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Chronique   

Enslaved – Heimdal


Si l’on n’y prête qu’une attention distraite, la photographie qui orne le seizième album d’Enslaved ne montre qu’un paysage nordique perdu dans la brume, une langue de terre boisée s’avançant dans l’eau dans laquelle elle se reflète. Il suffit pourtant que le regard s’attarde pour que ce qui apparaissait comme le reflet se révèle être le paysage réel et inversement. A travers cette image en trompe-l’œil, Heimdal s’offre comme une invitation à plonger dans un voyage musical, mythologique et philosophique propre à bousculer nos perceptions les mieux établies. En revenant à la figure aussi centrale qu’ambiguë d’Heimdall, ce dieu de la mythologie nordique considéré comme le pilier du monde, dieu des commencements qui engendra la société humaine, mais dont l’origine et les attributs demeurent incertains, Enslaved revient à un des thèmes qui l’ont inspiré dès ses débuts, lorsqu’il était encore un groupe de pur black metal, et trouve dans son mystère de multiples pistes à suivre pour sa musique encline aux circonvolutions.

Heimdal adopte à de nombreux égards une approche inverse de celle de son prédécesseur, Utgard : alors que ce dernier, dans un format ramassé, avait un caractère assez immédiat, Heimdal se dévoile dans la durée et revient à ce qu’Enslaved sait le mieux faire : de longues compositions qui prennent le temps d’installer leur atmosphère, de se perdre et de nous perdre non par un accolage d’idées hétérogènes, mais par des développements progressifs. Pensé comme un périple, l’album débute avec l’appel puissant du cor d’Heimdal (joué par Eilif Gundersen de Wardruna), annonçant une nouvelle aube, tandis que des rames fendent paisiblement l’eau. Le son de ces dernières n’est pas sans rappeler fortement les premières mesures de l’album A Momentary Lapse Of Reason de Pink Floyd et, connaissant le goût d’Ivar Bjørnson pour la musique des Anglais, on est tenté d’y voir un clin d’œil. L’album se termine avec son morceau éponyme en plusieurs parties. Dans la première, riffs massifs et synthés éthérés accompagnent les paroles d’Heimdal avant le passage dans un autre monde où il nous retrouvera. Un bref solo de guitare prog nous fait basculer dans une deuxième partie en apesanteur, où s’entremêlent sur un fond ambient des messages enregistrés par des proches d’Ivar Bjørnson, adressés à leur moi futur. La temporalité humaine sous le prisme des dieux.

Heimdal n’est en effet pas tant un voyage à travers l’espace qu’à travers le temps et les multiples dimensions du monde. Une aventure qui nous mène « derrière le miroir ». La perception traditionnellement linéaire du temps y est remise en question : tout n’est peut-être que correspondances, boucles, cycles. Illustration concrète de ces résurgences, « Caravans To The Outer Worlds », morceau-titre de l’EP sorti en 2021, revient agiter de ses turbulences le cheminement d’Heimdal. Très légèrement remanié, il y insère de façon naturelle ses multiples couches de guitares, soli effervescents et riffs tumultueux, sur lesquelles dérivent les voix distinctes, entre pesanteur terrestre et immensité astrale, de Grutle Kjellson et Håkon Vinje.

Les expérimentations électroniques qui émaillaient Utgard telles des pièces rapportées font ici l’objet d’un vrai travail d’intégration. Leur intrication dans la maille sonore générale influence la morphologie des morceaux qui débordent de leurs territoires habituels, se font plus progressifs et plus amples, tout en sonnant moins rock et plus extrêmes que ceux d’Utgard. L’oppressant « Congelia » offre une leçon de black metal progressif. Un riffing de guitare dissonant et répétitif et le roulement immuable d’Iver Sandøy tissent un épais brouillard que percent peu à peu des claviers spatiaux puis un aventureux solo d’Arve Isdal, tandis qu’un chant clair succède au grondement de Grutle Kjellson. Les vastes espaces typiques d’Enslaved se déploient dans « Forest Dweller » tels les paysages contrastés d’un monde fantastique. Les accueillantes plaines tapissées de calmes nappes de guitares et de synthés et parcourues par un doux et profond chant clair laissent place à d’inhospitalières terres accidentées, hérissées de riffs et vocaux pugnaces, rebondissant au gré d’un trépidant orgue Hammond en un passionnant psychédélisme black metal. Autre exemple de cet amalgame très abouti, la chevauchée fantastique de « Kingdom », menée de front par des synthés cosmiques et de vigoureux riffs thrashy, nous transporte des basses terres de Midgard à la cité céleste d’Ásgard.

Après le son plus poli d’Utgard, Heimdal retrouve l’épaisseur et le foisonnement du mille-feuille sonore caractéristique d’Enslaved. En se donnant la liberté de structures à nouveau plus progressives et étoffées, le groupe aboutit à un ensemble à la fois plus riche et plus cohérent que l’était Utgard, ce qui sert parfaitement la nature conceptuelle de l’album, tout entier dédié à la figure d’Heimdal. Au contraire d’autres formations pour lesquelles la mythologie n’est qu’une source de récits à retranscrire, Enslaved s’en sert comme d’une porte ouvrant sur l’inconnu, un moyen de suggérer la complexité du monde, dont sa musique épouse les mystères et les ténèbres.

Clip vidéo de la chanson « Forest Dweller » :

Vidéo live de la chanson « Caravans To The Outer Worlds » :

Clip vidéo de la chanson « Congelia » :

Clip vidéo de la chanson « Kingdom » :

Album Heimdal, sortie le 3 mars 2023 via Nuclear Blast. Disponible à l’achat ici



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