Difficile de parler de DSBM (depressive suicidal black metal) sans parler de Forgotten Tomb qui a défini les contours du style avec ses trois premiers albums. Pourtant la bande à Ferdinando Marchisio alias Herr Morbid est loin de se résumer à cela : même si sa marque de fabrique reste palpable, chaque nouvelle trilogie d’albums est l’occasion de redéfinir le son du groupe. C’est précisément ce qui le rend, au choix, irritant ou excitant. Mais pour Forgotten Tomb, le renouvellement artistique est presque une question de vie ou de mort.
Nihilistic Estrangement, nouvel et dixième album des Italiens, ouvre justement une nouvelle trilogie après la fin douloureuse – au sens propre – du cycle précédent. Une trilogie qui sera vraisemblablement marquée par ce que Herr Morbid qualifie de « black rock », du fait des étonnantes teintes hard rock et blues intégrées à son black metal. Nihilistic Estrangement étant un des albums de metal extrême marquants de cette année, et Herr Morbid étant un personnage intrigant à plus d’un titre, nous avions une batterie de questions à lui poser.
Toujours un peu réticent à l’idée de faire des interviews par e-mail, cela a été finalement une très bonne surprise : jamais un artiste n’aura rédigé des réponses aussi étayées et approfondies. D’autant plus surprenant qu’il nous raconte que « s’asseoir devant un ordinateur l’ennuie à mort ». Preuve de son engagement total envers son art, mais aussi que certaines choses lui pèsent sur le cœur : il suffit de lire ses déclarations au vitriol sur l’humanité et sur la scène metal contemporaine. Herr Morbid n’a jamais caché sa misanthropie et qu’il se coupait mentalement du monde (d’où le titre de l’album), et il nous explique pourquoi.
« Je n’aime tout simplement pas comment les choses fonctionnent dans le monde d’aujourd’hui, je déteste les informations foireuses qui sont répandues sur internet, les banalités, les guerriers de la justice sociale, le fait que tout le monde se sente offensé pour tout et n’importe quoi et qu’il faille constamment faire attention à ce qu’on dit ou fait. C’est un monde de divas et ça m’emmerde profondément. »
Radio Metal : Il semblerait que l’album précédent, We Owe You Nothing, a conclu la troisième trilogie de Forgotton Tomb sur une note très sombre pour toi, car ça a été une épreuve de l’enregistrer. Peux-tu nous en parler ? Est-ce la raison pour laquelle tu as eu le syndrome de la page blanche après We Owe You Nothing, car tu en es ressorti mentalement exténué ?
Ferdinando « Herr Morbid » Marchisio (chant & guitare) : En gros, après trois jours de session d’enregistrement pour We Owe You Nothing, j’ai été voir un concert avec des amis et sur le trajet retour, nous avons foncé à pleine vitesse dans les épaves d’un accident de voiture qui venait de se produire quelques minutes auparavant sur l’autoroute. Nous avons perdu le contrôle de notre voiture et avons fait un vol plané sur l’autoroute. J’étais assis derrière le siège conducteur et je me suis cassé neuf côtes et la vertèbre C7 dans le cou, et j’ai eu un poumon perforé. J’ai presque été paralysé du cou jusqu’en bas du corps. Je suis sorti de l’hôpital deux semaines plus tard mais j’étais encore détruit. J’ai fini par m’en remettre mais avant que je ne parvienne à chanter et jouer de la guitare en studio pour finir l’album, cinq mois s’étaient écoulés. Entre-temps, j’ai aussi eu des problèmes personnels, et j’ai souffert d’une dépression nerveuse et de stress post-traumatique, j’étais dans un état mental très sombre. L’album a fini par sortir mais nous n’avons pas pu tourner derrière pour plusieurs raisons. Je pense toujours que l’album était excellent mais il n’a pas été bien reçu par un certain nombre de fans, donc c’était assez frustrant. Je veux dire qu’après tout ce que j’avais enduré pour finir ce putain d’album, il fallait en plus que j’entende des gens s’en plaindre, donc j’ai dit « fait chier » et j’ai arrêté d’écrire de la nouvelle musique. Je ne voulais pas faire un autre album, j’étais épuisé et j’en avais marre de tout. J’ai fait un album avec mon projet parallèle Formalist à la place. Forgotten Tomb ne savait pas quoi faire, alors nous avons passé le temps à essayer de faire des concerts. Au final, j’ai dit aux autres gars du groupe que si nous voulions écrire un nouvel album, ils devaient me laisser tranquille. Il y avait trop de confusion, donc c’était le moment de m’isoler et de tout reprendre à zéro avec la composition. Heureusement, l’inspiration est revenue et j’ai écrit et fait des démos des morceaux de Nihilistic Estrangement en moins de deux mois. Nous avons fait trois répétitions et été directement en studio pour enregistrer l’album. Il semblerait que cette fois les gens accrochent à l’album, donc au moins ça a valu le coup.
Nihilistic Estrangement ouvre une nouvelle trilogie pour Forgotten Tomb et se distingue par un retour à un style plus foncièrement black metal, tout en incluant de plus fortes influences hard rock, bluesy et années 80. Comment cette nouvelle direction musicale a-t-elle été prise ?
Les deux précédents albums, Hurt Yourself And The Ones You Love et We Owe You Nothing, étaient très heavy et avaient beaucoup de couches, d’arrangements et de détails, alors que cette fois-ci j’ai voulu opérer un genre de « retour aux sources », pas forcément en pointant vers nos premiers albums mais en faisant en sorte que la musique soit plus simple et dépouillée. Je me suis focalisé sur la composition de bonnes chansons rock avec de bons riffs et de bonnes mélodies, comme les groupes le faisaient dans le temps, sans trop y réfléchir et sans sur-complexifier les choses. Je disais que cet album, c’est du « black rock », parce que c’est exactement ça. Il a un feeling black metal mais ça reste, en gros, un album de rock. Ce n’est pas du « black & roll » non plus parce que c’est autre chose, c’est ancré dans le metal. Nous ne sonnons pas du tout comme Carpathian Forest ou le récent Darkthrone, si tu vois ce que je veux dire. Notre album est principalement ancré dans le rock, même si au final c’est un album de metal. Il y a du AC/DC et du Danzig là-dedans, du rock sudiste, du blues rock, des guitares slide… C’est différent des autres trucs qu’on entend actuellement et je me suis assuré que la production refléterait également cette approche, en travaillant avec du matériel analogique pour éviter de sonner comme tous les autres groupes sonnent aujourd’hui.
De façon générale, quelle a été ta relation au blues, au hard rock et à la musique des années 80 ?
Je me suis intéressé au hard rock très tôt dans ma vie, quand j’avais huit ans, en 1988, avec AC/DC et Mötley Crüe, puis avec tous les autres classiques des années 70 et 80 ; Black Sabbath, Ozzy, toutes ces choses, ainsi que les classiques du metal de cette époque, du thrash metal et ainsi de suite. Je suis ensuite passé au death metal et au grindcore vers 1992 et peu de temps après au black metal, mais je n’ai jamais vraiment arrêté d’écouter le vieux hard rock et les classiques du metal et d’explorer différents styles. La dark-wave des années 80 et le rock sudiste des années 70 sont d’autres styles pour lesquels j’ai un attachement de longue date. De même, avoir été adolescent durant la première moitié des années 90 était super parce qu’en dehors du black et du death metal, il y avait plein de choses qui sortaient. J’ai des goûts éclectiques en matière de musique et je collectionne énormément d’albums. Le blues est super aussi, mais j’aime principalement les musiciens originaux, ceux qui sont à la racine du blues et du delta-blues de la première moitié du siècle dernier, surtout parce que je m’intéresse beaucoup à la guitare slide. J’essaye à chaque fois d’introduire subrepticement un peu de guitare slide dans mes albums. En fait, il y a de la guitare slide sur au moins quatre albums de Forgotten Tomb.
« Je n’existe pas pour la société et je n’en ai pas besoin. Je prends progressivement mes distances avec tout. Il y a tellement d’idiotie là-dehors et la majorité des gens ont perdu toute vertu ou dignité. »
Vous avez poussé l’approche « rétro » assez loin en utilisant de la technologie vintage et analogique pour enregistrer cet album. C’est une approche qui semble aller de pair avec l’objectif principal des paroles qui parlent d’opérer « une séparation mentale avec le monde moderne ». As-tu trouvé un refuge dans cette approche ou ce processus old school et ce matériel vintage ?
Je voulais quelque chose qui ait sa propre personnalité et qui soit à l’épreuve du temps, donc nous sommes revenus à la manière dont les albums étaient enregistrés avant que tout l’engouement pour l’informatique prenne le contrôle des qualités de production. Nous avons suivi l’exemple des classiques du hard rock et du metal des années 70, 80 et 90. Oui, c’était revigorant d’adopter cette approche parce que c’est ainsi que j’ai commencé à enregistrer des démos et mes premiers albums dans le temps. Ne pas trop trafiquer les choses avec la technologie moderne était rafraîchissant. Pas que nous ayons tellement fait ça par le passé, mais cette fois tout le travail était sur le hardware plutôt que le software. Nous nous sommes concentrés sur les microphones, les instruments et le matériel d’enregistrement. C’était confortable et aussi plus facile, d’une certaine façon, car ça nous a évité de bricoler avec des plugins et tous ces trucs ennuyeux. Et puis tripoter des bandes et du matériel vintage, je trouve ça très marrant. J’ai l’impression d’être un gamin qui s’amuse avec des jouets. J’adore tous les vieux trucs. Je ne suis pas à l’aise dans le monde moderne, donc j’ai créé un environnement qui me paraissait authentique. Du matériel analogique, de vieux instruments, des bouteilles de vin local et de la bonne nourriture. Nous nous sommes éclatés lors de ces sessions.
Enregistrer sur bande analogique apporte plus d’authenticité et une dimension plus physique au processus, mais c’est évidemment plus exigeant. Qu’est-ce que ça a impliqué en termes d’implication et de travail pour un groupe comme Forgotten Tomb de faire ça ?
En fait, c’était le premier album où nous avons pris le contrôle total de la production, même si nous avons reçu l’aide des ingénieurs, mais c’était la première fois que je m’accordais du crédit sur la production parce que j’ai personnellement choisi les microphones pour tous les instruments, en utilisant le même matériel vintage datant des années 60 et 70 qu’a utilisé AC/DC (et d’autres groupes de la même époque) sur trois albums entre 78 et 80, en plus d’avoir joué sur des instruments et amplis vintage du début des années 80. J’ai aussi demandé que tout soit enregistré sur bande analogique. Je voulais que les prestations des musiciens ressortent et que le son global soit plus fidèle à notre son lors des concerts. Chaque groupe devrait avoir son propre son sur album, à l’inverse de la tendance actuelle où quasiment tous les albums et groupes ont l’air de sonner pareil à cause des plugins, des triggers et ainsi de suite qu’ils utilisent. Ensuite, nous avons réalisé le mix avec notre bassiste Alex [Alessandro Comerio] et le master au studio Enormous Door au Texas, parce qu’ils possèdent du matériel analogique et Jack Control a travaillé avec des groupes qui ont cherché à obtenir une approche épurée similaire, tels que Darkthrone ou Poison Idea. Dans l’ensemble, le résultat sonne plus chaud et légèrement moins lustré que les albums d’aujourd’hui, mais il a des couilles et du caractère. Ça se démarque des productions génériques qui sont populaires dernièrement. Nous poursuivrons dans cette voie à l’avenir, avec de petits ajustements. C’était beaucoup de travail, surtout lors des sessions de mixage qui ont duré jusqu’à quinze épuisantes heures et ce genre de choses, mais ça valait la peine. Les processus d’enregistrement, de mixage et de mastering de Nihilistic Estrangement ont duré entre dix et quinze jours au total, divisés en une session principale et d’autres jours ici et là, vu que nous avons utilisé deux studios plus le studio principal pour le mastering.
Pour revenir à l’idée de « séparation mentale avec le monde moderne » : qu’est-ce qui te pousse à fuir autant le monde moderne ?
Quand j’étais enfant, j’avais une Commodore 64 pour jouer à des jeux vidéo, mais ça n’était pas non plus toute ma vie ; je jouais peut-être deux ou trois heures par jour, puis je sortais faire du vélo et ce genre de choses. Au milieu des années 90, je n’avais même pas d’ordinateur. J’ai acheté mon premier PC quand j’avais dix-neuf ans en 1999. La manière dont les choses ont évolué avec la technologie au cours des vingt dernières années, c’est tout simplement trop ; bien sûr, les e-mails c’est super, mais tout le reste est complètement inutile, on pourrait s’en passer. Je m’en suis passé, donc je sais ce que je dis [rires]. Evidemment, aujourd’hui je profite de la technologie dans une certaine mesure et j’essaye de rester à la page, je ne suis pas un dinosaure, et surtout quand on a un groupe, on est obligé de se tenir au courant, mais je me rends souvent compte que je déteste toute cette merde. Ce sont juste des trucs qu’on est obligé de faire, je n’en tire aucun plaisir, c’est une corvée et ça m’ennuie profondément. Au lieu de faire de la promotion sur internet, je préférerais prendre un avion ou un train et rencontrer les gens dans les magasins, faire des sessions d’écoute, tous les trucs que les groupes avaient l’habitude de faire au cours du millénaire passé. M’asseoir devant un ordinateur ou pire, au téléphone m’ennuie à mort. Je ne fais pas d’interview vidéo en l’occurrence, je ne fais pas de session live sur Instagram et je n’utilise pas Skype et toutes ces merdes.
« J’ai pris pas mal de merde dans la gueule de la part des puristes du black metal. L’acronyme DSBM n’existait même pas au début des années 2000, donc c’est marrant de se dire que maintenant c’est un style à la mode. »
De même, il n’y a plus aucun mystère et rien de mystique chez les artistes, tout le monde sait ce que tu es en train de faire et ça tue l’esprit. De manière générale, je n’aime tout simplement pas comment les choses fonctionnent dans le monde d’aujourd’hui, je déteste les informations foireuses qui sont répandues sur internet, les banalités, les guerriers de la justice sociale, le fait que tout le monde se sente offensé pour tout et n’importe quoi et qu’il faille constamment faire attention à ce qu’on dit ou fait. C’est un monde de divas et ça m’emmerde profondément, je n’ai pas envie de participer à ces trucs, donc je me suis coupé du monde extérieur et de tout. J’ai l’impression de regarder le monde depuis l’extérieur parce que je n’y prends pas part. En gros, je n’existe pas pour la société et je n’en ai pas besoin. Je prends progressivement mes distances avec tout. Il y a tellement d’idiotie là-dehors et la majorité des gens ont perdu toute vertu ou dignité.
Tu as aussi dit qu’avec cet album il s’agissait de « trouver du réconfort dans [ton] monde intérieur où personne ne peut entrer ». Mais, de toute évidence, tu sors cette musique pour que les gens l’écoutent. Donc on dirait qu’au final, tu invites bel et bien quelques auditeurs. Quelle est leur place dans ton monde intérieur ?
Ils ne sont pas vraiment dans mon monde. Ils ne font qu’observer une petite portion de celui-ci depuis l’extérieur, de la même manière que j’observe le monde de l’extérieur. C’est comme regarder la Lune à travers un télescope. De même, la musique n’est qu’un reflet de ce que je ressens à cet instant précis, une émanation de ma planète, mais vivre sur ma planète, c’est autre chose… Personne ne vit sur ma planète, j’ai fermé la porte à tout le monde extérieur. Je suis un parfait étranger pour la plupart des gens et je n’interagis avec presque personne, voire personne.
L’illustration de Nihilistic Estrangement se démarque beaucoup dans la discographie de Forgotten Tomb. Elle provient d’un rêve récurrent que tu as fait. Quel est ce rêve ? Es-tu parvenu à lui trouver un sens ?
Comme tu l’as dit, l’idée de l’illustration vient d’un rêve récurent que j’ai fait ; la peinture adopte mon point de vue, car dans mon rêve, je marchais sur un chemin entouré d’énormes chutes d’eau, avec de l’eau qui montait lentement sous mes pieds, tandis qu’à l’horizon je pouvais voir cette terre sauvage, hostile, dénuée de toute civilisation. Le concept de l’illustration renvoie principalement aux paroles du morceau éponyme ; ça représente l’état de séparation mentale que j’ai atteint au cours des dernières années. C’est une sorte de visualisation du lieu où mon esprit se réfugie quand je me coupe du monde extérieur. C’est fortement lié à mon subconscient puisque ça m’est venu dans un rêve. Les rêves et les cauchemars ont toujours joué un rôle important dans Forgotten Tomb. Déjà dans les albums précédents des paroles ont été inspirées par des rêves récurrents que j’ai faits ; je ne suis pas sûr de ce que ces rêves signifiaient, alors je leur ai donné ma propre interprétation. Je me souviens rarement de mes rêves et étrangement, il se trouve que je m’en souviens quand je suis sur le point de travailler sur un nouvel album, donc je les prends comme des signaux d’une autre dimension, ou comme un genre de voyage astral. C’est comme si je me connectais à une partie de mon cerveau qui est habituellement en sommeil.
Musicalement parlant, la chanson éponyme paraît ambiguë : les mélodies sonnent très apaisantes, presque joyeuses, contrastant avec le rythme très lourd et languissant en dessous et ton chant sombre et rugueux… Comment analyses-tu cette ambiguïté ? Qu’est-ce qu’elle représente ?
« Nihilistic Estrangement » est une des chansons les plus populaires dans l’album, mais c’est une chanson assez inhabituelle pour Forgotten Tomb ; j’ai travaillé sur beaucoup d’accords majeurs, j’ai utilisé des délais et j’ai essayé de recréer un genre de sentiment « bucolique ». D’une certaine manière, je dirais que c’est une chanson inspirée par la nature, ce qui est peu commun, car nous avons toujours été un groupe très centré sur l’urbain. Mais pour recréer ce sentiment de séparation totale, il a fallu que je creuse sur d’autres terrains et le résultat était l’une des chansons les plus atypiques de Forgotten Tomb, mais probablement aussi l’une de nos meilleures, les gens l’ont adorée. C’est une chanson onirique avec des teintes sombres. Les gens l’ont comparée à du shoegaze et je peux comprendre pourquoi Sigur Rós peut venir à l’esprit, mais en réalité j’étais plus inspiré par la dark-wave des années 80, des choses comme Cranes ou The Cure, et même des trucs d’Enya, si tu veux [rires]. Je voulais juste traduire ce sentiment d’isolement et de flânerie bucolique dans un environnement black metal, car la chanson n’est pas forcément triste, elle était d’ailleurs supposée sonner étrangement exaltante parce qu’il y a de la joie dans la séparation. C’est comme abandonner quelque chose pour atteindre autre chose de meilleur, ce qui explique le côté doux-amer. Il est clair que c’est une chanson planante, peut-être qu’il faudrait l’écouter en prenant de l’ecstasy ou quelque chose comme ça [rires]. Elle nous emmène en voyage vers d’autres dimensions.
« Quand les imitateurs ont débarqué dans la scène et ont revendiqué leurs cinq minutes d’attention, c’est devenu ridicule et ils sont en partie responsables de nos changements de style constants. Quand quelque chose devient un cliché, ça m’agace, donc je le fuis et je cherche de nouvelles manières de rendre ma musique intéressante. »
La dernière chanson, « RBMK », est clairement la plus black metal de l’album et fait référence au réacteur qui a causé la catastrophe de Tchernobyl. Qu’est-ce que cette catastrophe évoque pour toi ?
« RBMK » a été choisie pour être la dernière chanson parce qu’elle sonne un peu différente du reste de l’album. C’est une chanson rapide et probablement l’une des rares chansons purement black metal que nous ayons jamais faites. Elle est censée renvoyer au milieu des années 90, lorsque j’étais adolescent. Je voulais re-capturer ce vieux feeling black metal de ma jeunesse, en rajoutant une couche d’arpèges et de dissonances détraqués sur la chanson pour accroître le sentiment d’étrangeté. L’impitoyable tempo et ces éléments combinés créent une sorte d’expérience hypnotique. Si on l’écoute à fort volume, on a la tête qui tourne vers la fin, comme si on était saoul ou défoncé, c’est vraiment bizarre. Le concept du titre et celui du texte viennent d’un moment de frustration extrême avec l’humanité, où j’ai grosso modo invoqué une catastrophe planétaire qui balayerait toute la race humaine. Curieusement, le monde a été frappé par le Covid-19 peu de temps après… C’était un cas extrême de « attention à ce que tu souhaites », j’imagine ! Ceci dit, je me souviens bien quand la catastrophe de Tchernobyl s’est produite, tout le monde paniquait à cause des nuages radioactifs qui se déplaçaient en direction de l’Europe occidentale.
La chanson « Iris House » qui apparaît en deux parties parle de la phase terminale d’une maladie et de la fin de vie. Qu’as-tu cherché à exprimer à travers ce diptyque ? Comment vois-tu la fin de ta vie et comment aimerais-tu partir ?
Le titre fait référence au nom d’un hospice près de là où je vis et où des patients atteints d’une maladie en phase terminale passent leurs dernières semaines ou jours. Le concept de « Iris House » découle d’expériences que j’ai vécues et que les autres membres ont vécues au cours de la dernière décennie, concernant des proches, des amis, des connaissances et même des confrères musiciens qui sont morts de maladies terminales comme la leucémie ou le cancer ; quand tu vois des gens, y compris de notre âge, qui tombent malades et/ou tombent comme des mouches les uns après les autres à cause de ça, ça te fait vraiment réfléchir sur tes chances réelles de tomber malade et de mourir, et sur ce que ça ferait de savoir que tu vas probablement y passer. J’ai aussi supposé que statistiquement, il est probable que la plupart d’entre nous mourront de ces maladies tôt ou tard et je me suis demandé comment ça sera quand ça arrivera, et je me suis dit que si ça arrive quand je suis vieux, je mourrai probablement seul. Ce sont donc beaucoup de trucs lourds à assimiler et sur lesquels réfléchir, mais c’est la réalité de la vie et de la mort de nos jours. J’ai aussi vu la mort de près au fil des années, en particulier sous la forme de plusieurs accidents de voiture, dont le dernier en 2016 qui a bien failli me coûter la vie et m’a mis en vrac pendant des mois, et j’ai aussi quelques autres soucis de santé que je dois surveiller. Donc disons que je n’aime pas du tout les hôpitaux et l’éventualité d’y retourner reste une pensée récurrente. J’ai connu plusieurs personnes qui sont tombées malades, ont été emmenées à Iris House et n’en sont jamais revenues, donc j’ai utilisé ça comme une métaphore sur le fait de mourir.
C’est un drôle de sentiment quand on commence à enterrer y compris des gens de notre âge, des gens avec qui on a peut-être bu un coup un an auparavant et puis boum, plus personne et ça peut aussi bien être des gens normaux, qui n’ont pas de véritable mauvaise habitude ou quoi que ce soit. Mais la mort est totalement aléatoire, quelqu’un peut se détruire lui-même et survivre aux choses les plus incroyables qui soient, tandis qu’un autre peut mourir en quelques mois après avoir vécu une vie relativement calme et eu une bonne hygiène de vie. Il y a donc ce côté imprévisible dans la mort qui nous suit durant toute notre existence et c’est un concept inspirant. Jusqu’à il y a quelques années, j’étais quelqu’un d’assez autodestructeur et moi ainsi que certains des autres membres du groupe avons poussé assez loin un mode de vie dangereux et, de manière générale, une conduite autodestructrice, mais je suppose que quand notre moment est venu, ce qu’on a fait n’a pas vraiment d’importance, c’est juste un événement aléatoire. En tant que groupe, nous sommes tous passés par notre phase « déchaînée » et même si c’était marrant tant que ça durait, il est clair que nous nous sommes nous-mêmes détruits ! Pas que nous soyons des saints maintenant, nous pouvons encore boire tout un putain de bar si nous le voulons, mais nous essayons de nous tenir, car quand on tombe malade, c’est vraiment chiant et la réalité de la mort est certainement plus tangible maintenant qu’auparavant, on ne rajeunit pas. Je ne crois pas qu’il y ait une vie après la mort, donc à ce stade de ma vie, je n’ai pas hâte d’arriver au moment où je devrai mourir et je ne crois pas qu’il y ait une meilleure manière de partir qu’une autre. J’espère probablement juste que ma mort ne sera pas super stupide, genre une mort par imprudence ou quelque chose comme ça. Une chose est sûre, mourir dans un accident de voiture, c’est putain de brutal et je ne le recommande à personne.
« Aujourd’hui, c’est le bazar où tout le monde veut ses cinq minutes de gloire mais personne ne s’arrête et se demande si son groupe a quelque chose de nouveau et de valeur à apporter […]. Trop de groupes et d’albums inutiles, trop de guerriers du clavier, trop de guerriers de la justice sociale, trop de hipsters qui n’ont rien à faire dans le metal, trop de battage pour les groupes imitateurs qui n’ont rien inventé et manquent de riffs mémorables, trop de battage pour l’image. »
Non seulement c’est votre dixième album, mais il marque aussi les vingt ans depuis votre première démo Obscura Arcana Mortis : est-ce que ça fait de Nihilistic Estrangement un album spécial pour toi ?
Je ne pense pas trop à ces choses, pour être honnête. C’est sûr que c’est sympa de réaliser que nous existons avec ce groupe depuis déjà vingt et un ans et qu’il y a encore des gens qui écoutent les albums, mais comme je n’ai pas vraiment acquis une popularité significative, j’ai encore l’impression d’être au milieu de ma carrière, il y a encore beaucoup de travail. Je ne suis pas très optimiste sur le fait que nous puissions avoir du succès un jour, mais au moins j’aimerais léguer une vaste discographie sans aucun mauvais album, donc je suppose qu’il me reste encore une vingtaine d’années pour faire dix autres albums qui déchirent comme les dix premiers.
Toute votre discographie est divisée en trilogies qui se distinguent par un certain son. Penses-tu qu’il faille trois albums pour bien développer une idée musicale ou bien est-ce parce que tu as tendance à te lasser d’une direction musicale après trois albums ?
Je pense que nos trilogies se font un peu toutes seules, car lorsque je fais ces trois albums, je suis dans un certain état d’esprit musical et il y a de la place pour développer une idée et un style dans différentes directions au fil de ces albums. Quand une trilogie est terminée, probablement qu’un certain nombre d’années se sont écoulées, j’ai vieilli entre-temps et j’ai envie de faire quelque chose de différent à nouveau. Je prends donc l’expérience accumulée avec la précédente trilogie et je recommence tout avec la trilogie suivante. Je recommence presque de zéro mais en conservant précieusement ce que j’ai fait avec les albums passés et j’essaye de rester fidèle à mon message et à mon style. A la fin de notre carrière, nous aurons exploré un vaste éventail de sons tout en ayant conservé notre marque de fabrique et je pense que c’est une grande réussite artistique, plus importante que la réussite commerciale ou ce genre de choses fugaces. Quand tu atteins un certain âge, que tu peux enfin repenser à ta vie et que tu vois une carrière parfaite qui a constamment progressé, c’est là que tu peux être en paix avec toi-même et te dire : « J’ai fait du putain de bon boulot ! »
Forgotten Tomb a été établi comme un pionnier du DSBM, mais au fil des années, vous avez continuellement redéfini votre son. Ces changements réguliers ne rendent-ils pas le groupe difficile à suivre pour vos fans ? Est-ce que ça t’importe, d’ailleurs ?
Oh, il est certain que ça fait que les fans ont du mal à suivre et c’est toujours une galère parce que le metal n’est pas vraiment un genre réputé pour son ouverture d’esprit. Du coup, certains de nos albums ont mieux marché que d’autres, mais on ne sait jamais vraiment comment le public réagira quand on sort un nouvel album. De même, notre label prend peur parce qu’ils ne savent jamais à quoi s’attendre. Mais c’est aussi ce que je trouve intéressant. C’est vital de toujours prendre des risques parce que ça veut dire que je repousse les limites et je mets la barre plus haut. Si je suis satisfait de ce que j’ai fait, je n’ai aucun regret et la plupart du temps, les gens changeront d’avis sur l’album au fil des années. Quand nous avons sorti Negative Megalomania, certaines personnes ont commencé à dire que nous étions morts et enterrés, et ils n’ont cessé de dire ça à chaque nouvel album que nous avons fait ensuite, mais le fait est que nous sommes plus populaires aujourd’hui que jamais, et certains des albums au sujet desquels les gens disaient de la merde quand ils sont sortis sont ceux que d’autres personnes préfèrent, donc c’est juste un cycle. Evidemment, les générations changent, de nouveaux groupent apparaissent, de nouvelles modes, donc c’est difficile de toujours rester pertinent, mais nous n’avons jamais suivi les modes. J’essaye simplement de faire de mon mieux à chaque fois et si je pense qu’un album est bon, je le sors.
La plupart du temps, quand un album ne marche pas auprès des gens, ce n’est pas parce qu’il est mauvais, c’est parce que ce n’était pas le bon moment pour sortir un tel album ou parce qu’il est trop novateur, ou simplement parce que c’est trop différent de ce à quoi les gens s’attendent ; et crois-moi, un tas de fans de metal aujourd’hui s’attendent à exactement le même putain d’album encore et encore. Je viens de la vieille école des années 90 où on avait des albums de metal éclectiques. Si tu prends des trucs comme Bloody Kisses de Type O Negative ou Paegan Terrorism Tactics d’Acid Bath, tu peux comprendre ce que je veux dire. Les groupes avaient l’habitude de passer d’une chanson hardcore à un truc un peu doom, à une chanson de rock et ensuite un morceau acoustique, c’était dingue mais ça marchait. Nous ne sommes pas si éclectiques que ça mais malgré tout, nous aimons faire en sorte que ça reste intéressant tout en conservant les éléments qui font notre marque de fabrique. Les gens de nos jours ont l’habitude d’écouter des albums qui sonnent pareil du début à la fin et qui sont identiques au précédent, avec les mêmes qualités de production. C’est pourquoi je pense que la plupart des albums de metal sortis au cours des quinze dernières années sont nuls à chier, pas seulement ceux des nouveaux groupes mais aussi ceux des vieux groupes qui sont devenus hyper paresseux et aiment jouer la sécurité. Aucune innovation, aucune variété, rien que la même merde standardisée encore et encore. Pour résumer, je trouve que nous faisons de bons albums, indépendamment de ce que les fans ou les critiques pourraient dire ; bien sûr, j’espère que les gens les apprécient également pour que je puisse poursuivre ma carrière, mais je trouve que j’ai fait du bon boulot, donc je ne vais pas me laisser abattre par quelques ronchons. Ils ont toujours existé et tous les groupes en ont, surtout à l’ère d’internet.
« Haïr la majorité de l’humanité ne signifie pas non plus qu’il faille être un connard avec ses amis ou se comporter tout le temps comme un marginal. »
Que ressens-tu lorsque tu repenses à vos débuts, quand vous êtes arrivés pour la première fois avec ce black metal imprégné de doom que les gens ont plus tard qualifié de DSBM, et de l’impact que ça a eu sur la scène ?
Je trouve ça bien que tant de gens aujourd’hui nous reconnaissent comme étant parmi les premiers à avoir défini tout un sous-genre, c’est un accomplissement important. Personne ne jouait vraiment ce genre de chose quand j’ai enregistré le premier album Songs To Leave, et même si on compare à certains de nos pairs qui étaient principalement orientés black metal, nous avions une énorme dose de doom et de dark-wave qui était peu commune. De même, toute l’imagerie et les thèmes urbains que nous explorions dans les textes étaient vraiment peu communs à l’époque. Bien sûr, dans les années 90, il y avait Burzum, Manes, Strid, Thorns et Bethlehem qui étaient nos premières inspirations musicales, ainsi que le doom anglais tel que Paradise Lost et consorts, mais la manière dont nous sommes parvenus à mélanger tous les éléments et en faire quelque chose de nouveau au point de créer un tout nouveau style, j’imagine que c’est un accomplissement remarquable.
Pour les jeunes qui s’intéressent au DSBM aujourd’hui, nous sommes probablement un groupe parmi tant d’autres, mais c’est important de se souvenir qu’à l’époque, les choses étaient différentes ; j’ai pris pas mal de merde dans la gueule de la part des puristes du black metal. L’acronyme DSBM n’existait même pas au début des années 2000, donc c’est marrant de se dire que maintenant c’est, d’une certaine manière, un style à la mode. Ceci étant dit, ce que j’ai créé sur les trois premiers albums est vite devenu une mode vers 2005, donc j’ai commencé à chercher d’autres manières de faire évoluer le style et on connaît la suite. Je n’aime pas ce que les gens qualifient de DSBM aujourd’hui et je ne pense vraiment pas qu’on puisse comparer ça aux premiers albums de Forgotten Tomb, pour plusieurs raisons. Au départ, ce n’était pas censé être un sous-genre, ce n’était qu’une poignée de groupes qui avaient quelques trucs en commun mais qui sonnaient différents entre eux et j’aurais aimé que ça reste ainsi. Malheureusement, comme pour n’importe quel style de musique, quand les imitateurs ont débarqué dans la scène et ont revendiqué leurs cinq minutes d’attention, c’est devenu ridicule et ils sont en partie responsables de nos changements de style constants. Quand quelque chose devient un cliché, ça m’agace, donc je le fuis et je cherche de nouvelles manières de rendre ma musique intéressante.
Comment la scène a-t-elle changé pour toi au cours de ces vingt dernières années, que ce soit en bien ou en mal ?
La prétendue « scène » a beaucoup changé en vingt ou vingt-cinq ans et – sans surprise – je n’aime pas comment sont les choses aujourd’hui. Je veux dire que même avant Forgotten Tomb, j’étais dans d’autres groupes qui ont fait des démos dans les années 90 et vivaient à travers le tape-trading, les lettres et ce genre de chose, c’était donc un monde et une scène complètement différents. Aujourd’hui, c’est le bazar où tout le monde veut ses cinq minutes de gloire mais personne ne s’arrête et se demande si son groupe a quelque chose de nouveau et de valeur à apporter ; ils ne font que pondre des trucs qui sonnent tous pareil et les labels ne cherchent qu’à profiter de ces cinq minutes de gloire et à spéculer dessus. La passion de l’ancien temps et la lutte pour faire quelque chose de différent des autres groupes me manquent, ainsi que tous les efforts qu’on faisait pour arriver à sortir notre premier album ; il y avait un genre de sélection naturelle qui manque aujourd’hui. Aujourd’hui, il y a une entrée gratuite pour presque tout le monde. Certaines des raisons pour lesquelles je n’aime pas la scène actuelle sont les mêmes qui expliquent pourquoi je n’aime pas le monde moderne en général, car elles s’appliquent aussi à l’environnement musical : trop de groupes et d’albums inutiles, trop de guerriers du clavier, trop de guerriers de la justice sociale, trop de hipsters qui n’ont rien à faire dans le metal, trop de battage pour les groupes imitateurs qui n’ont rien inventé et manquent de riffs mémorables, trop de battage pour l’image.
« Je traite généralement les gens comme des enfants, parce qu’autrement ils ne comprennent pas ce que je raconte. Il faut parler un langage facile parce qu’ils sont trop simples d’esprit, sérieusement. »
Il y a aussi un manque de culture dans la musique ; les auditeurs n’ont pas les bases, ils écoutent des trucs au hasard sur Spotify sans aucun critère, une chanson ici et une chanson là, ils ne connaissent rien de l’histoire de ce qu’ils écoutent. Pour les plus jeunes groupes, c’est plus facile aujourd’hui, d’une certaine manière, parce qu’avec la quantité d’information qu’on peut trouver aujourd’hui sur internet, t’as beaucoup plus de chance d’apprendre à faire les choses que dans le temps où il fallait découvrir par soi-même. De même, la technologie dans le domaine des enregistrements a facilité la vie de plein de gens, alors que dans le temps, il fallait dépenser de l’argent pour enregistrer des trucs et il fallait bien connaître ses instruments et ses chansons, car on ne pouvait pas vraiment faire de copier-coller. Mais est-ce que ce sont vraiment des arguments positifs ? J’adorerais voir un retour arrière technologique pour voir ce que les groupes et les auditeurs feraient aujourd’hui, quels efforts ils feraient pour créer ou suivre la musique. Dans le temps, il fallait bosser comme un acharné et être bon dans son domaine pour arriver à quelque chose, ce qui manque un peu aujourd’hui, je trouve. Idem pour l’originalité, à l’époque les groupes-clones n’allaient pas plus loin que la phase de démo, alors qu’aujourd’hui tout est un revival de trucs qu’on a entendus un million de fois avant et apparemment ça convient aux gens. Je suis sûr qu’il y a des exceptions, c’est-à-dire de bons groupes et de bons auditeurs qui savent ce qu’ils écoutent, mais d’après mon expérience et ce que je vois autour de moi chaque jour, malheureusement, je n’ai que des choses négatives à dire sur la scène actuelle.
Ce qui n’a jamais vraiment changé avec Forgotten Tomb, ce sont les idées misanthropiques que vous véhiculez. Tu as déclaré que « misanthropique » est « un terme qui a été balancé si souvent au fil des années qu’il a un peu perdu son sens ». Quel est le vrai sens du terme « misanthrope » pour toi ? Comment ta misanthropie s’exprime dans ta vie au quotidien ?
Le dictionnaire définit misanthrope comme étant « marqué par la haine ou le mépris du genre humain ». C’est exactement ça, c’est ce que je suis. A la place de ça, dans le metal, surtout dans les cercles black metal, c’est devenu un synonyme de quelqu’un qui est socialement inepte et ne sait pas comment se comporter en public ; un geek ou un pauvre type, en gros, quelqu’un qui joue à des jeux vidéo en ligne toute la putain de journée (ou un troll sur des forums, des réseaux sociaux ou YouTube) et ne sort jamais simplement parce que personne ne veut traîner avec lui ou elle. Ça n’est pas ça être misanthrope. J’ai toujours eu des petites amies, des amis, des fans, je connais plein de gens partout dans le monde et je peux socialiser très vite avec des étrangers si j’en ai envie, mais la plupart du temps je choisis de ne pas socialiser parce que je n’aime pas plein de gens que je rencontre. Quand je les entends parler et cracher leur ignorance, ils me donnent envie de vomir. Je décide si et quand j’ai envie de m’isoler (c’est-à-dire la plupart du temps, en fait), ce n’est pas comme si j’avais une autre option. Et haïr la majorité de l’humanité ne signifie pas non plus qu’il faille être un connard avec ses amis ou se comporter tout le temps comme un marginal.
J’ai des idées très extrêmes sur les gens et sur le monde dont je ne peux généralement pas parler franchement quand je suis à un dîner familial ou dans un bar, mais à la fois, ces idées définissent ce que je fais dans la vie au quotidien, c’est-à-dire jouer de la musique, passer un temps précieux seul à faire des choses que j’aime au lieu de passer trente-cinq heures au bureau comme la majorité des gens. Je vis en marge de la société par ma propre volonté. Je suppose qu’on pourrait me considérer comme un genre d’anarchiste ou de nihiliste. Je m’entoure exclusivement d’amis proches, de ma famille et de gens que j’aime, c’est-à-dire une poignée de personnes. Ça ne m’intéresse pas de connaître de nouvelles personnes, à moins d’y être obligé, surtout à ce stade de ma vie, et je n’aime pas faire partie de groupes de gens ou d’équipes. Quand je suis dans une foule d’étrangers, je suis très facilement agacé, surtout quand je suis sobre. Ce que la plupart des gens ont à dire ne m’intéresse tout simplement pas. Je déteste être coincé dans des situations comme une file d’attente à la poste ou telles que je suis obligé d’entendre les conneries que les gens racontent sans arrêt. Tout ça inspire certaines de mes paroles, comme « Active Shooter » sur notre dernier album ; quand je me retrouve dans des situations sociales pénibles auxquelles je n’ai pas choisi de participer, je rêvasse souvent d’avoir un fusil et de tuer tout le monde, donc j’écris là-dessus.
« On dirait que les gens ne savent pas quoi faire d’utile avec leur temps libre et quand on les force à rester chez eux, ils sont perdus. Ça devrait les faire réaliser qu’ils ne vivent probablement pas une existence très intéressante, s’ils sont perdus quand ils ne sortent pas ou ne rencontrent pas d’autres gens. La plupart des gens ne se connaissent pas très bien et n’ont pas de véritable intérêt en dehors du fait de sortir avec des amis. »
A quel moment de ta vie es-tu devenu misanthrope et as-tu eu un tel regard globalement noir sur la vie ? Y a-t-il un événement en particulier qui a déclenché ça chez toi ?
Je me suis toujours intéressé aux trucs sombres et j’ai passé beaucoup de temps seul, y compris étant enfant ; je n’ai jamais eu de fête d’anniversaire, et je ne me souviens même pas de ce que j’ai fait quand j’ai eu dix-huit ans, probablement rien. Donc je suppose que je suis né comme ça. Ça a évidemment empiré quand j’ai été adolescent, car c’est là qu’on commence à vivre des déceptions et qu’on réalise à quel point les gens et la vie sont détraqués. On commence à remettre en question l’autorité, la société, les normes et ce que les gens attendent de nous. Il y a des gens qui ont leur vie toute tracée déjà à seize ans, ils sont là : « Je vais étudier ça, je vais aller à telle université et ensuite je ferai tel travail et je me ferai un paquet d’argent » ou des conneries du genre ; moi, je n’en ai jamais rien eu à foutre, je voulais juste jouer de la musique et me saouler. J’ai essayé quelques fois d’avoir une vie normale à côté de la musique, mais il est évident que je ne suis pas fait pour ça. Je traite généralement les gens comme des enfants, parce qu’autrement ils ne comprennent pas ce que je raconte. Il faut parler un langage facile parce qu’ils sont trop simples d’esprit, sérieusement.
Est-ce que tout ce qui se passe dernièrement, sur les plans écologiques, politiques ou de la crise sanitaire, a renforcé ta misanthropie et ton nihilisme ?
J’ai toujours prêché mon aversion pour l’humanité dans mes textes et dans les interviews, donc je mentirais maintenant si je disais que ça m’importe. Evidemment, je me soucie de ma famille, des membres du groupe, de mes amis proches et de mes animaux de compagnie, mais ça a toujours été ma manière de penser, donc il n’y a rien de nouveau. De toute façon, au cours des vingt dernières années, le monde s’est, au mieux, détérioré et a agi de manière autodestructrice, donc d’une façon ou d’une autre, je suppose que l’humanité devait en payer le prix tôt ou tard. Comme ils disent, saloperie de karma, n’est-ce pas ? Plus les gens deviennent stupides, sans instruction et perdus dans leur monde d’internet, plus les politiciens, les spéculateurs et les extrémistes de tout genre régneront sur la Terre. Il suffit de regarder ce qui s’est passé avec le Covid-19, toute l’évolution du virus dans le monde a généré des réactions inattendues d’attardés de certains groupes de gens qui, une fois encore, m’ont fait souhaiter une extinction humaine immédiate. La stupidité humaine dépasse vraiment toutes les limites. J’essaye d’éviter de regarder la télé et de lire des choses sur les réseaux sociaux, parce que ça me gonfle. J’essaye de m’éloigner autant que possible mais malheureusement, je suis encore obligé de vivre sur cette planète et de partager l’oxygène avec un tas d’imbéciles qui n’en mériteraient même pas autant.
As-tu l’impression qu’avec le confinement lié à la crise sanitaire, ta musique s’impose plus que jamais comme la bande-son de l’humanité ?
Je ne sais pas, je suppose que l’album est arrivé à point nommé vu ses thèmes, mais de toute façon seul un faible pourcentage de gens écoutera ce genre de musique. Apparemment, les autres écoutent encore du raggaeton et postent des vidéos sur Tik-Tok. Je dirais que c’est peut-être plus la bande-son de ceux qui se rendent compte à quel point ce monde est nul et qui veulent échapper à la réalité, au moins temporairement.
Tu promeus l’isolement à travers ta musique et par ton mode de vie, mais aujourd’hui, tout le monde se retrouve plus isolé. Vois-tu ceci comme quelque chose de positif dans cette situation, en montrant aux gens les vertus de l’isolement et des distanciations sociales ?
Les gens ont réagi comme attendu au confinement et tout le reste, en se comportant tout le temps de manière excessivement tragique, et quand ils ont été libérés du confinement, ils se sont comportés comme des chiens sans laisse, en faisant toutes sortes de conneries stupides dehors. C’est drôle parce qu’on dirait qu’ils vivaient une vie hyper excitante avant le confinement, comme s’ils faisaient la fête ou voyageaient tout le temps, alors que je sais que la majorité d’entre eux vivaient une existence hyper ennuyeuse, à faire leurs trente-cinq heures. Mais maintenant ils se sentent obligés de faire comme s’ils faisaient constamment la fête. Je ne sais pas si le confinement les a fait réaliser qu’ils devraient davantage s’amuser ou je ne sais quoi, parce qu’on dirait maintenant qu’ils sont hors de contrôle. J’aurais aimé à la place qu’ils réalisent à quel point c’est sympa de rester chez soi, tout seul, à s’occuper de ses passe-temps, à apprendre des choses, à lire, à écouter de la musique ou à regarder des films, mais au lieu de ça, on dirait qu’ils ont passé tout leur temps sur leur téléphone à prendre des photos d’eux-mêmes avec des masques et à faire des appels vidéo. Il n’y a rien de nouveau, mais on dirait que les gens ne savent pas quoi faire d’utile avec leur temps libre et quand on les force à rester chez eux, ils sont perdus. Ça devrait les faire réaliser qu’ils ne vivent probablement pas une existence très intéressante, s’ils sont perdus quand ils ne sortent pas ou ne rencontrent pas d’autres gens. La plupart des gens ne se connaissent pas très bien et n’ont pas de véritable intérêt en dehors du fait de sortir avec des amis.
Interview réalisée par e-mail le 18 août 2020 par Nicolas Gricourt.
Traduction : Nicolas Gricourt.
Photos : Antonio Pupa.
Facebook officiel de Forgotten Tomb : www.facebook.com/Official.Forgotten.Tomb
Acheter l’album Nihilistic Estrangement.
C’est l’interview d’Herr Morbid la plus intéressante que j’ai lue depuis la sortie de l’album. La plus en détail et en profondeur, la plus éclairante. Vraiment bien.
[Reply]