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Interview   

Enslaved : E pour une ère nouvelle


Un nouveau chapitre s’ouvre pour Enslaved. Pas seulement à cause du départ du claviériste-chanteur Herbrand Larsen après douze années de bons et loyaux services, mais aussi parce qu’Ivar Bjørnson, en tant que guitariste et tête pensante du combo, a l’impression d’avoir été au bout d’un développement, d’une formule que le groupe norvégien a mis des années à fignoler. Et puis il y a, sur un plan plus philosophique, une prise de conscience qui s’est opérée : là où le groupe a pu par le passé s’attacher à une idée d’individualisme extrême, celui-ci reconnaît aujourd’hui la force de la coopération et d’un mode de pensée tribal, avec la nature – et notre nature – forcément en trame de fond.

Voilà dans quel état d’esprit a pris naissance E, son nouvel album dont le titre runique très simple parle beaucoup plus qu’un long discours. Et justement, en parlant de discours, Ivar a pris son téléphone pour nous parler de cette nouvelle ère et ce qui, concrètement, il en retournait. Entretien.

« L’ironie, quand tu t’efforces de ne suivre aucune règle, c’est que parfois tu flippes à cause d’un passage qui a l’air de suivre des règles. »

Radio Metal : En décembre 2016, votre claviériste et chanteur Herbrand Larsen a quitté le groupe. Il a déclaré « ne plus être motivé à 100%, ne plus avoir l’énergie nécessaire pour faire partie d’un groupe comme Enslaved. » Est-ce que cela t’a surpris, ou bien avais-tu pressenti son départ ?

Ivar Bjørnson (guitare) : On pouvait le voir venir mais je dois dire que j’étais quand même surpris, plutôt agréablement, en un sens. Bien sûr ça n’a rien de positif qu’il ait quitté le groupe, mais Herbrand a livré une analyse très claire, intelligente et adulte de la situation. Je ne dirais pas que c’était un problème mais, disons, durant les six derniers mois, quand nous nous apprêtions à plancher sur le nouvel album… Les concerts et tout le reste se passaient bien, mais quand nous avons commencé à travailler sur ces nouvelles idées, à partir peut-être d’avril 2016, un décalage s’est clairement fait sentir. Les autres membres du groupe ont proposé des démos et composé de nouvelles chansons. Ce n’est pas qu’Herbrand n’était pas enthousiaste, c’est plutôt que les autres gars étaient vraiment à fond. C’était un peu l’effervescence, et je crois que ça lui a fait prendre conscience qu’il était temps de quitter le groupe. Je crois qu’il a raison à cent pour cent quand il dit qu’il faut une énergie et une motivation totales pour faire partie d’Enslaved. Il y a beaucoup de bons côtés à faire partie de ce groupe : on voyage, on découvre le monde, on enregistre sa propre musique, etc. Mais c’est quand même beaucoup de travail, et la plupart du temps, la motivation doit d’abord passer par la musique. Parce qu’autrement, si ton but est de devenir millionnaire ou être une célébrité, il y a plein d’autres trucs à faire. Mais pour nous la musique est la plus grande récompense, et il faut une grande motivation sinon tu peux te sentir esseulé, d’une certaine façon, si tu ne te sens plus connecté au groupe, que tout le monde autour de toi a une attitude de plus en plus positive à tous les niveaux, mais que toi-même tu ne ressens pas cet élan, tu te retrouves un peu exclu dans ton propre groupe, et ça ne peut pas être un sentiment agréable. Mais il a l’air bien plus heureux maintenant, en fait.

En la personne de Håkon Vinje, son remplaçant, vous avez trouvé non seulement un claviériste mais aussi un chanteur qui a un peu le même style vocal qu’Herbrand. C’était compliqué de trouver quelqu’un qui puisse remplir tous ces critères ?

C’était juste complètement dingue, la façon dont ça s’est passé. Comme Herbrand, je le répète, est un type vraiment sympa, il nous a dit pendant l’été qu’il voulait finir tous les concerts de 2016. Il a dû participer à 40 ou 50 concerts après nous avoir fait part de sa décision de quitter le groupe, ce qui nous a laissé pas mal de temps pour préparer son départ. Mais quand nous cherchions qui pourrait bien jouer des claviers et chanter en même temps, de la même façon que lui, aucun nom ne nous venait à l’esprit. Nous avons quelques amis dans d’autres groupes ou qui sont des musiciens de session, et nous avons commencé à nous dire qu’il faudrait trouver trois ou quatre personnes différentes, qui interviendraient pour des concerts ou des festivals, et que peut-être dans quelques années nous trouverions un remplaçant qui pourrait s’occuper du clavier et du chant. Mais lors du tout dernier concert que nous avons donné avec Herbrand dans notre ville de Bergen, nous avions un groupe local en première partie que nous avions nous-même sélectionné, Seven Impale, un très bon groupe de prog rétro, et nous avons vraiment aimé ce que leur claviériste jouait. Alors, juste pour s’amuser, nous lui avons demandé s’il savait chanter aussi, et il a répondu : « Ouais, d’habitude je chante, mais pas avec ce groupe. » Alors nous lui avons demandé si ça l’intéressait de jouer de temps en temps avec nous, le temps que nous trouvions quelqu’un, et il nous a dit que le chanteur de son groupe, après ce concert, allait partir à l’étranger pour faire ses études, et donc il recherchait un nouveau groupe à intégrer. Alors nous l’avons tout simplement fait venir à notre local de répétitions quelques semaines plus tard. Donc, à peine une heure après le départ officiel d’Herbrand, nous avions trouvé son remplaçant !

Puisqu’il est plus jeune que les autres membres du groupe, penses-tu qu’il vous ait apporté un peu de fraîcheur ?

C’est indéniable. Déjà, rien que sur le plan physique, le fait qu’il soit plus jeune et bourré d’énergie, c’est rafraîchissant. Mais il nous rappelle aussi que nous continuons de penser comme lorsque nous étions plus jeunes. Quand nous avons commencé à bosser avec lui, nous nous sommes rendus compte que nous étions toujours les mêmes idiots que lorsque nous n’étions que des ados et que nous avons monté le groupe. C’est notre environnement qui a changé, en fait. Sa jeunesse nous rappelle que nous avons encore cette étincelle. Et venant d’ailleurs, venant d’une autre génération, rien que son respect pour l’histoire d’Enslaved mais aussi son espèce d’impertinence propre à la jeunesse, c’est pour ça qu’il a été recruté : il pense pouvoir nous apporter quelque chose de positif. C’est exactement ce qu’il nous fallait. D’un autre côté, nous lui avons demandé de faire ses propres parties de clavier et de chant pour l’album, mais de part ce respect qu’il a pour le groupe, il a insisté sur le fait que, d’accord, il pouvait faire ça mais il voulait que nous soyons tous en studio avec lui lorsqu’il enregistrerait ses parties de clavier. Herbrand, qui est un type très fiable et expérimenté, enregistrait en général ses claviers et son chant sans nous, puis nous placions le tout dans mix, mais avec Håkon nous avons compris que l’ambiance des débuts nous manquait, quand nous étions tous ensemble dans le studio. Donc, toute la journée, lui et les autres enregistraient ensemble, les idées fusaient, et parfois nous étions contents parce que quelque chose sonnait super bien, parfois nous nous prenions la tête parce que c’était de la merde… Alors nous discutions, échangions. Son arrivée a donc été comme un signal d’alarme pour le groupe. Tout cela explique un peu pourquoi le nouvel album est un peu plus dynamique que les précédents.

Tu as déclaré que In Times, votre précédent album, représentait la fin d’une ère et une ouverture vers des horizons nouveaux. Qu’est-ce qui t’as donné cette impression ?

C’est un mélange de deux choses. Il y a d’abord une explication rationnelle, analytique : nous avons parcouru énormément de chemin depuis le début des années 2000, quand nous avons compris quelle identité nous voulions avoir, c’est-à-dire conserver l’essence de la scène extrême, tout en y ajoutant un ingrédient, afin d’obtenir cette musique progressive et expérimentale qui nous tient à cœur, et que nous voulons aussi intégrer à Enslaved. Pour parvenir à rendre ces deux aspects de notre musique compatibles sur un seul et même album, il y a eu un sacré bout de chemin à parcourir. Avec In Times, j’ai pensé que nous avions commencé à trouver la formule. Non pas que tout ce qui allait suivre sonnerait à l’identique, mais plutôt dans le sens où cet album représentait un aboutissement, et qu’Enslaved avait enfin atteint l’alchimie qui lui permettait d’inventer de nouvelles choses. Une fois cette alchimie atteinte, la période suivante consisterait à créer non pas la méthode, mais du contenu, un mélange d’ancien et de nouveau. Je pense aussi qu’au niveau subconscient, sur le plan irrationnel, le changement de line-up a pu mener vers cette nouvelle ère pour le groupe. Je pense que nous avions tous compris qu’Herbrand allait partir et que nous nous identifierions différemment au groupe après In Times.

« Si on se place délibérément en marge de la nature, on crée une sorte de dissonance cognitive dont nous n’avons pas conscience, ni de comment ça nous affecte. »

Je te cite : « Quand on a commencé à travailler sur le nouvel album, nous ne nous disions pas qu’il devait sonner de telle ou telle façon, ou qu’il devait emprunter une direction précise. Ce qui implique une liberté totale dans le processus créatif. » Pourtant, j’ai l’impression que tous vos albums depuis, disons, Monumension, avaient ce style très libre. Quelle est la différence avec le nouveau ? Est-ce que par le passé vous suiviez davantage une formule que maintenant ?

Je suis d’accord avec toi, il n’a jamais été question de se conformer à quoi que ce soit, de composer comme ça peut se faire dans la pop ou obéir à des règles de composition. C’est pour ça qu’on se pose ces questions, surtout quand on commence à aller vers ce genre [de liberté artistique]. D’ailleurs cette idée de liberté totale est illusoire, en un sens, parce que tu stresses un peu quand quelque chose commence à ressembler de près ou de loin à une formule. L’ironie, quand tu t’efforces de ne suivre aucune règle, c’est que parfois tu flippes à cause d’un passage qui a l’air de suivre des règles. Dans ce cas on marche sur des œufs, mais c’est un équilibre que nous avons fini par atteindre, je pense. C’est difficile à expliquer très clairement, c’est plus une question de ressenti. Nous avons toujours réussi à faire selon nos envies, mais nous voulons faire tellement à la fois que nous pouvons parfois nous sentir limités. Exprimer beaucoup d’idées avec des procédés simples, c’est ce que tout le monde veut réussir à faire au sein d’Enslaved, et je crois que nous nous en sommes approchés avec cet album.

Tu as dit que vous n’aviez « jamais travaillé aussi dur pour composer un album. » Pour quelles raisons le processus d’écriture a-t-il été si compliqué cette fois ?

Je pense que ça vient des circonstances liées au moment où les premières idées pour le disque ont commencé à arriver. Il était clair qu’après le cycle d’In Times, nous voulions entrer en studio au printemps 2017, pour sortir le nouvel album à l’automne. C’était ce qui nous semblait naturel, compte tenu du rythme de travail du groupe. Nous avons essayé de laisser plus de temps s’écouler entre les albums, mais je crois que c’est exactement pour cette raison qu’en fait, les écarts se resserrent entre les sorties. Je sais comment ça fonctionne pour moi au niveau créatif : cette période entre deux albums ne doit être ni trop longue ni trop courte, afin de maintenir l’intensité et les bonnes conditions pour composer. Nous avions donc pensé à ce calendrier, et puis l’année 2016 a été très chargée, avec les 25 ans du groupe, ce qui était génial, et nous avons décidé de nous en tenir à notre programme malgré tous ces concerts qui n’arrêtaient pas de se caler. Et bien sûr Herbrand nous a annoncé son départ au moment où nous commencions à composer. Ce n’était pas une période épuisante ou difficile sur le plan physique, mais il fallait garder la concentration nécessaire, garder la foi en notre capacité à retrouver un line-up complet et à composer un album avec un calendrier si serré. À la fin de 2016, nous avions de plus en plus de pain sur la planche, et il fallait avoir toujours la même concentration… J’ai ressenti une grande pression sur le plan personnel, car si je savais que je pouvais tenir les délais, il fallait que la musique soit bonne. Et si j’avais commencé à travailler sur l’album et que je m’étais rendu compte au milieu du processus que j’avais commis une erreur, que j’aurais dû mettre le holà et dire que « c’est trop frénétique, le changement de line-up posera problème, il faut attendre une année avant de faire le nouvel album, » je n’aurais jamais pu me le pardonner. Tu sais, nous avons déjà sorti beaucoup d’albums, mais ce n’est pas une raison pour que je me dise « bon, ça va, on peut se permettre d’en sortir un merdique, vu qu’on en a autant ! » [Rires] C’est plutôt l’inverse qui se passe, en fait. Nous avons, en tant que groupe, une relation privilégiée avec ces albums, et c’est la même chose pour les gens qui nous écoutent. Donc plus on en sort, plus la pression est importante pour que le suivant soit réussi. C’est une pression qui vient de nous-mêmes. Donc ça c’était dur, et il ne faut pas oublier certaines petites choses banales du quotidien : nous ne sommes pas très vieux, donc j’ai deux enfants à la maison, et j’ai une femme qui a sa propre carrière dans l’art, ça ne permet pas de trouver facilement du temps pour composer. Je ne recommande pas forcément d’avoir des enfants en bas âge à ceux qui veulent beaucoup composer !

Vous avez plusieurs invités sur l’album, Einar Kvitrafn Selvik de Wadruna, le flûtiste Daniel Mage et le saxophoniste de jazz Kjetil Møster. Comment avez-vous décidé d’incorporer ces contributions ?

J’imagine que c’est toujours un peu le même processus, quand on décide d’avoir un certain son, un certain riff, parce que c’est exactement ce qu’il faut au morceau à ce moment-là. C’est ce qui s’est produit avec le flûtiste et le saxophoniste, c’était très concret. À chaque fois que nous écoutions ces deux parties, nous savions que ce seraient des passages idéaux pour le saxo et la flûte, donc nous avons demandé ce service aux bonnes personnes. Quant à Einar, de Wadruna, c’était plus une question de ressenti, parce que je travaille avec lui sur notre projet parallèle et j’écoute beaucoup son travail. C’était plus que je voulais obtenir une certaine atmosphère. C’était vers la fin, avec le recul, j’ai dit pour déconner : « Je veux une atmosphère à la Seigneur Des Anneaux, dans le deuxième film, quand tous les elfes quittent la Terre du Milieu par le fleuve, pour se rendre dans le royaume des immortels. Je veux cette sorte de feeling lié au départ du monde des mortels. » Et qui pouvait faire ça ? Einar, bien sûr ! [Rires] Nous le connaissons bien, alors nous nous sommes contentés de lui donner l’enregistrement et lui dire « vas-y, fais ton truc de magicien ! » Et c’est exactement ce qu’il a fait.

Tu affirmes que « le concept de l’album repose à la fois sur la lettre de l’alphabet et sur sa référence runique. » C’est certainement le titre le plus simple que vous pouviez donner à un disque. Dirais-tu que parfois, c’est sous une apparente simplicité que se cachent les messages les plus profonds ?

Oui, c’est exactement l’idée sous-jacente à ce titre. Nous voulions caser tellement de choses dans ce thème et ce concept. Cette rune recouvre une thématique très vaste que nous voulions intégrer à l’album, et que nous abordons sous plein d’angles différents. Nous en sommes tous arrivés à la même conclusion : si nous utilisons uniquement le nom de cette rune, la lettre E et le son qu’elle produit, alors nous pouvons y incorporer tout un tas de choses. Et ensuite nous permettons à chaque auditeur d’y projeter sa propre expérience, nous voulons qu’ils prennent le temps ou s’impliquent personnellement dans l’album, que l’on y voit un E pour énergie, ou E pour Enslaved, ou que l’on cherche à aller plus loin dans ce nom runique. Tout le monde peut se faire son propre univers à partir de ça.

« Quand j’essaie de me représenter la fin de l’humanité, je vois cette situation ironique où dix personnes doivent se réunir et appuyer sur un bouton toutes en même temps pour la sauver, mais chacun est trop occupé à prendre des selfies parce que la fin du monde est une situation tellement intéressante ! »

Pour résumer, le titre de l’album, E, symbolise la confiance et la coopération. Penses-tu qu’il soit impossible d’accomplir de grandes choses sans confiance et coopération ?

Oui, bien sûr. Avec cet album, nous touchons là à la dualité de l’individualisme en tant que source de développement et manière d’atteindre un potentiel. Ce qui est nécessaire parce que, si on ne fait que dépendre des autres et faire confiance, il est difficile d’arriver à ses fins. Mais cet album revient peut-être à reconnaître, au sein d’Enslaved, dans notre propre système philosophique, que cette part de confiance et de coopération est nécessaire au développement des individus les plus forts. C’est un peu un cercle vicieux, un serpent qui se mord la queue, ce qui semble inévitable dans toute pensée philosophique.

La notion de dualité est importante dans cet album, notamment en ce qui concerne la relation entre l’homme et la nature. Penses-tu qu’une des erreurs de l’homme fut de penser qu’il était en marge de la nature et pas un de ses éléments constitutifs, un élément de l’écosystème ?

Tout à fait, et on ne se rend encore pas bien compte des conséquences, à mon avis. Parce que quand les gens pensent à cette relation entre l’homme et la nature, ils vont avoir tendance à penser : « Ok, ce sont soit des hippies, soit des revivalistes, des gars déguisés en Vikings qui s’amusent avec des épées en bois. » Mais notre relation à la nature est bien plus authentique et contemporaine que cela : au risque d’enfoncer une porte ouverte, c’est là d’où l’on vient, c’est comme cela que le fonctionnement de notre corps et de notre esprit a été façonné, dans un environnement naturel. Donc si on s’exclut totalement de ce contexte, surtout si on se place délibérément en marge de la nature, on crée une sorte de dissonance cognitive dont nous n’avons pas conscience, ni de comment ça nous affecte. Ce que l’on peut constater, sans entrer dans un débat politique, c’est un changement intéressant dans notre manière de créer des liens avec les autres. Dans la nature, l’homme est face à de nombreuses menaces, à une grande pression de l’écosystème qui s’exerce sur lui en tant qu’être vivant, et il y a beaucoup d’angoisse et de danger. Mais évidemment, il y a aussi une grande part de positif. Dans la plupart des cas, le fait de rencontrer d’autres gens est une expérience positive car on comprend que l’on est plus forts lorsqu’on est unis ou se complète, ça ouvre les possibilités. Et maintenant que l’humanité s’est extraite de la nature, on se retrouve mêlés à ces systèmes religieux qui nous sont imposés. Et on a les pires difficultés à vraiment aller vers les autres, je pense.

Et toi, quel est ton rapport à la nature ?

En fait, tu sais, ce n’est pas dans mes habitudes de faire de longues marches, mais j’aimerais avoir plus de temps pour ça – et je vais encore mettre ça sur le dos de mes enfants ! Bien sûr, nous sommes gâtés ici, sur la côte norvégienne, parce que la nature est tout autour de nous, elle se rappelle à nous sans arrêt. Pour moi, la nature est tout simplement notre origine, c’est là d’où je viens. On a notre identité nationale, notre identité culturelle, mais j’ai vraiment le sentiment que mon identité existentielle a sa source dans la nature. Ça a l’air si simple, c’est idiot, mais c’est très facile à oublier.

Tu as déclaré que cet album était « une réaction à une bonne partie des concepts que vous avez exploré dans le domaine de l’individualisme poussé à l’extrême. » Est-ce que votre perception de l’individualisme a évoluée par rapport à l’époque d’Isa ?

Je pense que notre idée de l’individualisme a évolué dans le sens où elle nous a mené à ce concept aujourd’hui. Mon sentiment, fondé sur ce que je lis et les discussions que je peux avoir avec différentes personnes, c’est que ça touche à cette recherche d’éveil spirituel ou d’amélioration de soi que nombre d’entre nous recherchons. Certains cherchent à les atteindre par leur carrière, d’autres par le sport, des activités physiques, ou autres. C’est dans la nature humaine de chercher à passer d’un stade à un autre, de se perfectionner. Peut-être que c’est aussi une question d’âge, quelque chose que nous traversons entre l’adolescence et l’âge adulte. Il semblerait que c’est la même chose qui pousse à se débarrasser d’un certain nombre de croyances. Dans les premières années de la vie, il est utile de suivre ces dogmes – « ne pas faire ci, ne pas faire ça, pour telle ou telle raison » – et les parents sont là pour aider les enfants. Et puis, à un certain moment, il faut que chacun devienne un individu à part entière, et certaines vérités s’effondrent, en quelque sorte, et certaines personnes peuvent alors perdre leurs repères. Exemple typique : les étudiants d’une vingtaine d’années qui passent leur temps à sortir et picoler au lieu de faire des trucs utiles [petits rires]. Ensuite, quand l’âge adulte nous tombe dessus, que ce soit par l’intermédiaire des enfants ou d’une révélation religieuse ou philosophique, on passe par des phases pendant lesquelles on cherche à établir nos propres vérités, et on se dit : « c’est comme ça parce que mon expérience me le dit. » Et c’est en ça que nous différons des fous de Dieu, parce qu’eux n’ont pas cette expérience. Ils forment leur idée du bien et du mal à partir de ce qui est écrit dans un livre, en un sens. Je crois que l’individualisme décrit par Enslaved est celui avec lequel nous sommes entrés en contact via l’art, avec le système de croyances lié à la mythologie nordique et les runes. Dans nos premiers albums, jusqu’à Isa, nous nous attachions à citer, à montrer comment c’est raconté, voici les histoires, etc. Puis, à partir d’Isa, nous avons commencé à questionner ces vérités et leur signification, et comment tout cela tue les idoles que nous pouvions avoir avant. Et depuis quelque temps, nous essayons d’intégrer nos propres visions du monde à tout cela. Ce qui signifie qu’il faut réconcilier l’individualisme extrême avec un mode de pensée peut-être plus tribal, ainsi que notre dépendance envers la nature et les autres personnes.

Penses-tu que cet individualisme extrême propre à la société moderne pourrait causer notre perte ? On peut en effet constater beaucoup de protectionniste en politique et que la technologie nous pousse à l’égocentrisme.

C’est une bonne analyse, oui. Quand j’essaie de me représenter la fin de l’humanité, je vois cette situation ironique où dix personnes doivent se réunir et appuyer sur un bouton toutes en même temps pour la sauver, mais chacun est trop occupé à prendre des selfies parce que la fin du monde est une situation tellement intéressante !

Interview réalisée par téléphone le 6 septembre 2017 par Nicolas Gricourt.
Retranscription & traduction : Julien Morel.
Photos : Christian Misje.

Site officiel d’Enslaved : enslaved.no.

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  • Sympa l’interview 🙂 Hâte d’écouter le nouvel album !

    Par contre si c’est bien le chanteur que vous avez interviewé, il s’appelle Grutle Kjetil. Ivar c’est le guitariste avec un gros bidon.

    [Reply]

    Spaceman

    Non, c’est bien Ivar et son bidon qui a été interviewé 😉 Il y a juste eu un petit mic mac à la mise en ligne, du coup c’est corrigé.

    Orion

    Yes ! Et je n’avais pas tout lu, quand il parle de sa collab avec Einar c’est évident qu’il s’agit d’Ivar.
    Merci 🙂

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