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Interview   

Gizmodrome : Stewart Copeland, adepte de l’étrange


L’une des idées reçues concernant les artistes professionnels, parfois justifiée, est que leur célébrité leur fait perdre tout sens des réalités, leur faisant oublier à quel point leur métier ou leur situation est difficilement comparable à ceux d’autres types de carrières. Après tout, dans nos propres colonnes, lors des interviews que nous avons réalisé au cours de ces dernières années, des artistes ont tenu des discours parfois radicalement opposés. Certains insistent sur l’enfer social, mental, physique et/ou financier qu’ils ont vécu à tout abandonner pour risquer de se lancer dans la musique. D’autres dédramatisent au contraire totalement cette vision, estimant que vivre de la musique est un luxe.

Stewart Copeland, dont la carrière au sein de The Police n’est que la partie émergée de l’iceberg, semble plutôt adhérer à la seconde approche. Une portion majeure de la présente interview est consacrée à sa vision de l’étrange, un thème qui semble central dans l’album de son nouveau projet Gizmodrome mais qui s’est aussi avéré récurrent au cours de sa carrière récente. Le métier d’artiste n’est pas un métier comme les autres et est même par moments très étrange, Copeland semble toujours s’en étonner et s’en émerveiller.

Vous découvrirez donc la frénésie qui s’est emparée des divers musiciens de Gizmodrome pendant l’enregistrement de ce nouveau disque, mais cette interview a aussi été une occasion d’évoquer la part moins connue de sa carrière, notamment en tant que compositeur pour musique de films (dont auprès de Francis Ford Coppola) ou d’orchestre, mais également de partager son regard humble quant à sa relation artistique avec son ancien collègue devenu icône de la pop – au sens noble du terme – Sting.

« Pour rester vivant, il faut rester curieux. »

Radio Metal : Gizmodrome est le résultat d’une collaboration entre Mark King, Adrian Belew, Vittorio Cosma et toi. Peux-tu nous en dire plus sur l’origine de ce projet ? Je sais notamment que déjà en 2005 vous avez déjà lancé un projet dénommé Gizmo avec Vittorio…

Stewart Copeland (batterie & chant) : Oui. Pendant à peu près dix ans, Vittorio et moi cherchions une excuse pour jouer des concerts en Italie. Pas parce que nous avions une idée musicale derrière la tête mais parce que nous aimons simplement être en Italie, l’été, et ce qui est extraordinaire, c’est qu’il y a des lieux pour donner des concerts qui ne coutent presque rien voire qui sont gratuits, ce qui veut dire que tu peux donner de grands concerts, que ce soit dans un ancien théâtre, ou sur le sol d’un palazzo, ou dans un château ou sur une piazza… En plein air… C’est juste une expérience amusante ! C’est pour ça que je joue de la musique, pour ce genre d’expérience. Et parfois nous jouions avec un petit orchestre, parfois nous jouions avec La Notte Della Taranta, qui est un ensemble ethnique, et parfois nous jouions juste avec quelques potes sous le nom de Gizmo, et le seul but était de s’éclater en Italie. Mais ensuite, un été, un impresario dénommé Claudio Dentes a dit : « Hey les gars, j’ai une maison de disques. Pourquoi est-ce que vous ne feriez pas un album ? » Et à ce stade, Vittorio a dit : « Bon, j’ai parlé à Adrian Belew. Je pense qu’on pourrait le recruter ! » Et j’étais là : « Putain ! Si on recrute Adrian Belew, alors faisons ça sérieusement et recrutons aussi Mark ! » Donc j’ai envoyé un texto à Mark dans la foulée, et il m’a répondu en moins de dix minutes, disant : « J’en suis, j’en suis ! On y va ! » Donc vingt minutes après le début de ma conversation avec Vittorio, nous étions tous les quatre en train de faire des plans et prendre la direction de Milan.

D’après Adrian, vous ne saviez pas à quoi vous attendre de ce projet avant de commencer à jammer ensemble. Quel était le but de ce projet au départ ? Quelle était l’idée générale ?

Il ne le savait pas mais moi je le savais. Il pensait qu’il allait juste venir et jouer sur un projet de Stewart et jouer quatre chansons. Eh bien, nous ne l’avons pas laissé sortir du studio avant que nous ayons douze chansons et que nous soyons un groupe. Et il pensait que j’allais lui dire quoi jouer et qu’il le jouerait mais non, je lui ai montré les chansons et ensuite j’attendais de sa part qu’il foute tout en l’air avec des trucs étranges auxquels je n’aurais jamais pensé, et il a absolument pris ça en main et trouvé des trucs vraiment étranges auxquels je n’aurais jamais pensé. Et pareil avec Mark ! Ce sont tous les deux des leaders de groupes, ils sont tous les deux venus juste pour m’aider à faire l’album mais très vite, nous sommes devenus un groupe. La différence entre un projet, ou un album solo et ceci est que sur les albums solo, tu embauches des gars pour mener à bien ta vision. Je voulais juste de supers musiciens, j’avais les chansons pour commencer mais je voulais entendre ce qu’ils allaient trouver, et ils étaient incroyables, et chaque chanson était bien meilleure que je n’aurais pu l’imaginer. Les deux jurons sont « projet » et « supergroupe ». Le remède au côté supergroupe était d’avoir la matière. Nous ne nous sommes pas contentés de débarquer en studio et de nous regarder et dire : « Ok, jammons et voyons ce qu’on obtient. » Non, nous avions une poignée de chansons, ils les ont très rapidement apprises et ensuite ils les ont très rapidement saccagées, mais nous avions la matière pour démarrer, ce que nous avons fait avait une liberté totale et sans aucune sorte d’idée derrière la tête. Nous ne cherchions pas à passer en radio, nous nous attendions à rien d’autre que : « Faisons-nous plaisir cet été en faisant un album, au lieu de jouer sur des piazzas ! » Et nous étions tous surpris par le résultat.

Tu as décrit cet album comme le résultat de quinze jours de « furieuse créativité dans un studio d’enregistrement de Milan »…

Ouais ! C’était en fait sur deux périodes, nous avons fait dix jours où nous avons enregistré douze chansons, et ensuite, nous étions tous très contents de nous, nous nous sommes déchirés, défoncés, nous nous sommes mis nous-même sur le cul, ensuite Mark a dit : « Attendez une seconde, ces chansons, là, sont tellement bonnes que nous devrions garder ce standard. » Donc il a insisté pour que nous retournions au studio l’été suivant pour en faire plus. Et c’est ce que nous avons fait, nous avons fait quatre ou cinq chansons supplémentaires, pour que tout soit au niveau. Et la dernière chanson que nous avons enregistrée, nous avons dit « ok, essayons d’en faire encore une » et ce sera probablement notre plus gros single, la dernière chose que nous avons faite, rien que sur un coup de tête.

De nos jours de plus en plus de musiciens font des enregistrés séparés par de longues distances, en s’envoyant des sons par email sans se voir dans une même pièce, mais on dirait que ce que vous avez fait, c’est exactement l’opposé…

Nous avons aussi fait ça ! Nous étions dans une pièce et avons joué comme des malades mais aussi nous… Lorsque nous avons le noyau fondamental, le morceau de base que nous avons enregistré tous les quatre, et que nous sommes surexcités par ce morceau, nous adorons jouer avec les studios ! Faire un album c’est super marrant ! Et c’est marrant de faire des overdubs, c’est marrant de penser à des couches à ajouter et des couches à retirer. C’est pour ça que nous le faisons parce que c’est super marrant à faire. Donc nous avons complètement fait le truc qui consiste à nous envoyer des morceaux d’un bout à l’autre du monde mais nous avions déjà enregistré les morceaux, les choses que nous nous envoyions n’étaient que des overdubs. Mais ouais, à la base, nous avons mis quatre gars dans un studio et nous avons joué ces morceaux dans une grande pièce, tous ensemble, à échanger des idées. Ces gars ont entendu les chansons et, vingt minutes plus tard, ont fait les enregistrements qui sont sur l’album pour le restant de leurs jours. Et c’est un peu comme ça que c’était pour moi dans The Police aussi. Tous ces morceaux que vous avez entendu, la prestation sur l’album, vingt minutes avant d’enregistrer ça, je n’avais jamais entendu les chansons ! Donc la prestation sur tous ces albums a été enregistrée vingt minutes après avoir entendu les chansons pour la première fois. Et en étant là tous ensemble, nous pouvons pousser les paramètres, nous pouvons casser les codes, nous pouvons complètement partir en vrille. Parce que nous sommes dans une pièce, nous rions tous, nous faisons ça ensemble et nous prenons à gauche ensemble ! Et ensuite nous tournons à droite ensemble ! Et c’est dur pour moi de rester sain d’esprit lorsque Mark martèle sa basse comme ça, nous nous infectons les uns les autres avec notre enthousiasme et nous envoyons le bois. Et il n’y a pas de chanteur qui dit « attendez une minute les gars, calmez-vous ! Je ne peux pas chanter par-dessus ce… bruit ! » Je suis un chanteur et je peux chanter sur ce bruit, puisque c’est moi qui fait ce vacarme de dingue ! Donc être tous ensemble dans une pièce signifiait que nous pouvions être plus fous.

« J’adore la musique, et je la considère comme ma servante, je ne suis pas le servant de la musique […] C’est ainsi que j’apprécie vivre ma vie de musique, en jouant avec, en déconnant avec, faire en sorte qu’elle serve mes besoins. »

« Strange Things Happen » est en fait le titre de l’autobiographie que tu as sortie il y a quelques années, baptisée d’après ta chanson solo « Strange Things Happen » qui est reprise là par Gizmodrome…

[Il coupe] Bon, c’est en fait une chanson que je trouvais convenable mais ensuite, lorsque le producteur Claudio a dit : « Non, il faut que tu l’améliores ! » J’ai dit : « Mais quoi putain ? C’est quoi ton problème ? Celle-là est déjà améliorée ! » Et il a dit : « Non, non, non ! » Je n’avais jamais eu de producteur avant. C’est la toute première fois qu’on me produit mais bon sang, j’en suis fan maintenant ! J’adore ! À partir de maintenant, je vais toujours avoir un producteur, parce qu’il m’a stimulé et poussé et a rendu ça meilleur. Et ensuite lorsque tu as Adrian qui arrive avec une partie de guitare complètement réinventée, et tout est tout simplement mieux, ce n’est pas ce à quoi je m’étais attendu, ce n’est pas ce à quoi j’avais pensé, ce n’est pas ce que j’avais prévu, c’est mieux ! C’est pourquoi nous sommes tous surexcités par ça.

L’adjectif étrange semble toujours revenir chez toi. Donc, plus généralement, quelle est ta relation à l’étrangeté, artistiquement ?

Des choses étranges qui ne sont pas normales se produisent vraiment. Lorsque tu joues dans un groupe de rock, le monde dans lequel tu vis n’est pas normal. Les gens avec qui tu as grandi et es allé à l’école, ils ne vivent pas cette vie. Tes expériences de vie ne leur arrivent pas. Les choses que tu apprends à propos de comment s’entendre avec les gens, comment vivre ta vie, ne s’appliquent pas à l’expérience du rock n’ roll itinérant. Il y a un ensemble différent de règles, le temps passe différemment, tout est différent. Et c’est un type de monde différent, et je suis content de pouvoir encore apprécier son étrangeté, de pouvoir encore faire la différence entre le normal et l’étrange. Bon, en fait non, je devrais corriger ce que je viens de dire : je PENSE que je connais la différence, mais je n’en suis pas sûr.

Dans la chanson « Strange Things Happen », on peut t’entendre chanter « des choses étranges arrivent à un homme sur la route. Des choses étranges arrivent à un homme qui est tout seul. » À quel point ces paroles sont autobiographiques ?

En voyageant comme je le fais, je me retrouve seul dans une gare, seul à marcher dans les rues de Vienne, seul dans la salle d’attente d’un aéroport, entouré de gens, mais seul. Et c’est un peu là que je m’adonne à plein de réflexions créatives. Je n’ai jamais eu l’intention d’écrire un album de chansons mais une phrase me passe par la tête et ensuite je pense à une autre phrase et je finis : « Eh merde ! Allez, juste pour l’exercice, j’écris cette chanson. » Pendant seize ans des chansons me sont venues comme ça ! Ça fait seize ans que je n’ai pas enregistré d’album. Et je n’ai pas vraiment songé à construire un album mais inévitablement, ces chansons sortent de nulle part, et je les écris, les oublie et les range dans la boite à gâteaux. Mais ensuite, lorsque nous étions à Milan, dans le studio, j’ai Adrian, Mark et Vittorio qui me regardent : « T’en a une autre, Stewart ? » « Eh bien, en fait, oui ! » J’avais toutes ces chansons accumulées pendant seize ans, à les construire, une par une ! Parfois, tu as une chanson comme « Strange Things Happen » qui a été commandée par George Lucas, pour une série à la télévision basée sur des personnages de Star Wars, un dessin animé qu’ils faisaient ; je leur ai donné un paquet de chansons et ils en ont utilisé un paquet mais pas celle-ci, donc elle est retournée dans la boite à gâteaux où elle est restée pendant toutes ces années. Et enfin, j’avais un groupe qui pouvait la faire.

Tu joues de divers instruments, tu chantes, tu composes des musiques de film et de jeux vidéo, tu travailles sur des projets qui sont artistiquement très différents, de la musique classique au rock. D’où te vient ce besoin de toucher à tout ?

Je suis juste constamment curieux. Je pense que pour rester vivant, il faut rester curieux. J’ai toujours pensé que j’étais nul à chier en langues mais j’apprends l’italien maintenant ! J’y arrive, je peux apprendre une nouvelle langue ! J’ai toujours adoré la musique orchestrale et j’ai pensé : « Eh bien, est-ce que je peux en composer ? » Et je m’y suis appliqué et il se trouve que oui, je le peux ! Et à ce stade de ma vie, j’ai réalisé que tu peux faire ce qui t’intéresse vraiment. Si tu veux vraiment le faire, et que tu y penses vraiment, tu peux ! Mais ce truc de groupe, le fait de chanter à la tête d’un groupe, je ne m’étais jamais attendu à ça, je ne l’ai jamais vu venir, ce n’était pas mon intention, ce n’était pas sur mon écran radar. Ce n’était pas mon truc. C’est juste arrivé avec ce truc décontracté que nous avons fait l’été, qui est devenu un enregistrement avec des enfoirés, et c’est devenu un vrai album. Et ensuite lorsque la maison de disques s’est enthousiasmé, après avoir entendu trois morceaux, ils ont triplé le budget, et je n’avais jamais entendu une chose pareille dans l’histoire du rock n’ roll, qu’une boite prenne l’initiative de dire : « Non ! Les gars, voilà bien plus d’argent, restez en studio et donnez-nous plus de ça ! » Ce n’était pas mon plan mais ça l’est clairement maintenant. Et maintenant, il y a cette nouvelle chose, qui est le fait de chanter à la tête d’un groupe, je n’ai fait ça que deux fois dans ma vie pour une chanson, mais je me suis déjà mis en selle et j’ai déjà compris comment faire.

« Ils appellent ça jouer en dehors de ton instrument, tu ne penses pas à toi, ou tu ne t’écoutes pas, tu écoutes le groupe, tu écoutes tout l’ensemble, et tes mains savent quoi faire pour y prendre part. Dès que tu commences à dire à tes mains de jouer un solo de batterie ou faire quelque chose d’impressionnant, c’est là que tu fais tout foirer. »

Après le split de The Police, tu as commencé à composer des musiques de film, y compris pour « Rumble Fish » de Francis Ford Coppola. À propos de cette période de ta carrière, tu as dit que « certainement la dernière chose qu’un réalisateur veut faire c’est embaucher une rock star égoïste et difficile, ce que [tu étais] aux yeux de plein de gens à l’époque. Donc [tu as] dû devenir un professionnel malléable et compétent. » Comment es-tu passé d’être une « rock star » à un « compositeur professionnel » ? Comment as-tu travaillé sur cette transition ?

Je voulais vraiment faire de la musique de film et le fait de travailler avec Francis m’a appris quelle est la relation entre le compositeur et le film, c’est vraiment un travail génial. Mais pour parvenir à ce super boulot, il faut obéir au réalisateur, tu dois être un artisan au service de l’art de quelqu’un d’autre, c’est-à-dire le réalisateur, et l’art est le film. Ce n’est pas sorcier. Et je suis un cadet, donc j’ai l’habitude d’être auprès de gens plus grands et plus intelligents que moi, j’ai l’habitude d’être un membre d’une équipe, c’est pour ça que j’aime jouer dans des groupes, j’aime faire partie d’une équipe, j’aime échanger des idées et avoir mon gang avec moi. J’aime tout simplement le sentiment d’être dans un groupe. Et dans la même idée, si j’avais été le leader et chanteur du gros groupe, alors je n’aurais pas été tellement content d’apprendre à ne pas être le chanteur lead. Donc, en fait, c’est venu assez naturellement. Fondamentalement, j’étais toujours… Tu sais, il y a divers types de musiciens, il y l’artiste qui croit, il y a le professionnel qui comprend… Je suis un professionnel. J’adore la musique, c’est ma vie. Après soixante ans, ça ne m’ennuie toujours pas. Je suis un professionnel. J’apprécie faire ça, mais ça ne me monte pas à la tête, je ne me prends pas pour un gourou. La musique que je fais n’est pas sacrée, c’est juste de la musique ! Je connais des musiciens qui ne voient pas du tout les choses comme ça, ils disent qu’ils font de la musique sacrée. Ceux-là sont les artistes qui font peur, avec qui il est un peu dur de travailler parfois. Mais en tant que professionnel, j’adore la musique et je la considère comme ma servante, je ne suis pas le servant de la musique, c’est elle qui est ma servante. Et peut-être que ça ne sonne pas très artistique mais c’est ainsi que j’apprécie vivre ma vie de musique, en jouant avec, en déconnant avec, faire en sorte qu’elle serve mes besoins.

À propos de tes collaborations avec des orchestres, tu as déclaré qu’il y a « fondamentalement deux types de musiciens : ceux qui peuvent lire et ceux qui peuvent jouer. Rares sont les musiciens classiques capables d’improviser, tout comme il est rare qu’un musicien de rock sache lire la musique. » Tu as récemment travaillé avec le pianiste Jon Kimura Parker afin d’associer ces deux mondes. Quel défi est-ce que ça a été de mélanger les deux approches ?

Dans cet ensemble, Off The Score, c’était un environnement classique, où nous jouions des concerts classiques pour un public classique dans une salle classique. La moitié du programme était constitué de Stravinsky, Ravel, Debussy, et l’autre moitié était mes trucs. C’était un défi. Notre violoniste est la première violoniste dans le Metropolitan Orchestra de New York, qui est probablement l’orchestre le plus prestigieux en Amérique. Mais pour elle, improviser était comme sauter d’une falaise mais elle avait de la technique et elle a compris comment faire, et c’était une renaissance musicale pour elle. Et pour moi, composer et faire de la musique à la maison, et la composer, y réfléchir, la concevoir, l’ajuster, créer la partition, la mettre sur une feuille, mettre les tenutos ici, une articulation là, tous ces termes italiens que tu mets sur la feuille, et déterminer : « Est-ce une partie de cuivres ou de bois ? Et quels cuivres ? Quels… ? » Toutes ces décisions, pendant la création, devaient être prises pour que lorsque tu mets ça devant quatre-vingt gars, tu les fais venir et ils le jouent. C’est vraiment cool ! Mais c’est très différent de lorsque tu vas en studio avec des enfoirés, tels qu’Adrian Belew et Mark King, et je ne sais pas ce qu’ils vont amener, j’ai un peu fait mes devoirs mais je vais en studio pour voir ce qu’ils vont trouver.

Tu as un studio privé où tu jammes avec d’autres musiciens et les upload sur ta chaîne YouTube. Est-ce important, de nos jours, d’encourager les gens à jouer ensemble dans la même pièce, pas forcément pour sortir des albums mais rien que pour l’amour de jouer de la musique ?

C’est là où j’ai découvert qu’il y a une grande différence entre une session et jouer de la musique. Lorsque des musiciens viennent dans un studio, il y a des ingénieurs, tu sais que chaque minute coûte de l’argent et tu es là pour une mission, c’est une enveloppe artistique différente. Tu es dans un autre état d’esprit. Lorsque les musiciens viennent au Sacred Grove, mon studio, il n’y a pas d’ingénieur, je suis l’ingénieur, j’utilise l’ingénieur le plus bon marché au monde : moi ! J’ai déjà fait tous les branchements dans le studio, la batterie a déjà ses micros installés, les timbales ont leurs micros, l’orgue Hammond a son micro, tous les amplis ont leurs micros branchés à travers la matrice. J’ouvre la matrice, j’appuie sur « enregistrer », et tout enregistre, qu’il y ait quelqu’un qui joue de l’orgue Hammond ou pas, ça enregistre, je n’y pense même pas, je mets juste tout le studio en enregistrement. Donc lorsque Danny Carey, ou Snoop Dogg, ou Ben Harper, ou Stanley Clarke, ou qui que ce soit arrivent, ils ne voient pas un studio, ce n’est pas une expérience de studio. Nous sommes juste là pour l’après-midi ou la soirée, pour jouer. Et j’ai découvert que des choses étranges se produisaient ! Que des choses vraiment intéressantes se produisaient lorsque les musiciens ne réfléchissent pas et ne comptent pas les mesures, ils ne font que jouer, c’est un type d’énergie très différent. Donc lorsque nous sommes allés en studio avec Gizmodrome, je voulais cette atmosphère où tu ne fais qu’explorer, sans idée derrière la tête. Nous ne pensons pas à passer en radio, nous ne pensons pas à : « C’est quoi le single ? » Nous ne pensons à rien de tout ça, nous ne faisons que jouer et ensuite, puisque nous avons démarré avec des chansons, de la musique, ce jeu avait quand même un genre de point d’attention, mais le sentiment était très libre. Notre modèle de groupe était… Ce n’est pas comme si quiconque de sain d’esprit va écouter, n’est-ce pas ?

Tu as déclaré que « étant gamin avec un groupe de rock, [tu voulais] juste impressionner tout le monde » et qu’il t’a « fallu longtemps pour [te] rendre compte que [tes] pairs n’avaient pas besoin d’être impressionné », et que ça pouvait « éloigner les gens. » Dirais-tu que c’est l’une des plus grandes leçons que tu as apprises en tant que musicien ?

C’est une leçon très importante. Je ne suis pas sûr si c’est la plus importante mais c’est très important de penser à la musique et pas à frimer. Et dès que tu commences à penser « je vais jouer un solo de batterie super flashy maintenant parce que Brad Wilk est dans le public » c’est là que tu fous tout en l’air. Et lorsque j’écoute les autres musiciens, ils appellent ça jouer en dehors de ton instrument, tu ne penses pas à toi, ou tu ne t’écoutes pas, tu écoutes le groupe, tu écoutes tout l’ensemble et tes mains savent quoi faire pour y prendre part. Dès que tu commences à dire à tes mains de jouer un solo de batterie ou faire quelque chose d’impressionnant, c’est là que tu fais tout foirer. Donc arrête de t’écouter ! Écoute le groupe ! Écoute ce que les autres gars sont en train de faire, c’est là-dessus qu’il faut se concentrer, tu les écoutes, et tes mains savent quoi faire. Et le truc, c’est que j’ai beaucoup de technique, donc je frime naturellement, donc même sans y penser, même en ayant ma tête complètement dans les lignes de basse, les parties de guitare et dans la chanson, dans le son global, mes mains sont quoi qu’il arrive pas mal occupées, c’est plus fort que moi. Le gars qui est compositeur est différent du gars qui est batteur.

« [Sting] est très calme et profond, moi je suis bruyant et superficiel. Et la musique, pour moi, c’est une célébration ; la musique, pour Sting, c’est une évasion. Le but de la musique pour moi est de foutre le feu au bâtiment ; le but de la musique pour Sting est de t’attirer, et te remplir d’émotions. »

Penses-tu parfois que des artistes reconnus oublient de se faire plaisir dans ce qu’ils font à cause de leur fierté ou leur recherche de gloire ?

Je pense que ce n’est pas si commun que ça. Je pense que ça arrive mais je dirais que c’est une exception plutôt que la règle. La plupart des musiciens, bons ou mauvais, peut-être qu’ils veulent frimer, et c’est pour ça qu’on joue du jazz parfois, mais majoritairement, si les musiciens sont de vrais musiciens, ils le font parce que c’est ce qu’ils veulent faire. Bien sûr qu’ils ont une fierté et certains musiciens sont dans un groupe qu’ils détestent mais ça rapporte bien, mais majoritairement les musiciens font ça pour s’amuser et ils ont besoin d’être payé mais… Tu sais, les musiciens de sessions ne le font que pour l’argent, et peut-être qu’ils se font plaisir à côté dans des groupes à eux mais ce n’est pas leur boulot. Leur boulot est de poser une piste de batterie anonyme, de façon à ce que le chanteur puisse faire son truc sans avoir à se soucier de trouver un putain de roulement de batterie.

Je sais que tu es ami avec Neil Peart de Rush mais tu as aussi dit une fois que tous les deux, vous avez pris acte de vos divergences sur certaines choses, et que « Rush était l’incarnation de ce que The Police était théoriquement contre. » Peux-tu développer ce que tu voulais dire ?

En fait, le groupe principal que nous utilisions comme une excuse à l’époque était Foreigner, comme étant l’incarnation-même d’un groupe que nous n’étions pas. Et un jour, nous donnions un concert, et qui a débarqué en coulisse ? Foreigner ! Il s’est avéré qu’ils étaient les mecs les plus sympas qui soient, et ils n’avaient pas lu tous les trucs horribles que nous disions à leur sujet, heureusement, parce qu’ils étaient vraiment supers ! Ensuite, des années plus tard, ce que je faisais là est une longue histoire mais j’ai été à un concert de Foreigner, et ces putains de gars sautaient sur scène et déchiraient, ils étaient incroyables ! Je suppose que nous sommes arrivés comme une rébellion et une part de la rébellion implique de démolir des choses, donc nous essayions de démolir n’importe quoi autour de nous. Et Rush était un groupe établi lorsque nous sommes arrivés, ils étaient l’establishment en général, pas spécifiquement, mais en général. Et ce n’est un secret pour personne que je n’ai jamais vraiment été fan de Rush, mais je suis fan de Neil, et je suis fan d’Alex Lifeson, et Geddy, je ne l’ai rencontré qu’une seule fois, et l’ayant rencontré, je suis également fan de lui ! Mais Neil et Alex sont venus au Sacred Grove une fois et nous avons fait une session d’enfer, mais c’est la seule session qui a disparu parce que le disque dur est mort. Ça m’a brisé le cœur.

Tu as laissé une marque définitive sur le rock et la pop avec The Police, mais contrairement à Sting qui est devenu une super star populaire, tu es toujours plus ou moins resté dans l’underground, pour ainsi dire, avec des projets excentriques comme celui-ci ou Oysterhead. N’as-tu jamais été intéressé de suivre le même parcours que Sting dans le mainstream ? Te sens-tu plus à l’aise avec ce parcours très éclectique, libre et parfois presque élitiste qui est le tien ?

Ce parcours ne m’a jamais été ouvert. Je n’étais pas le chanteur dans The Police. Jusqu’à ce que je commence à écrire et apprendre à chanter, je n’étais pas un chanteur. Donc mes talents étaient mieux utilisés dans les musiques de films et je ne me suis même pas rendu compte que j’étais un compositeur mais sous le capot, je suis un compositeur. Je n’ai jamais vu ça non plus, avant de m’y mettre. Et je n’ai fait que suivre mon instinct et mon instinct ne m’a pas amené à chanter des chansons de pop au sommet du hit-parade. Je ne suis pas ce genre de musicien. J’étais vraiment au bon endroit au bon moment avec Andy et Sting pour créer de la pop. Mais je ne suis pas Sting, je ne suis pas un chanteur. Je ne l’étais pas à l’époque, en tout cas ; évidemment je le suis aujourd’hui. Je suis un peu gêné, mais je commence à écouter des chanteurs maintenant que j’en suis un.

De bien des façons, toi et Sting semblent être deux artistes très différents. Dirais-tu que c’est pour cette raison que The Police n’aurais jamais pu durer ou, au contraire, que c’est pour ça que The Police était si génial ? Ou peut-être les deux…

Les deux, exactement. Les deux parce qu’au début, je l’ai poussé à réduire sa composition de chansons de jazz de neuf minutes à des chansons de pop de trois minutes, parce que j’avais trop d’énergie et j’ai dynamisé ça. Et lui, il écrivait des hits, ce que je ne faisais pas, je n’avais pas l’instinct pour écrire des hits. Et donc parce que nous étions si différents, à nous deux, nous avons fait quelque chose d’assez unique. Mais la raison pour laquelle ça ne pouvait pas durer est exactement la même. Parce que la musique a une fonction différente dans la vie de Sting et dans la mienne, nous ne nous ressemblons pas. Il est très calme et profond, moi je suis bruyant et superficiel. Et la musique, pour moi, c’est une célébration ; la musique, pour Sting, c’est une évasion. Le but de la musique pour moi est de foutre le feu au bâtiment ; le but de la musique pour Sting est de t’attirer et te remplir d’émotions. Et désormais, nous respectons nos différences, même si c’était la galère à l’époque de gérer cette dichotomie, au départ, lorsque nous étions co-dépendants. C’était une bonne dichotomie, mais ensuite, le groupe a eu tellement de succès que… Tu sais, je suis reconnaissant que Sting soit resté pour cinq albums ! Il aurait dû partir après deux albums parce qu’alors, il savait arranger, il savait composer, il savait chanter, il n’avait pas besoin de ces gars mais il est resté avec nous pour cinq albums, et à devoir négocier, à devoir faire des compromis, à devoir supporter le putain de bruit de Stewart, par-dessus son épaule gauche il a ce putain de vacarme… Et c’est devenu très difficile. Maintenant, nous comprenons la valeur de tout ceci, nous l’apprécions et nous nous entendons super bien, tant que nous ne parlons pas de musique.

Interview réalisée par téléphone le 11 juillet 2017 par Philippe Sliwa.
Fiche de questions : Philippe Sliwa & Nicolas Gricourt.
Retranscription : Robin Collas.
Traduction : Nicolas Gricourt.
Photos : Massimiliano Cardelli.

Site officiel de Gizmodrome : www.gizmodrome.net.

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  • Quelle belle ITW ! Questions brillantes et réponses emplies de réflexions. Un régal !

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  • « Il est très calme et profond, moi je suis bruyant et superficiel. Et la musique, pour moi, c’est une célébration ; la musique, pour Sting, c’est une évasion. Le but de la musique pour moi est de foutre le feu au bâtiment ; le but de la musique pour Sting est de t’attirer et te remplir d’émotions. »

    C’est beau, c’est grand. On dirait la description de deux dieux de la musique issus d’un panthéon des légendes de Tolkien…ce qu’ils sont en réalité.

    [Reply]

  • « Après tout, dans nos propres colonnes, lors des interviews que nous avons réalisé au cours de ces dernières années, des artistes ont tenu des discours parfois radicalement opposés. Certains insistent sur l’enfer social, mental, physique et/ou financier qu’ils ont vécu à tout abandonner pour risquer de se lancer dans la musique. D’autres dédramatisent au contraire totalement cette vision, estimant que vivre de la musique est un luxe.  »

    Peut-être que les premiers en ont plus chier que les seconds. Quand on a fait parti de The Police, on a peut-être plus tendance à avoir plus de bons souvenirs que quand on galère à remplir ses salles.

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    Très chouette interview, sinon 🙂

  • scorp mika dit :

    de loin, une des meilleures interview depuis un moment sur ce site, pour moi!!!!

    pour la peine, je vais m’interesser à ce fameux « gizmodrome » 🙂

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