.
Clip vidéo de la chanson « The River’s Mouth » :
Clip vidéo de la chanson « Storm Son » :
Album E, sortie le 13 octobre 2017 via Nuclear Blast. Disponible à l’achat ici