Bien plus qu’un festival, le Roadburn est devenu un catalyseur de collaborations, un provocateur de rencontres, souvent avec un flair prononcé. Celles-ci sont l’occasion de mettre sens dessus dessous les échelons de brutalité, comme en faisant se croiser Emma Ruth Rundle et Thou, ou, dans le cas présent, James Kent, alias Perturbator, et Johannes Persson, chanteur-guitariste du rouleau compresseur suédois Cult Of Luna. Perturbator arpente depuis une décennie une scène synthwave en plein essor. Parti d’une esthétique old-school très vidéoludique, il a ensuite exploré des territoires plus métalliques. Johannes Persson, quant à lui, n’est pas étranger aux collaborations, que ce soit avec le poignant Mariner (avec Julie Christmas) ou, plus récemment, la mise en scène de voix blues et folk (Mark Lanegan et Mariam Wallentin), tranchant avec les éruptions monolithiques et viscérales pour lesquelles on connaît cet acteur incontournable du post-metal.
La rencontre entre ces deux artistes doit peu au hasard. Perturbator a démontré en 2018 son appréciation pour Cult Of Luna (que Johannes lui rend bien) avec un remix bien à sa façon de « Cygnus ». Un an plus tard, Walter Hoeijmakers, directeur artistique du Roadburn, proposa à James Kent de créer une œuvre avec un artiste de son choix. L’intérêt de ce dernier s’est immédiatement porté vers Cult Of Luna, fasciné qu’il était par les atmosphères déployées par le combo. Le report de la prestation initialement prévue au Roadburn 2020 pour cause de Covid-19 a laissé à ce mélange le temps de décanter, et au duo de réaliser que cette expérience méritait davantage qu’une représentation unique. Ainsi est né Final Light, dûment peaufiné avant de pouvoir enfin éclore, joué dans son intégralité, au Roadburn 2022. La somme de ces artistes semble immédiatement naturelle, comme si cette collaboration était inéluctable et n’attendait que d’être exhumée. Un phénomène étrange peut se produire : le sentiment d’une confrontation à quelque chose de connu, voilée par l’impossibilité de dire si ces souvenirs proviennent de Perturbator ou de Cult Of Luna. Aucun des deux musiciens n’a besoin de faire de la place pour l’autre ; comme les pièces d’un puzzle bien ciselé, les éléments s’agencent sans friction et repoussent toute crainte d’un vide inopportun. Ce sentiment de naturel présente tout de même un inconvénient : passé la première écoute, il ne restera que peu de choses pour nous surprendre.
Final Light ne cherche pas à être exceptionnellement lourd ou dense ; c’est l’occasion de découvrir Johannes Persson dans un environnement nouveau. Bien que l’aspect urbain lui soit familier, des courants aériens nous transportent d’un endroit à un autre de cette ville imagée, et l’enrobage synthwave industriel baigne ses entrailles d’un éclairage inédit. On reconnaît rapidement les alternances entre puissance et accalmies typiques de Cult Of Luna. Des motifs apparaissent, puis sont déclinés à loisir, brouillant les pistes. Sur « It Came With The Water », sur lequel plane l’ombre de Vertikal (2013), Johannes, après avoir allumé la mèche, dépose un riff ronflant, fournissant un groove sur lequel on aurait presque peur de se laisser entraîner tant il semble de sombre augure. On aurait pu s’attendre à des traitements divers de la voix, mais Final Light reste sur ce point assez brut. Ce n’est malgré tout pas toujours Johannes qui a le dessus, loin de là, et ce même en omettant les demi-pistes purement instrumentales. La colère dont suinte l’album n’en ressort que mieux aux moments qui lui sont dédiés. James Kent apporte un contrepoids bienvenu à ces émotions, mais s’autorise aussi à les amplifier. Il joue de sa capacité habituelle à créer un sentiment d’attente, et à s’éclipser brièvement pour mieux resurgir – ici de manière moins incisive, préservant les dynamiques.
Aux étapes de dévastation succèdent des temps de repos, invitant à contempler les ruines fumantes et la fine poussière qui s’envole. « It Came… » s’achève sur du drone qui nous rince l’oreille mais annonce un rebond qui ne se fera guère attendre : le morceau titre lui succède et remet les pendules à l’heure, en arrivant à être étrangement dansant malgré un insistant pilonnage vocal. La première moitié de « The Fall Of A Giant » évoque le post-rock – si on fait abstraction de l’abrasivité. Ce morceau agit comme un phare introspectif après l’entreprise de démolition menée tambour battant sur les deux premiers tiers de l’album. L’épilogue dépose dans un premier temps certaines des armes déjà bien éprouvées, et place au premier plan une beauté moins rugueuse. Les sons des deux membres se marient alors en un équilibre délicat et précis ; on retient son souffle, de peur qu’un courant d’air ne fasse tout basculer. Le tableau s’agrandit progressivement pour conclure sur un son massif, quoique pas autant qu’on pourrait le croire après un tel parcours. Peut-être serait-il sain d’abandonner l’idée de mettre des étiquettes stylistiques sur cet album. De même, avoir des attentes ou revendications particulières concernant cette œuvre semblerait dénué de sens, et interférer avec la contemplation de l’existant. Final Light a créé Final Light – tenons-nous-en à cela.
Clip vidéo de la chanson « Final Light » :
Chanson « In The Void » :
Album Final Light, sortie le 24 juin 2022 via Red Creek. Disponible à l’achat ici