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Interview   

Grave Pleasures : « détruire un monde pour créer un monde »


Avec Motherblood sorti en 2017, Grave Pleasures semblait avoir enfin trouvé son équilibre : entre joie et destruction, lumière et obscurité, et death rock et modernité, le groupe laissait ses tâtonnements initiaux et ses remaniements de line-up derrière lui, pour se concentrer sur un avenir prometteur, baigné de post-punk et de fantasmes cataclysmiques. Dix ans après les premières sorties de Beastmilk, son ancêtre underground, Grave Pleasures sort son troisième album, Plagueboys, l’œuvre d’artistes sûrs de leurs acquis mais pas décidés à se reposer sur leurs lauriers pour autant. Plus post-punk, volontiers new wave, il rebrode les sonorités et les thématiques chères aux musiciens et les inscrit dans notre monde anxieux post-Covid.

Mélancolique souvent, sardonique parfois, toujours accrocheur, il reflète les réflexions récentes de ses concepteurs. C’est ce que nous ont expliqué Juho Vanhanen (guitare) et Mat McNerney (chant) au cours de deux interviews fleuves. Généreux et réfléchis, les deux musiciens parlent aussi volontiers de musique – la leur et celle des autres – que de leur vision du monde : changeante et nuancée, parfois optimiste et souvent pessimiste, à l’image de ce nouvel album.

« Il faut détruire un monde pour créer un monde : je crois que c’est ça, ce que nous avons fait. »

Radio Metal : Motherblood est sorti il y a six ans. C’est un album qui a été crucial pour le groupe: vous avez l’air d’avoir trouvé votre formule et il a été très bien reçu. Comment se fait-il qu’il vous ait fallu tant de temps pour sortir Plagueboys ? Est-ce que vous étiez pris par d’autres projets, ou est-ce que vous avez eu besoin de temps pour trouver sa direction ?

Juho Vanhanen (guitare) : C’est vrai que nous avons d’autres projets, surtout Mat, Aleksi [Kiiskilä] et moi. Même lorsque tout va bien, ça demande des efforts de prendre en compte l’agenda de tout le monde. Et puis cette fois-ci, le Covid-19 a évidemment compliqué les choses, tout a été repoussé, personne ne savait quand les tournées et le reste reprendraient, donc c’était difficile de planifier quoi que ce soit. Mais nous avons aussi voulu prendre notre temps pour ces nouveaux morceaux. Les premières idées avaient commencé à émerger il y a quelques années déjà, et il nous semblait que nous avions besoin d’une direction. Je crois que c’est toujours sain de chercher de quelles façons pousser le groupe et la musique plus loin, d’explorer de nouveaux territoires. Il y a peut-être deux ans, l’image du genre d’album que nous voulions est devenue de plus en plus claire, et à partir de là, ça s’est fait plutôt rapidement, et nous sommes entrés en studio peu de temps après avoir décidé de vraiment nous y mettre. Si ça a pris si longtemps, c’est donc pour plusieurs raisons, mais c’était aussi nécessaire : ça n’aurait pas été le même album si nous n’avions pas pris tout ce temps. Tout finit par avoir une influence sur tout le reste. Et puis de manière générale, je trouve que ces cycles de deux ans dans l’industrie de la musique sont généralement une erreur. Je pense qu’un album devrait prendre le temps qu’il lui faut. Après leur premier album, qui peut être très bon, beaucoup de groupes se retrouvent pris dans ces cycles où ils doivent être constamment en tournée, et donc n’ont pas le temps de se concentrer sur leur deuxième album, qui par conséquent sera souvent moins bon. Ce n’est sans doute pas la meilleure chose à faire si tu veux que ton groupe et ta musique survivent plus de trois ou quatre ans.

Plagueboys a été fait par le même line-up que Motherblood. Est-ce que vous avez l’impression d’avoir enfin trouvé la bonne équipe après les changements qui ont émaillé le début de la carrière du groupe ?

Mat McNerney (chant) : Oui, et je pense que nous nous en étions déjà rendu compte lors du dernier album, sinon il n’aurait jamais été fait. Je crois que Motherblood a été le moment où nous avons décidé que si nous ne trouvions pas le bon line-up, nous ne continuerions pas avec ce groupe. Grave Pleasures vient du split de Beastmilk ; nous avons fait un album [Dreamcrash, 2015], et le line-up s’est brisé à nouveau. Je crois que pour moi, Juho et notre bassiste Valtteri [Arino], l’idée était de trouver des gens avec qui nous voudrions rester, et faire un album sur cette base. Après Motherblood, nous avons tout simplement continué parce que l’alchimie était bonne ; nous savions que nous avions encore beaucoup à offrir et que nous aurions beaucoup de plaisir à créer ensemble. Pour être honnête, je pense que c’est vraiment ça, le groupe : à partir de Motherblood, Grave Pleasures est devenu ce qu’il était censé être depuis le départ. Ce qui a précédé était le chemin qui nous y a menés.

Juho : Je suis proche du groupe depuis le moment où il est devenu Grave Pleasures, mais je n’en faisais pas partie à ce moment-là, j’ai juste fait quelques parties de guitare en studio pour Dreamcrash. Après, lorsque le line-up a changé, Mat m’a demandé si je voulais faire un autre album avec lui et mettre un nouveau line-up sur pied. J’ai répondu : « Oui, bien sûr, faisons ça. » C’est à ce moment-là que le line-up actuel s’est formé. Je crois que ça a été très fructueux, très enrichissant de faire un autre album avec les mêmes membres parce qu’il me semble que quand tu crées et arranges des chansons pour la seconde fois avec les mêmes personnes, tu connais déjà leur personnalité, ce qui influence la musique en termes d’atmosphère et d’émotions. Personnellement, en tant que producteur, j’ai vraiment bénéficié du fait que je connaissais déjà les gens avec qui je travaillais, leurs points forts, les moments où je pouvais les pousser hors de leur zone de confort et les moments où il valait mieux que je les y ramène. C’est assez amusant en tant que producteur de gérer la psychologie des musiciens ; tu sais ce qui les motive et comment intégrer leurs émotions, leur personnalité à l’album, ses atmosphères et ses émotions. C’est vraiment important de bien connaître ceux avec qui tu travailles.

Est-ce que tu as produit Plagueboys tout seul ?

J’avais coproduit Motherblood avec Jaime Gomez Arellano, mais pour celui-là, j’étais le producteur principal, et Mikko [Karmila] qui a mixé et enregistré l’album l’a en quelque sorte coproduit avec moi. Le reste du groupe est toujours coproducteur aussi, en réalité. C’est un défi intéressant pour un groupe de faire en sorte que le plus de choses possible soit géré par lui-même. De cette façon, sa vision est un peu plus claire. C’est Mat qui a suggéré que peut-être je devrais me charger de la production de cet album. Je lui ai dit que ça ferait beaucoup de choses à gérer en tant que membre du groupe en question – j’avais déjà produit des albums de groupes dont je ne faisais pas partie mais aussi des miens, j’étais donc familier avec ce genre d’expérience, mais j’y ai réfléchi pendant un moment. J’ai fini par me dire que ce serait un défi vraiment intéressant pour moi d’être à la fois membre du groupe, compositeur de certaines chansons et producteur, de faire ce genre de multitasking. Au bout d’un moment, j’ai eu l’impression qu’il fallait que je change pratiquement de personnalité pour pouvoir tenir ces rôles différents à des moments différents. Et c’est ce qui se passe : selon les moments, ta manière d’écouter est complètement différente. C’est bien plus facile lorsque c’est sur une chanson d’Aleksi ou de Mat que je travaille. Pour mes propres chansons, je me mets à douter de tout. Quand j’ai fini par décider de relever ce défi, je savais que ça allait être compliqué, mais le groupe m’a toujours soutenu quand je me disais : « Je ne sais pas quoi faire de ça. » Ils m’ont aidé, tout comme Mikko, ce qui a vraiment facilité les choses.

« Quand tu vis dans le Nord subarctique, tu es confronté au survivalisme dès que tu sors de chez toi : dans de telles circonstances, la froideur et le côté apocalyptique du post-punk sont encore très frais dans l’esprit des gens. »

Vous avez pu tourner un peu avant la pandémie : est-ce que ça a influencé votre manière de travailler ensemble ? Mat, tu disais pour l’album précédent que les chansons avaient été écrites pour le live…

Mat : Oui, je crois que Motherblood était vraiment ce genre d’album. Il a été écrit avec beaucoup d’énergie, beaucoup de colère, nous avions l’impression d’être au pied du mur. Nous n’avions rien à perdre. Nous n’étions pas vraiment à notre sommet, nous étions encore complètement underground, nous commencions seulement à émerger. Je pense que Plagueboys est plus contemplatif, réflexif, je dirais. Je pense que les chansons ont plusieurs couches, plus de profondeur ; elles fonctionnent sur plusieurs niveaux à la fois. Cet album a un côté parfois mélancolique, triste, plus atmosphérique que nous ne l’avons envisagé purement du point de vue du live. Je crois que Motherblood était clairement un album plus punk, que nous avons écrit en tenant compte de la dynamique du live, et c’est vraiment une bonne chose d’avoir pu jouer ces chansons en concert parce que ça nous a aidés à comprendre ce que nous pouvions faire d’autre. À ce moment-là, ça nous semblait être la seule direction dans laquelle nous pouvions aller, même en ce qui concernait notre manière d’être en tant que groupe. Même si notre premier album avait été un succès critique, il l’avait moins été auprès de nos fans, et même auprès de nous-mêmes. Je crois que nous avions beaucoup à prouver. Pour Plagueboys, après avoir autant joué ensemble pour Motherblood, nous nous connaissions vraiment bien. Nous savions de quoi notre batteur [Rainer Tuomikanto] était capable, nous savions ce que nous pouvions créer. Il faut détruire un monde pour créer un monde : je crois que c’est ça, ce que nous avons fait.

Juho : Après avoir autant tourné, tu sais comment fonctionne le groupe, tu n’as plus besoin de faire des suppositions. Comme je le disais plus tôt, tu sais ce qui va pouvoir se faire facilement et ce qui demandera plus d’efforts. Tourner facilite toujours les choses à la fois psychologiquement et musicalement, tout devient plus facile à comprendre. J’aime bien aussi la phase d’évaluation que tu as lorsque tu commences à tourner avec quelqu’un que tu ne connais pas trop, ça peut être fructueux aussi d’une façon différente. Commencer par là puis faire la connaissance de tout le monde, comment les autres jouent, etc. ça peut aussi apporter beaucoup. Ce sont des situations différentes qui peuvent toutes deux être vraiment intéressantes.

Mat disait la dernière fois que le fait d’avoir un line-up désormais complètement finlandais autour de lui était déterminant pour la dimension post-punk du groupe, parce que dans les années 1980, la scène post-punk finlandaise était très active et très influente. Qu’est-ce que tu en penses, Juho ?

Ce n’est qu’assez récemment que je me suis mis à écouter du post-punk. Évidemment, je connaissais The Cure et tous les groupes les plus importants, mais Mat m’a fait découvrir beaucoup de choses un peu moins connues de cette période, l’album From The Lions Mouth de The Sound par exemple. J’ai commencé à réfléchir à la production en discutant avec Mat du fait que nous voulions que l’album ne soit pas metal du tout. Nous voulions explorer le côté froid du post-punk, notamment des années 1980, et puis le groove, l’ambiance de groupes comme Killing Joke. À partir de là, je me suis dit que tout ça avait finalement beaucoup en commun avec l’indie rock, la musique psychédélique et le shoegaze, et que ça pourrait être intéressant de suivre justement cette ligne qui traverserait tous ces genres pour avoir à la fois la froideur du post-punk des années 1980 et la couleur, l’éclat de la musique psychédélique, osciller entre les deux dans les chansons. Nous en avons beaucoup discuté entre nous. Nous voulions à la fois quelque chose d’abrasif et de froid dans le son et de l’intensité, de la vie. Motherblood avait quelque chose d’un peu plus metal – ce qui n’est pas une mauvaise chose – mais nous avions envie de quelque chose de différent. Je pense que c’est la meilleure manière de décrire notre cheminement lorsque nous avons commencé à travailler sur cet album par rapport à Motherblood. Plagueboys est clairement plus post-punk, en tout cas à mes yeux.

Dans le post-punk justement il y avait une dimension anti-rock, l’idée de s’opposer à ce qui avait précédé…

Il y a cette idée de cycle, aussi, à laquelle j’ai beaucoup réfléchi et dont j’ai pu m’inspirer. Le post-punk était un peu anti-rock, mais pour aller plus loin, le punk détestait le rock progressif, et pourtant ni l’un ni l’autre n’existeraient sans respectivement le rock et le rock progressif. C’est une histoire de réaction : en rejetant quelque chose, tu crées quelque chose de nouveau. Je crois que c’est un peu pareil lorsque tu travailles sur un album en tant que groupe ou qu’artiste. Après ton premier album, tu vas avoir tendance à aller dans la direction opposée. Nous n’aurions pas pu faire Plagueboys sans être passés par Motherblood et par ce que nous avons pu faire avec nos autres groupes à côté de ça. À chaque fois, c’est une sorte de réaction d’opposition qui nous mène à quelque chose de nouveau.

« Grave Pleasures est dans une position assez difficile ; c’est de la musique accrocheuse, qui a un côté pop, qui vient de notre amour d’une certaine forme bonne et honnête de pop, mais ce n’est pas pour faire de l’argent. Ça a de la profondeur. C’est la contradiction au cœur du groupe. »

Mat : Initialement, avec Beastmilk, nous avions une mentalité très anti-metal, nous voulions être heavy mais d’une manière absolument pas metal. Je crois qu’avec Motherblood, nous nous sommes un peu réconciliés avec nos racines metal. Lorsque tu commences à réfléchir à un nouvel album, j’ai toujours l’impression qu’il y a une tendance à aller contre ce que tu as déjà fait par le passé, ou quelque chose qui te semble déplaisant. Donc je pense qu’à l’époque, ça nous semblait approprié d’ajouter quelque chose de traditionnellement heavy, c’était une démarche punk. Ça nous semblait frais, dangereux. Cette fois-ci, ça nous semblait plus dangereux d’aller à rebours de ça et d’à nouveau explorer cette idée de lourdeur en dehors de son sens traditionnel. Nous avons essayé d’avoir quelque chose qui soit heavy sur cet album, mais d’une façon qui ne soit pas traditionnelle pour nous. C’est pour ça que je trouve qu’il y a une notion de danger qui entre en jeu : nous avons d’une certaine façon osé enlever des éléments qui tiennent vraiment à cœur au public metal, comme la distorsion des guitares – il n’y a pas tant de groupes modernes qui viennent du monde metal que ça qui prennent ce genre de risque.

Même si Juho dit qu’il n’était pas si familier que ça avec la scène post-punk finlandaise, est-ce que tu penses que les musiciens finlandais ont une sensibilité particulière, Mat ?

Oui, et je pense que c’est dû à la fois à des influences conscientes et inconscientes. Les gens disent parfois que ce que je fais a un côté très Joy Division, par exemple, et un groupe comme Joy Division a eu une influence si énorme sur la musique britannique que ça va toujours inconsciemment teinter mon son, ma manière de concevoir la musique, sans même que j’y pense. Et je pense que c’est la même chose pour le post-punk finlandais : il s’est complètement infiltré dans la psyché des gens et dans la manière dont la pop est appréhendée dans ce pays. Je pense que ça fait partie de l’ADN musical des gens, avant même qu’ils se soient mis à faire de la musique. Je pense que c’est aussi une question d’état d’esprit, et je crois qu’il y a beaucoup de similarités entre cet état d’esprit et celui de la Grande-Bretagne des années 1980. C’est l’Europe du Nord, donc c’est le même genre de climat, même s’il fait bien plus froid en Finlande. Politiquement, il y a beaucoup de points communs entre ce qu’il se passait dans les deux pays. De nos jours, je crois que l’héritage de ce post-punk finlandais est bien connu, du rôle que ça a joué dans le développement de la communauté live, par exemple, avec des lieux comme Lepakkomies qui sont des salles underground cultes. Je dis toujours que quand tu vis dans le Nord subarctique, tu es confronté au survivalisme dès que tu sors de chez toi : dans de telles circonstances, la froideur et le côté apocalyptique du post-punk sont encore très frais dans l’esprit des gens. Il y a cette question de vie ou de mort vraiment présente au quotidien.

Est-ce que ce style est lié à des souvenirs d’enfance pour toi Mat ou est-ce que tu as toi aussi redécouvert ça plus tard ?

Ce sont clairement des souvenirs d’enfance. J’étais trop jeune pour sortir et aller à des concerts pour voir tous ces groupes, mais j’ai un souvenir très vif de trouver un disque de Siouxsie And The Banshees avec mes cousins en Irlande et d’être terrifié parce que les banshees sont des fantômes dans la mythologie celtique. Nous avions peur de l’écouter, nous croyions que ça allait invoquer des banshees ! Rien que ce mot était effrayant pour un enfant. Ce n’est pas un terme très commun en Angleterre, mais en Irlande, si. Pour moi, ça avait un côté très mystique, comme l’apparence du groupe. C’était très étrange de voir mes sœurs commencer à s’habiller comme ça. C’était très commun à l’époque, même des choses très pop comme Adam And The Ants avaient ce genre d’esthétique. Je me souviens que je m’habillais avec ce genre de fringues gothiques, new romantic, sans vraiment comprendre ce que ça voulait dire. Ce n’est que plus tard, quand je m’y suis replongé, que j’ai compris. J’ai plein de très bons souvenirs de regarder Top Of The Pops et de voir tous ces groupes qui étaient très déconcertants pour un enfant, et très artistiques. Ce qui est fascinant rétrospectivement avec ces groupes, c’est qu’ils jouaient de la pop, certes, mais que c’était très ambitieux artistiquement. De nos jours, les gens se souviennent de tout ça parce que c’est tellement compliqué de penser de façon originale… Ces groupes étaient très originaux, ils avaient des influences souvent très sombres. Même un vrai tube pop comme « 99 Luftballons » avait des paroles vraiment profondes, très sombres. Je pense que c’était le début de ce mélange entre la pop et quelque chose de plus sombre qui me plaît autant. C’est ce que Grave Pleasures regroupe : tant la lumière que l’obscurité.

Est-ce que « Lead Balloons » est un clin d’œil à cette chanson justement ?

Oui, bien sûr, et à tant d’autres super morceaux de ce genre. Et puis pour le concept, aussi : j’ai des enfants et si tu amènes un ballon de baudruche dans une pièce, ça apporte une sorte de joie instantanée. C’est le symbole d’une joie très intense qui n’a pas vraiment de raison, juste une forme de plaisir. Combiner quelque chose de sombre et de lourd avec ce symbole du ballon, c’était une image brillante, et qui décrit très bien notre époque, je trouve. En même temps, il y a des choses qui se passent en ce moment et qui se passent depuis toujours, ce qui est une tragédie quand on pense au chemin que nous avons accompli… « Lead Balloons » décrit le monde dans lequel on vit.

« Je ne crois pas du tout à ces idées d’enregistrement nostalgiques selon lesquelles si tu fais un album aux sonorités années 1980, il faut que tu fasses tout comme dans les années 1980. Il est possible d’aller plus loin que ça. »

Tu parlais plus tôt de la notion de danger : est-ce que tu penses que la musique est d’autant plus dangereuse qu’elle est accrocheuse, plutôt qu’ouvertement sombre ou agressive ?

Oui, je crois. C’est prendre un risque de laisser ta musique aller dans cette direction, parce c’est beaucoup plus cool d’obscurcir les choses, de te cacher et de ne pas montrer tes vraies émotions. C’est beaucoup plus cool d’être très technique, de montrer comme tu joues bien et à quel point ta musique peut être complexe. Parfois je me dis que c’est en fait très courageux, le minimalisme, d’exprimer tes sentiments dans la musique de manière pure. Pour des mecs comme nous, dans les scènes dans lesquelles nous évoluons, c’est courageux de faire ça, parce que ça amène toujours des accusations du genre : « Vous êtes des vendus », « Vous essayez seulement de vendre plus »… Je crois que Grave Pleasures est dans une position assez difficile ; c’est de la musique accrocheuse, qui a un côté pop, qui vient de notre amour d’une certaine forme bonne et honnête de pop, mais ce n’est pas pour faire de l’argent. Ça a de la profondeur. C’est la contradiction au cœur du groupe, et quelque chose dont je suis très fier. C’est assez bizarre et tout le monde ne va pas le comprendre. C’est un drôle de groupe ! [Rires]

La dernière fois que nous avons parlé avec toi, Juho, tu disais justement aimer écrire pour Grave Pleasures parce que c’est très différent d’Oranssi Pazuzu, et parce que ce n’est pas facile de créer quelque chose qui soit à la fois simple et accrocheur. Comment avez-vous approché cet aspect sur cet album ?

Juho : Je crois que pour cet album, nous avons essayé de rester le plus fidèles possible aux demos de chacun. Ce qui était bien, car certaines de mes idées et de celles de Mat étaient déjà dans notre dossier commun depuis un moment déjà, et avec le recul, après ne pas avoir été écoutées depuis un an ou deux, les parties les plus accrocheuses se détachaient vraiment. Lorsque nous nous retrouvions ensuite, nous pouvions donc les identifier puis les approfondir, en quelque sorte. Ça s’est fait de manière plutôt naturelle. Comme je le disais, tu peux devenir aveugle à tes propres contributions lorsque tu joues dans un groupe et que tu composes, etc., mais avec cette distance temporelle, c’est plus facile d’être simplement une personne qui écoute de la musique et de pouvoir dire objectivement : « OK, j’aime beaucoup cette chanson ! » « J’aime beaucoup cette partie/ce son/cette atmosphère en particulier ! » Ces impressions sont fiables en raison du recul que tu as pu prendre. Ensuite, il s’agit de rester fidèle à cette impression initiale si elle est bonne, même si évidemment, tu vas faire des changements. Ça s’est fait naturellement de nous concentrer sur les parties les plus accrocheuses.

Mat : J’ai pas mal écrit pour cet album, je crois que j’ai écrit la base d’à peu près cinquante pour cent de la musique ainsi que les lignes vocales, les paroles… La plupart de ces chansons, je ne les envisageais même pas comme des chansons pour Grave Pleasures. C’étaient des choses qui venaient de nulle part parfois, ou alors en réaction à d’autres choses. C’est très compliqué, en fait, d’avoir confiance en tes propres idées. « High On Annihilation », par exemple, est une chanson que j’ai écrite pendant que je tournais avec divers groupes. J’attendais de savoir ce qu’il en était de mon hébergement [« accommodation » en anglais] et je me suis mis à chantonner ce mot « accommodation », ce qui faisait rire les autres, et puis j’ai commencé à écrire des paroles sur cette mélodie avec d’autres personnes. Ce n’est qu’au bout de deux ans que je me suis rendu compte qu’en fait cette chanson était super accrocheuse et qu’avec des paroles différentes, elle pourrait être vraiment cool. Elle contenait des éléments qui me rappelaient d’autres chansons, elle avait une bonne atmosphère et une histoire derrière parce que je la chantais en tournée. Il m’a donc fallu un moment pour me rendre compte de tout ça ; je pense que la meilleure attitude à avoir, c’est de ne pas trop réfléchir.

Je ne crois pas qu’il m’arrive de me poser et de me dire : « OK, là, je vais écrire une chanson pour Grave Pleasures. » Ces chansons me trouvent. Ma vision de la musique, c’est qu’elle a sa propre vie. Une chanson te dit ce qu’elle veut que tu fasses d’elle. Ce n’est pas toi qui décides, tu dois te contenter de laisser la chanson devenir ce qu’elle doit devenir. C’est une bonne manière de voir les choses parce qu’elle te permet aussi de te détacher de la chanson en question, de laisser d’autres personnes participer à l’écriture aussi, parce que ce qu’il faut comprendre, c’est que d’autres peuvent peut-être voir mieux que toi dans quelle direction la chanson veut aller. Elle ne t’appartient pas, elle est une entité indépendante. Tu l’as sortie de nulle part et assemblée, ensuite tu peux la laisser partir pour qu’elle appartienne à d’autres. Elle va monter ou descendre selon son propre cours, il n’y aucun ego impliqué là-dedans. Et les chansons peuvent venir de n’importe où. Parfois, je joue de la guitare, fais quelques accords, et chante dessus ; souvent, ça commence avec une partie vocale autour de laquelle j’arrange la musique. Je pense que c’est différent de la manière dont Juho et Aleksi écrivent, ce qui est l’une des raisons pour lesquelles l’album est intéressant : il a des chansons écrites de perspectives différentes. Non seulement par des personnes différentes, mais selon des méthodes d’écriture différentes. Pour certaines chansons, c’est clair que c’est le chant qui était à l’origine et que la musique a été arrangée autour, ou à l’inverse que la voix a été ajoutée sur la musique. Ce sont des sortes de chansons différentes. Je crois que c’est l’une des grandes différences entre Motherblood et Plagueboys, le fait que ce dernier présente une multitude de facettes d’un même groupe.

« Il y a de la beauté et des choses horribles, et parfois les deux à la fois : de la destruction émergent de nouvelles choses. Nous sommes toujours sur la brèche entre un côté romantique et poétique et un côté nihiliste. »

Vous avez tous de nombreux projets musicaux en plus de Grave Pleasures, ils couvrent un éventail de styles très large. Est-ce que c’est parfois compliqué de combiner vos différentes contributions ensemble, à l’intérieur des limites de ce qu’est Grave Pleasures ?

Juho : Je ne pense pas. Finalement, je crois que nous partageons un objectif commun, qui est tout simplement de créer de la musique et de faire qu’elle soit nouvelle et intéressante. Bien sûr, nous avons parfois des idées un peu différentes, et Mat, Aleksi et moi pouvons avoir une interprétation différente d’une idée, par exemple, mais c’est ce qui fait la beauté de la musique. C’est un cliché, mais la musique commence bien là où les mots s’arrêtent. Ça peut être un peu comme un match de ping-pong : « Oh, tu vois ça comme ça ! C’est différent de ce que j’avais en tête », « Voyons ce que je peux faire avec ça, comment je peux y répondre, je comprends ta manière de voir les choses mais essayons la mienne ». C’est un processus intéressant et constructif, quelque chose que tu ne peux pas faire seul. Tu peux faire plein de trucs cool en tant qu’artiste solo, mais il y a vraiment quelque chose d’unique dans le fait de construire des chansons avec d’autres personnes. Sur Plagueboys, je crois qu’il y a cinq chansons de Mat, j’en ai trois, et Aleksi sûrement deux – et par chanson, je veux dire simplement l’idée d’origine, et dans le cas de Mat, les paroles et les lignes vocales. Il apporte une contribution importante aux chansons, même celles dont il n’est pas à l’origine. Ensuite, nous les arrangeons ensemble. Il peut y avoir des arrangements initiaux sur la demo, mais ensuite, tu peux voir comment ça fonctionne avec tout le groupe et tu as une palette beaucoup plus large avec laquelle travailler. Tu commences à te demander comment tu vas jouer telle ou telle partie, le genre de son que tu veux utiliser, comment construire le morceau pour obtenir à la fin une création artistique cohérente. Nous trois, nous amenons les idées de base, puis nous les partageons avec tout le groupe et nous en faisons une version qui l’implique tout entier.

Plagueboys explore un territoire plus large que vos disques précédents : il y a toujours un peu de death rock, beaucoup de post-punk, et des passages franchement pop et new wave. Comment avez-vous incorporé les claviers, par exemple, ou le son de batterie très 80s de « High On Annihilation » ?

Au niveau du son, nous avons commencé à partir de ce que je mentionnais plus haut, ce son années 80, froid et rêche, parfois très ténu, très propre, sans nécessairement beaucoup de distorsion dans les guitares – pas de guitares rock ou metal. En Finlande, nous avons un truc pour couper les œufs durs que tu veux mettre dans ton sandwich, par exemple – un coupe-œuf, voilà à quoi ressemble le son de cet album, pour moi [rires], le fait de compresser le son sur les thèmes mélodiques, par exemple… En réalité, la plupart des sons de synthé sont des guitares très transformées. Il n’y a que quelques passages où ce sont vraiment des claviers. Mikko nous a beaucoup aidés avec ça pendant que nous enregistrions. Il nous a beaucoup apporté de ce point de vue-là ; je lui ai expliqué le genre de son que nous voulions – froid, eighties – et il a eu de très bonnes idées pour nous permettre de capturer cette ambiance, et comme je le disais, nous avons fini par n’utiliser que très peu de claviers. Concernant la batterie, c’est pratique de nos jours de pouvoir enregistrer la batterie comme elle est et ensuite de décider sur quel passage tu veux un son électronique et sur quel passage tu n’en veux pas. Quand tu as ces sonorités synthétiques froides, tu peux décider de les rendre encore plus froides avec le son de batterie, ou au contraire, de créer un contraste et d’avoir une batterie chaleureuse et naturelle. Nous avions toute cette palette à l’esprit. Je ne crois pas du tout à ces idées d’enregistrement nostalgiques selon lesquelles si tu fais un album aux sonorités années 1980, il faut que tu fasses tout comme dans les années 1980. Il est possible d’aller plus loin que ça. Les Beatles sont une influence très importante pour moi en termes de vision des choses : quand ils travaillaient sur leurs albums, ils utilisaient toutes les technologies disponibles à l’époque, ils demandaient même à des gens qu’ils inventent des trucs qui n’existaient pas encore pour leur musique. C’est une manière de faire avancer les choses. Tout ça, ce ne sont que des outils, ce qui est important, c’est la façon dont tu les utilises. Nous ne voulons pas être un groupe nostalgique ou sonner comme d’autres groupes. Nous empruntons à nos influences, mais nous voulons y réfléchir en profondeur et les pousser plus loin pour construire quelque chose à partir d’elles.

Ce que vous empruntez aussi aux années 1980, c’est la thématique de la guerre froide et de la peur d’une catastrophe nucléaire imminente qui va avec, une dimension importante du groupe depuis le début. Mat, tu es né en 1978 : est-ce que tu t’inspires de tes propres souvenirs de cette époque et de ce qui a suivi, ou est-ce que c’est plutôt quelque chose que tu utilises de manière esthétique, métaphorique ?

Mat : C’est le monde dans lequel je vis, où se trouvent les fondations de ma vie : tout le reste est influencé par ça. Notre manière de comprendre le monde trouve ses racines dans notre enfance, quoi qu’on fasse. Souvent, en ce qui concerne le son, ce n’est pas vraiment que nous empruntons certaines choses, c’est plutôt que ces groupes avaient une vision artistique tellement forte, tant en ce qui concernait leur son que leur manière d’écrire, et que je trouve que c’est complètement méconnu et pas assez apprécié à notre époque. Beaucoup de gens pensent aux années 1970 quand ils parlent de rock, à Led Zeppelin par exemple, ce sont des choses qui vont de soi, mais j’essaie de penser en dehors de cette logique. Pour moi, le rock, ça comprend énormément de choses, donc la palette peut être très large. Nous ne nous disons pas : « Oh non, ça, ça ne sonne pas 80s, donc ça ne marche pas. » Je crois que nous n’avons jamais raisonné dans ces termes. C’est plutôt la démarche de ces groupes qui nous inspire. La manière dont tu vas envisager la réverb, par exemple, ou la manière dont les choses sonnent sont étroitement liées au monde dans lequel tu vis.

« Le modus operandi du groupe en ce qui concerne les paroles et les thèmes, c’est l’idée que plus les choses s’assombrissent, plus éclatantes elles deviennent, parce que c’est à travers ces galères que l’on comprend véritablement sa vie. »

Nous avons beaucoup pensé aux débuts de la culture rave, par exemple, en travaillant sur cet album : il y a une esthétique et une atmosphère dans ce genre de musique où la réverb a une certaine lourdeur parce que tu fais certes la fête, mais à une époque très difficile. Ces gens dansaient à Berlin alors que la ville était encore dans une situation très compliquée à la suite de ce qui s’était passé pendant et à la suite de la Seconde Guerre mondiale. Il y a cette impression de gueule de bois… Dans notre cas, c’est une gueule de bois liée aux années 1980, parce que nous avons grandi pendant la guerre froide, et qu’elle n’est pas terminée. C’est intéressant que l’album sorte à un moment où elle semble refaire surface. Ça forme un cercle. Peut-être que d’autres générations ne perçoivent pas ça, qu’elles ne le comprennent pas de la même manière que si elles avaient elles aussi grandi pendant les années 1980, immergées dans cette musique. Quand j’étais jeune et que j’allais en boîte en Grande-Bretagne, c’est ce qu’ils passaient, on dansait sur du Joy Division. Je ne me rendais pas du tout compte de ce que ça voulait dire, à cet âge-là. Tu grandis avec ça, tu ne te rends pas compte. Ces DJ plus âgés nous passaient ce genre de musique, et nous, les gosses, nous dansions sur de la musique en fait extrêmement sombre. Ce n’est que plus tard, à la vingtaine, que je me suis rendu compte de la signification de ces chansons, de la qualité et du côté déchirant des paroles, quand bien même on les écouterait dans une ambiance différente.

Juho, j’imagine que ton expérience est différente puisque tu as grandi dans un autre pays et à une autre époque…

Juho : Je lisais déjà les textes de Mat à l’époque où nous nous connaissions à peine, au début de Beastmilk, et c’est évident en les lisant que Mat est un enfant de la guerre froide. Moi, je suis né en 1983, donc ce n’est qu’autour de quinze ans que j’ai compris ce qu’il s’était passé. Avant, je n’en avais aucune idée, il a vraiment fallu que je grandisse pour comprendre de quoi il en retournait. C’est intéressant parce que Mat est un peu plus âgé que moi, il a eu cette expérience, donc il m’est arrivé de me demander si rétrospectivement je ne pouvais pas réinterpréter des souvenirs de quand j’avais six ans, par exemple. Je me souviens avoir fait un voyage en Allemagne avec ma famille très peu de temps après la chute du mur, et je me souviens de cette ambiance. En tant qu’enfant, je trouvais ça intéressant. C’est marrant d’être dans le groupe de quelqu’un qui écrit à partir de l’atmosphère de cette époque et d’y réfléchir de mon point de vue, de ce qu’était cette époque pour un petit enfant dont c’était l’un des premiers voyages. Les textes de Mat retranscrivent vraiment bien l’ambiance de cette période, et on dirait que l’histoire se répète.

Je pense que beaucoup des thèmes abordés restent pertinents de nos jours. Mat leur donne évidemment une nouvelle dimension, ces textes ont beaucoup de niveaux d’interprétation, des points de vue différents, parfois deux faces de la même pièce, parfois plus. Il y a de la beauté et des choses horribles, et parfois les deux à la fois : de la destruction émergent de nouvelles choses. Il y a aussi de l’humour noir. Nous sommes toujours sur la brèche entre un côté romantique et poétique et un côté nihiliste, ce qui est super inspirant pour la production. Quand je repère un passage particulièrement important dans les paroles – ce qui est toujours le cas – et ce que Mat en fait, j’essaie de créer le paysage sonore et l’atmosphère autour pour que la production aille dans le même sens, voire souligne certains éléments. Je trouve que c’est vraiment important pour la production et pour tous les membres du groupe d’être très conscients de ce que disent les paroles pour que les choses aient une signification au lieu que nous nous disions : « Mettons des guitares ici parce que c’est comme ça que ça se fait dans les albums de rock. » Ce n’est pas une raison valable pour un projet artistique, il faut que les choses aient du sens. Le son de batterie électronique dont tu parlais plus tôt : nous l’avons utilisé parce que nous avions une bonne raison de le faire, nous ne nous sommes pas dit : « Mettons ça là parce qu’on aime les années 1980. » Il faut qu’il y ait une bonne raison pour construire un album comme nous l’avons fait, avec ce son froid, et la très bonne raison que nous avons, c’est les thématiques abordées par Mat dans les paroles.

Pour tes chansons par exemple, Juho, est-ce que Mat écrit les paroles après coup ou est-ce que tu les composes pour accompagner ses textes ?

Pour mes chansons, je lui envoie une demo et il écrit les paroles et les mélodies à partir de ça. Ensuite, j’écoute ce qu’il a fait, et ça me donne des idées pour faire des modifications : « Il trouve ce passage vraiment important donc je vais le modifier un peu pour que ça colle mieux. » Et je prends en compte le texte, aussi : « Il y a quelque chose de vraiment fort ici, donc je vais essayer de changer le reste… » À partir du moment où nous avons travaillé dessus ensemble, je comprends mieux dans quelle direction ma chanson peut aller. Nous échangeons, et puis quand nous arrivons à quelque chose, nous – Mat, Aleksi et moi – allons ensemble en salle de répétition pour construire la chanson. L’idée initiale peut changer de manière assez drastique, en tout cas en ce qui concerne mes propres chansons. Avec celles de Mat, comme il fait une grande partie du travail, il arrive avec la plupart des choses déjà terminées – il a les paroles, le refrain, l’ambiance générale… Les deux sont des manières intéressantes de faire des chansons, et elles peuvent être très différentes.

« Peut-être que quand la bombe tombera et qu’on prendra conscience que l’humanité est en train de s’éteindre, ce sera le moment décisif où on se dira : ‘Quel dommage, c’était génial, en fait.’ Peut-être qu’au dernier moment, tout le monde se réunira et prendra conscience de ce qu’on a eu, et peut-être que ça fera que tout ça en a valu la peine. »

Mat, tu as commencé à aborder ces thématiques il y a une dizaine d’années, et maintenant, cette ambiance de catastrophe nucléaire imminente semble plus contemporaine que jamais, beaucoup de personnes doivent pouvoir s’y retrouver. Tu as vraiment eu une bonne intuition !

Mat : Oui, mais déjà à l’époque, c’était une question très contemporaine. Je pense que ça dépend beaucoup de ta situation géographique, d’à quel point une catastrophe de ce genre te toucherait. Emménager en Finlande a été très intéressant de ce point de vue-là, parce que le pays partage une frontière avec la Russie. Le service militaire est obligatoire et pendant que tu es dans l’armée, leur idée de l’ennemi, ce sont vraiment les Russes, parce que ce sont eux qui les menacent le plus. C’était intéressant de voir ça en tant que Britannique qui arrivait là-bas, je me suis dit que ça pouvait se comprendre. En Grande-Bretagne, quand j’étais gosse, il était toujours question de la Russie et de la menace qu’elle pouvait représenter. C’est de là que m’étaient venues les grandes lignes des paroles de Beastmilk. Je voyais beaucoup de gens autour de moi aborder l’obscurité de manière abstraite, avec beaucoup d’imagerie occulte, mais ça ne nous semblait pas réaliste du tout. C’est pour cela que nous avons commencé à combiner l’occultisme non pas avec des thèmes fantastiques, mais avec cette menace nucléaire. Ça me semblait être bien plus réaliste, comme croquemitaine, ça inspire une peur, une menace plus tangible qu’un sorcier. C’était pourtant ce qui semblait brancher tout le monde à l’époque où nous avions commencé avec Beastmilk. Le stoner rock était très à la mode et nous voulions faire quelque chose de complètement différent.

Juho : En ce qui me concerne, j’ai surtout l’impression que l’histoire se répète. On verra dans quelle direction ça va évoluer, si les êtres humains arrivent à apprendre de leur passé ou s’ils vont s’éteindre. Mais c’est vrai que les choses semblent se répéter, et que les gens ne semblent pas avoir beaucoup changé. Il y a des évolutions évidemment, mais c’est difficile de s’en rendre compte du point de vue de nos vies qui sont si courtes. Par rapport à il y a deux cents ans, évidemment qu’il y a eu du changement, et souvent pour le meilleur, mais c’est difficile de s’en rendre compte à l’échelle d’une vie. Et je pense que les thèmes fondamentaux sont liés à des émotions humaines si brutes qu’elles ne disparaissent jamais, et refont surface dès qu’il y a une situation de crise. D’où qu’ils viennent, les êtres humains ont le même genre d’émotions, de peurs et de pensées, et même d’humour.

Mat, tu dis que « Plagueboys parle de civilisation et de sauvagerie ». Tu penses que ces deux éléments – civilisation et sauvagerie – ne vont pas l’un sans l’autre ?

Mat : Oui, je pense. Je suis très pessimiste et je le deviens de plus en plus avec l’âge, ce qui est triste, à vrai dire, ça devrait être l’inverse. Il y a beaucoup de choses au sujet desquelles je ne peux pas m’empêcher d’être optimiste, mais le pessimisme me ronge. J’aurais préféré pouvoir te dire autre chose… Le modus operandi du groupe en ce qui concerne les paroles et les thèmes, c’est l’idée que plus les choses s’assombrissent, plus éclatantes elles deviennent, parce que c’est à travers ces galères que l’on comprend véritablement sa vie. Du coup, plus le monde devient sauvage, mieux c’est. D’un certain point de vue, les choses vont vers le mieux : à l’échelle mondiale, le taux de criminalité diminue, le niveau de vie n’a jamais été aussi haut, etc., mais d’un autre côté, la menace n’a jamais été aussi terrible. Avant, les gens n’avaient pas cette menace d’une guerre nucléaire à l’esprit. Mais plus on s’en approche, plus les gens se rassemblent : ça peut se voir dans la manière dont l’Europe s’est rassemblée derrière l’Ukraine ; alors même qu’après le Brexit, l’Europe semblait aller au plus mal, il s’est produit quelque chose de terrible, certes, mais ça a vraiment rassemblé les gens d’une manière que l’on n’aurait pas pu imaginer, et ça, c’est une bonne chose. C’est compliqué, mais c’est quelque chose qui me fascine vraiment, cette manière qu’ont la civilisation et la sauvagerie d’aller de pair. Un livre comme Le Meilleur Des Mondes est vraiment intéressant de ce point de vue-là.

Les paroles que tu écris ressemblent souvent à des collages qui brassent des références très diverses – « Society Of Spectres » par exemple fait allusion entre autres à l’allégorie de la caverne de Platon et au massacre de Jonestown, ailleurs, tu évoques 1984 ou Sa Majesté Des Mouches. Comment approches-tu ce processus d’écriture ?

C’est un mélange de beaucoup de choses différentes, un peu comme la composition : ce n’est pas le même enchaînement de procédés qui se répète à chaque fois. C’est parfois différent, mais souvent, je trouve un thème général, puis j’ajoute des choses dans cette boîte. Je prends beaucoup de notes à propos d’un certain sujet, parfois pendant un moment. Une chanson peut courir sur des mois et des mois, j’accumule et j’accumule des informations, puis je me pose, j’écoute le morceau, je trouve les sonorités dont j’ai besoin et elles se transforment peu à peu en mots. Parfois je prends des éléments de la boîte, parfois je les invente en cours de route, et ensuite un jeu d’associations se met en place, un peu comme dans le rap : tu commences sur un thème puis tu continues jusqu’à ce que tout se mette en place. Parfois, je regarde un film qui a un rapport avec le thème et tout me vient d’un coup. C’est une combinaison de plusieurs choses. Parfois, ça prend des mois, parfois, c’est très rapide. Parfois, ça apparaît d’un coup : « Voilà les paroles. » Pour « Lead Balloons », ça s’est fait tout seul quand j’écrivais les accords et chantais la mélodie. Ces moments sont rares, mais je crois qu’ils deviennent plus fréquents avec l’âge. Plus je vieillis, plus les choses circulent librement. Je ne sais pas si c’est parce que je deviens plus paresseux, j’ai l’impression que c’est au contraire signe que je m’améliore, mais on pourrait aussi se dire que je ne travaille plus aussi intensément que par le passé. Peut-être que j’ai plus d’associations en tête parce que je suis plus âgé, que j’ai assemblé des informations plus nombreuses, et que je n’ai plus autant besoin de tout écrire. Généralement, je lis beaucoup avant un album ; il y a sans doute une vingtaine de livres que j’emprunte, achète ou exhume de ma bibliothèque pour chaque album, grand minimum. Je lis entre vingt et cinquante livres associés aux thèmes de l’album ; par conséquent, une seule chanson peut contenir une dizaine ou une vingtaine d’idées.

« C’est l’idée de Plagueboys : tu es une peste pour l’humanité, mais ça te va, tu le célèbres, même. On accepte la sauvagerie comme faisant partie de la société ; d’une certaine manière, on l’accueille pour s’en débarrasser. »

Dans la chanson « Plaguyeboys », un passage évoque la fin de l’histoire – « Living at the end of history » –, l’idée de Fukuyama. Trente ans plus tard, ça semble toujours d’actualité…

Parfois, on a vraiment l’impression de vivre la fin de l’histoire. On espère que non, mais je me dis qu’en l’approchant, on découvrira peut-être le sens de la vie. C’est une idée bizarre, mais peut-être que quand la bombe tombera et qu’on prendra conscience que l’humanité est en train de s’éteindre, ce sera le moment décisif où on se dira : « Quel dommage, c’était génial, en fait. » Peut-être qu’au dernier moment, tout le monde se réunira et prendra conscience de ce qu’on a eu, et peut-être que ça fera que tout ça en a valu la peine. Je crois que c’est l’idée de Plagueboys : tu es une peste pour l’humanité, mais ça te va, tu le célèbres, même. C’est un peu l’idée du Temple satanique : au lieu de cette idée chrétienne selon laquelle le mal est une chose abstraite, tu l’acceptes comme une partie de toi. On accepte la sauvagerie comme faisant partie de la société ; d’une certaine manière, on l’accueille pour s’en débarrasser.

Vous semblez tous les deux avoir une approche assez narrative de vos différents projets musicaux. Est-ce que cela vous aide à travailler ensemble ?

Juho : Je pense que nous aimons tous les deux l’art en général, nous adorons vraiment ça, en particulier les différentes interprétations qu’une œuvre peut avoir. Nous apprécions vraiment tout cela et nous essayons de construire quelque chose qui a du sens, qui reflète nos visions du monde, la façon dont nous l’absorbons puis le ressortons sous la forme d’un album ou de musique. Nous aimons beaucoup parler d’art entre nous, par exemple. C’est une manière de penser qui est très fréquente dans le monde de la musique classique moderne, par exemple, où tout est – et devrait être – envisagé comme pouvant être interprété à plusieurs niveaux, ce qui permet d’avoir tout un vortex d’émotions où tout a sa place. Je pense que ça, c’est quelque chose que nous avons en commun avec Mat. Nous nous intéressons aussi aux arts visuels et Mat surtout s’intéresse à la poésie, à l’écriture ; je pense que toutes ces formes artistiques sont connectées. Peut-être que la musique est la forme la plus abstraite de toutes, elle n’est composée que de sons qui te viennent à l’oreille et que tu dois interpréter. Dans notre cas, il y a des paroles, mais sinon, c’est complètement à toi de voir ce que tu vas en faire. C’est très intéressant, nous en parlons beaucoup entre nous.

En ce qui concerne le titre de l’album, il peut faire penser à des descendants de la mère de Motherblood, ou être une allusion au fait qu’on sort tous d’une pandémie. Qu’est-ce qu’il signifie pour vous ?

Mat : C’est un titre que nous avions depuis un moment, je pense qu’il m’est venu après Motherblood. Je pense que le rock qui est vraiment bon et dangereux devrait toujours explorer et questionner les thématiques les plus importantes pour nous en tant qu’êtres humains, c’est-à-dire la vie et la mort. Parler de la mère, du père, des enfants, ce genre de thèmes fondamentaux, c’est une bonne façon d’entrer dans la psyché humaine, nos plus grandes peurs et nos plus grosses inquiétudes. C’était ça, l’idée. Je pense que Plagueboys est aussi un titre qui peut avoir de nombreuses significations. Depuis l’époque de Motherblood, beaucoup de choses ont changé dans le monde, notamment concernant les questions de sexe, d’identité et de politique. Ça pourrait faire allusion à la masculinité toxique. En tant que groupe d’hommes, les choses ont beaucoup changé par rapport à ce que ça pouvait être, pour le meilleur à bien des égards, mais ça peut aussi être une époque très déroutante. Je pense que ce titre peut coller à beaucoup de sujets différents. Il peut évoquer la pandémique, il peut évoquer les discussions actuelles à propos des identités de genre, il peut évoquer plus globalement cette impression d’apocalypse.

Juho : Nous avions aussi d’autres idées, mais je crois qu’à partir du moment où les chansons de l’album ont commencé à se matérialiser, il est devenu très clair que le titre allait être Plagueboys. Il colle bien à la thématique et à la situation du monde moderne. Je ne crois pas que Mat avait délibérément l’intention de faire un album politique, mais peu à peu, les choses se sont mises à évoluer d’une façon qui fait qu’étrangement, des choses écrites il y a un moment étaient à nouveau complètement à l’ordre du jour. À ce moment-là, Plagueboys est vraiment devenu le seul titre possible pour l’album.

La musique de Grave Pleasures a toujours eu un côté Eros versus Thanatos – c’est même dans le nom du groupe. Mais comme tu le disais plus tôt, Mat, Plagueboys est moins frénétique, moins sauvage, plus mélancolique. Est-ce que c’était un parti pris délibéré ?

Mat : Oui, c’était délibéré, et dû à notre humeur. Il y a évidemment le fait que nous avons eu une longue période pour travailler sur cet album, et qu’il aurait sans doute été un peu plus frénétique s’il était sorti avant ou même pendant la pandémie, mais beaucoup de choses ont changé depuis. Pour revenir à l’idée que j’expliquais plus tôt selon laquelle les chansons sont une forme de vie indépendante, au fur et à mesure que nous écrivions, c’était comme si les choses qui nous venaient et que cet album attirait de manière magnétique étaient surtout ces chansons mélancoliques et atmosphériques. Il y a parfois des choses qui se passent quand tu fais de la musique comme ça et qui apportent un autre éclairage sur les autres chansons. Je crois que les chansons les plus enjouées et frénétiques de l’album ont pris une autre coloration en raison de ces morceaux plus mélancoliques, ça leur a donné une atmosphère différente – en bien. Ça ne se serait sans doute pas produit si l’album avait été plus monodirectionnel. L’objectif de Motherblood était de justement être ce genre d’album. Musicalement, ça n’a rien à voir, mais c’est un peu comme Appetite For Destruction et Use Your Illusion : Appetite For Destruction est un album de rock’n’roll très cru, alors que Use Your Illusion a des chansons plus variées. Je crois que c’est aussi le cas de Plagueboys. Je ne dirais pas que c’est notre Use Your Illusion, mais en tout cas il a plusieurs dimensions différentes, et je pense que c’est dû à l’écart de temps qu’il y a eu entre sa sortie et celle de Motherblood. Le monde est devenu beaucoup plus triste, je crois que tout le monde l’a ressenti. Nous avons commencé à voir les limites de notre vie, d’une manière qui peut être positive, de plein de façons en réalité, mais ça fait aussi toutes sortes de choses bizarres sur nos cerveaux humains. Tout le monde a cette impression de catastrophe imminente qu’il nous a semblé juste d’essayer de capturer sur cet album.

« Je pense que le rock qui est vraiment bon et dangereux devrait toujours explorer et questionner les thématiques les plus importantes pour nous en tant qu’êtres humains, c’est-à-dire la vie et la mort. »

Juho : D’une certaine façon, Plagueboys est plus mélancolique, mais je crois qu’il y a aussi une touche d’espoir, une forme de dualité, une fois de plus. L’album n’est ni absolument nihiliste, ni complètement poétique et romantique. C’est intéressant de lire les paroles parce que selon le genre de journée que tu passes, tu vas les percevoir de manière complètement différente – c’était déjà notre cas au moment de la production. La musique peut être soit lumineuse, soit triste selon ta propre humeur.

Mat, tu disais que si Climax était l’apocalypse, Dreamcrash était la descente, le lendemain difficile – est-ce que Motherblood et Plagueboys ont un lien du même genre ?

Mat : Oui, ils ont une relation très similaire. Je pense que sur ces deux derniers albums, c’est mieux réussi, mais ce n’est que mon avis – je ne sais même pas si c’est pertinent que je dise quelque chose comme ça. Chacun aura son propre avis à ce sujet, c’est juste mon point de vue d’artiste. En tout cas, oui, ça repose sur une idée similaire, l’idée que chaque album doit être l’un des deux côtés d’une même pièce, et une histoire différente en même temps. Plagueboys a une direction, notamment thématiquement, qui est assez nouvelle de la part du groupe. D’une certaine façon, Dreamcrash était vraiment lié thématiquement à Climax, alors que Plagueboys explore de nouvelles voies, de nouvelles discussions, de nouvelles idées que nous n’avions pas auparavant. Les choses sont plus ouvertes ; je pense que fondamentalement, elles sont plus personnelles, ce qui n’était pas le cas des albums précédents.

Comment articulez-vous l’espèce de nihilisme joyeux de Grave Pleasures et ses touches d’espoir, qui sont souvent rares de nos jours ?

Le pessimisme, c’est une chose avec laquelle je vis, mais j’aime aussi penser que je suis très déterminé, et pour avoir de la détermination, il te faut un minimum d’espoir, une direction dans laquelle aller. Je pense que toute cette obscurité nous aide à devenir de meilleures personnes, d’une certaine façon, notre relation à celle-ci nous aide à comprendre notre place dans l’univers. Dans son livre In The Dust Of This Planet [La poussière de cette planète], Eugene Thacker évoque cette idée que c’est avec nos monstres, nos créatures de Frankenstein et nos peurs de la catastrophe nucléaire qu’on commence à comprendre notre place dans le cosmos. Je pense beaucoup à tout ça. C’est dans ces choses très sombres que je trouve la volonté de continuer. C’est étrange – je suis comme tous ces gens qui écoutent du Nick Cave, des chansons très tristes, et qui se sentent très heureux après. Ce sont les vrais gothiques, si tu veux : ceux qui comprennent vraiment que la musique triste remonte le moral, et pas l’inverse. Mes amis normaux – faute d’un meilleur mot – qui n’aiment pas la musique sombre me disent : « Mais comment tu peux écouter ça ! Ça me déprime ! » Mais j’ai besoin de cette musique triste, parce que c’est ça qui me remonte le moral, c’est ça qui m’aide à comprendre ce qu’est le bonheur et pourquoi je devrais accorder de la valeur au fait d’être heureux. Beaucoup de gens qui ont vécu des choses traumatisantes comprennent particulièrement bien ce qu’est la vie, ce qui fait sa valeur, et savent quand être heureux de quelque chose, parce qu’ils savent à quel point c’est rare. J’aime beaucoup ce que Thacker dit de tout ça. Son livre résume plein de choses que je peux ressentir à propos de la musique ou de mes propres paroles, et replace ça dans une perspective théorique. C’est pour cela que je suis attiré par tous ces films sombres, cette littérature sombre… Comme je le disais plus tôt, je pense que le rock’n’roll ne peut pas être du rock’n’roll s’il n’aborde pas à la fois la vie et la mort. Il faut que ce soit les deux à la fois. Ne parler que de la vie et de la joie, c’est de l’ignorance.

Puisque tu parles de vrais gothiques : vous avez joué quelques dates avec Killing Joke, l’une de vos influences. Est-ce que ça représentait une forme de consécration pour vous ?

Juho : Je crois qu’ils ont été une influence majeure sur tous les membres du groupe. Je disais plus tôt que je ne me suis mis au post-punk que relativement récemment, les quinze dernières années, mais je connais Killing Joke depuis plus longtemps. C’était vraiment super de pouvoir faire cette expérience avec des musiciens aussi légendaires. En fin de compte, les concerts en eux-mêmes, nous les avons approchés de la même façon que nous le faisons d’habitude, mais c’était vraiment une bonne combinaison musicalement pour nous, et c’était vraiment cool de pouvoir discuter avec des musiciens qui nous ont beaucoup influencés.

Mat : J’avais vu que des gens disaient sur la page de l’un des événements qu’ils devraient nous prendre comme première partie, donc j’ai envoyé ça à notre manager en lui disant : « Regarde, il y a des gens qui veulent qu’on fasse la première partie de Killing Joke en Pologne, peut-être que tu devrais essayer de voir s’ils voudraient bien de nous. » À partir de là, nous avons demandé, ils connaissaient ce que nous faisons et nous ont dit : « Oui, venez faire quelques dates. » Nous en avons fait quatre ou cinq. Ce n’était pas une longue tournée, mais ça a eu un impact très important. Killing Joke ressemblait à un tout jeune groupe ; ce sont des mecs âgés, mais c’était un vrai groupe, plein de vie, dans leur manière de se comporter les uns avec les autres. Ils formaient un groupe de manière plus évidente que la plupart des autres groupes que j’ai rencontrés, même beaucoup plus jeunes. Je m’attendais vraiment à voir une bande de vieux mecs qui ne se supportent plus, qui sont très pros mais qui ont chacun leur loge et ne traînent pas ensemble, ne font pas la fête, ne jouent pas chaque soir comme si c’était le dernier concert de leur vie, utilisent une piste de click… mais ce n’était rien de tout ça. C’était un groupe très punk qui avait ses bons jours et ses mauvais jours, des concerts qui le rendaient très enthousiaste et d’autres qu’il ne sentait pas, comme un jeune groupe. Ça m’a vraiment plu, je crois qu’ils avaient encore la flamme, l’idée d’être un groupe n’avait pas disparu, ce qui est très inspirant. Et puis toutes les conversations que nous avons eues… C’était comme rencontrer des gens dans le même état d’esprit que nous, une sorte de version plus âgée, bien plus intelligente et bien plus éduquée de nous-mêmes [rires]. Ils sont très drôles, mais aussi dangereux, assez flippants. Il y a eu des choses qui montraient qu’ils étaient assez extrêmes, nous ne nous sentions pas exactement en sécurité en permanence [rires], ce qui est aussi génial. Un vrai groupe de punk, rock’n’roll comme ils devraient tous l’être.

« Eugene Thacker évoque cette idée que c’est avec nos monstres, nos créatures de Frankenstein et nos peurs de la catastrophe nucléaire qu’on commence à comprendre notre place dans le cosmos. Je pense beaucoup à tout ça. C’est dans ces choses très sombres que je trouve la volonté de continuer. »

À l’inverse, ces dernières années, beaucoup de nouveaux groupes citant Grave Pleasures autant que Joy Division ou Christian Death comme influence ont émergé. Qu’est-ce que vous pensez de cette nouvelle génération ? Est-ce que vous avez l’impression d’être des passeurs, d’avoir pu établir un pont entre ces groupes des années 1980 et des gens nés bien après cette période ?

Juho : Je me dis juste que nous faisons de la musique, et c’est cool si ça parle aux gens. Pour moi, ce qui est le plus important, c’est de générer une réaction. Je préfère que les gens détestent ou adorent quelque chose que j’ai contribué à faire, ou alors qu’ils se disent : « Qu’est-ce que c’est que ce truc ? » ou qu’ils soient énervés, plutôt que de n’avoir qu’une réaction tiède. C’est évidemment flatteur et agréable si des gens considèrent que l’art que je fais ou contribue à faire résonne avec d’autres, d’autant plus si c’est beaucoup de personnes. Mais tout ça ne changera jamais ma manière de faire de la musique : ça devient compliqué si tu commences à écrire en pensant aux attentes des autres, parce que ce n’est pas comme ça que tu as commencé. À l’origine, tu as des idées que tu veux partager et personne n’a entendu ta musique, donc tu n’as pas de public cible. Tu le fais pour toi et tu espères que ça parle à d’autres. Je pense que c’est vraiment important de garder ce genre d’état d’esprit même pour les albums suivants.

Mat : Tout ça est vraiment chouette et je crois que nous attendions que ça se produise depuis l’époque de Beastmilk. Je pense que d’une certaine façon, nous étions juste un peu en avance sur notre temps, un peu déplaisants, un groupe bizarre, comme je le disais plus tôt. Nous n’affichons pas nos influences metal, elles ne sont pas évidentes, il n’y a pas de scène à laquelle nous appartenons vraiment. Un groupe comme Unto Others le fait d’une manière qui passe beaucoup mieux, de la même façon que Tribulation fait une version qui passe mieux des expérimentations d’In Solitude. Je crois qu’ils auront sans doute plus de succès, de ce point de vue-là – je pense que la plupart des groupes qui nous citent comme influence auront plus de succès que nous, parce qu’ils parviennent à appliquer cette formule à leur musique d’une manière qui semble plus digeste pour le public. Ce n’est pas toujours évident d’être le premier groupe dans un certain style, et quand nous avons commencé avec Beastmilk et au début de Grave Pleasures, il n’y avait vraiment personne d’autre sur ce créneau. Nous ne savions pas avec qui jouer et tourner, il fallait choisir entre un groupe de metal ou un groupe de post-punk, il n’y avait rien entre les deux. Ça a aussi été compliqué de trouver notre public, ça nous a vraiment semblé difficile d’ouvrir cette voie. Ce serait génial d’influencer plein de groupes, d’avoir été pionniers de quelque chose – c’est une forme de réussite. C’était fun à faire et si en plus des gens disent qu’ils ont été influencés par notre musique, c’est vraiment chouette. C’est un bonus !

C’est un peu paradoxal en effet car il y a beaucoup de musique inspirée par le post-punk dans l’indie rock ou la scène gothique, mais en général, Grave Pleasures est complètement inconnu dans ces milieux…

Il y a aussi le fait que pendant une longue période, la scène gothique était dédiée à un genre plus ou moins mort. On y trouvait des gens qui avaient été gothiques depuis toujours et le seraient jusqu’à leur mort, mais ils écoutaient surtout d’anciens groupes. Un groupe moderne qui joue du death rock, c’était du jamais-vu. Il y a beaucoup de gens de cette scène qui viennent à nos concerts et nous disent : « Ouah, ça me fait vraiment plaisir qu’un groupe joue ce genre de musique. » Mais c’est un genre qui a été plus ou moins sans vie pendant un long moment. C’est en train de changer, la culture actuelle y revient. Il y a bien plus de groupes et de concerts, des groupes comme Molchat Doma et Drab Majesty sont vraiment importants et arrivent désormais à porter ça bien plus loin, ce qui aurait été impensable il y a dix ans. Il y a des choses comme la série Wednesday qui ramènent quelque chose de gothique dans la culture mainstream. À voir maintenant si c’est quelque chose de solide qui aura un impact sur la scène ou si c’est juste un de ces brefs soubresauts après lesquels les choses reviennent vite à la normale. Mais dans les clubs et les soirées gothiques, à l’époque, ils ne jouaient rien d’actuel ; maintenant au moins, ils peuvent passer des groupes contemporains. Je ne sais pas trop quelle est la place de Grave Pleasures dans tout ça, c’est un groupe qui ne correspond pas à une scène en particulier, et à mon avis, c’est très bien comme ça.

La dimension esthétique a toujours été importante dans ce projet – je crois que Mat, tu es graphiste, à l’origine. Cette fois-ci, vous avez travaillé à nouveau avec Tekla Vály. Quelle était votre idée ?

Je travaille avec Tekla depuis à peu près 2015. Elle a fait des photos pour mon groupe Hexvessel, puis nous avons travaillé sur Motherblood ensemble. J’aime tout ce qu’elle a fait depuis – elle a travaillé pour le Roadburn, Oranssi Pazuzu… Elle a enchaîné les succès. Dans le cas de Plagueboys, il fallait que nous lui donnions l’idée initiale. Je n’étais pas présent à la séance photo comme ça avait été le cas pour Motherblood. J’ai activement pris part à la mise sur pied du projet, mais ensuite, je l’ai laissée se débrouiller, je lui ai juste montré quelques images en rapport avec nos idées. J’ai été très influencé par Sa Majesté Des Mouches pour cet album, donc je lui ai donné pas mal de documentation autour de ça, je lui ai expliqué ce qu’il se passait dans le livre, et elle a créé l’image qui se trouve sur la pochette du disque. J’aime beaucoup le fait qu’elle soit complètement différente. Elle me rappelle les pochettes qu’on pouvait voir dans les années 1990, qui étaient souvent plutôt audacieuses : les gens commençaient seulement à avoir Photoshop, ils utilisaient des filtres pour la première fois. Ces images conceptuelles très ambitieuses créées avec Photoshop étaient un grand changement par rapport aux illustrations peintes ; ça a donné des pochettes très bizarres même pour de gros groupes. C’est quelque chose dont nous avions consciemment parlé, cette esthétique Sub Pop/années 1990, du fait que nous aimerions quelque chose dans ce style. J’aime aussi beaucoup les premières pochettes d’Echo & The Bunnymen, je voulais aussi avoir cette atmosphère, ce genre de scène qui semble appartenir à un autre monde. Je crois que nous nous en sommes plutôt bien sortis.

« Je suis comme tous ces gens qui écoutent du Nick Cave, des chansons très tristes, et qui se sentent très heureux après. Ce sont les vrais gothiques, si tu veux : ceux qui comprennent vraiment que la musique triste remonte le moral, et pas l’inverse. »

Juho : Je n’étais pas aussi impliqué dans ce processus, mais j’avais évidemment entendu les idées de Mat, les discussions qu’il pouvait avoir avec Tekla, puis j’ai vu le résultat final. Je le trouve très cool, il est unique et va bien à l’album. Je l’interprète comme un nouveau départ. Comme le dit Mat, l’une des influences pour cette photo était Sa Majesté Des Mouches où, là aussi, il y a cette idée de nouveau départ. Ces gamins se retrouvent coincés sur une île déserte et recommencent tout à zéro. Mon interprétation de cette pochette, c’est que le monde a explosé, en gros, la civilisation s’est écroulée – ça se voit aux couleurs bizarres du ciel. Mais il y a une sorte de communauté, de tribu : ce n’est pas comme dans le passé, c’est dans le futur. Je le vois comme un nouveau départ et donc une forme d’espoir, mais ce n’est que ma propre interprétation.

Vous avez déjà sorti quelques clips pour cet album ; celui pour « Heart Like a Slaughterhouse » a la même actrice, Eva Dereta, le même réalisateur, David Fitt, et la même ambiance que celui pour « Joy Through Death » de l’album précédent. Est-ce que vous vouliez créer une connexion entre les deux ?

Mat : Oui, complètement. Nous voulions vraiment travailler avec David Fitt à nouveau. Nous sommes très impliqués dans ces clips ; je suis très impliqué dans l’élaboration du concept et de ce que j’ai envie de voir. Je ne sais pas si c’est vraiment une bonne chose d’ailleurs, parce que je pense que c’est bon pour un artiste de pouvoir aussi prendre un peu de recul. Mais en tout cas, Grave Pleasures veut faire passer un message très fort. Ce n’est pas un groupe de rock où les choses ne sont pas très définies. Il y a certains concepts que nous voulons voir apparaître dans les vidéos, en tout cas jusqu’à maintenant. J’ai des idées très claires en termes d’image et de concept, mais David réussit toujours à y mettre sa propre touche, sa propre vision. Nous voulions travailler avec lui à nouveau pour le clip de « Heart Like A Slaugterhouse » et nous nous sommes dit que ce serait fun d’avoir aussi à nouveau Eva, l’actrice de « Joy Through Death ». Pas seulement histoire de, ça devait faire partie d’une idée, d’une histoire. Nous nous demandions : « Qu’est-ce qu’il lui est arrivé ? » de la même manière que nous pouvions nous dire : « Qu’est-ce qu’il nous est arrivé ? Qu’est-ce qu’il est arrivé à nos auditeurs ? Où est-on désormais ? » C’était vraiment excitant. Et puis ça transmet aussi l’idée que c’est un projet constant, le groupe continue, nous ne sortons pas un nouvel album seulement parce que nous pouvons le faire, nous ne faisons pas les choses au hasard. Nous avons des raisons d’écrire cet album, et de le faire maintenant, et que ça sorte à ce moment-là. Nous voulions donc qu’elle aussi fasse partie de l’histoire, qu’elle lui donne du sens, et elle sera aussi dans le prochain clip. Il y aura deux parties dans le clip et elle sera différente à nouveau pour le prochain single. J’aime beaucoup l’idée de ces constantes, de ces éléments de l’histoire qui reviennent. J’aime beaucoup ça dans les groupes de rock, quand ils gardent certains thèmes, certaines histoires, et les répètent, plutôt que de se dire : « Ça n’a pas marché, essayons autre chose. » Ce n’est pas notre démarche : c’est toujours la même histoire que nous essayons de faire évoluer.

Qu’en est-il du projet Haunted Plasma auquel vous participez tous les deux et qui avait joué un set lors du Roadburn Redux en 2021 ? Est-ce que c’est toujours à l’ordre du jour ?

Juho : C’est toujours en cours ! Et c’est assez avancé, maintenant. Tout a été enregistré, à part quelques éléments, et puis ça ira au mixage. Comme c’est un premier album et que nous avons tous beaucoup d’autres projets en parallèle, ça prend du temps, mais nous voulons faire les choses bien. Nous avons aussi voulu prendre le temps d’explorer : comme c’est un nouveau groupe, c’était important de voir comment ça allait fonctionner. Notre approche a été un peu différente : nous avions quelques idées initiales que nous avons enregistrées, puis nous avons commencé à composer à partir de ça. Ça fait déjà plus d’un an que je travaille à tout ça pour voir le genre de chanson que nous pourrons avoir, et nous en avons une tonne ! Nous allons voir où tout ça nous mène. Donc ça finira par sortir, mais pas tout de suite.

Qu’est-ce qui vous attend après la sortie de l’album ? Des tournées, peut-être ?

Nous allons y aller doucement sur le front des concerts, parce que même si l’épidémie de Covid-19 n’est plus vraiment un problème en soi, ça reste compliqué car tout a été interrompu. Et puis avec la guerre, c’est compliqué de tourner en ce moment. Il y a énormément de groupes et tout coûte très cher. Nous allons donc d’abord prendre le temps de voir comment ça se passe et quand nous pourrons planifier une vraie tournée. Mais nous allons faire quelques dates, des concerts pour la sortie de l’album et quelques festivals ; nous allons commencer comme ça.

Mat : Je crois que le monde a changé en ce qui concerne le live. Pour un groupe dans notre situation, à notre niveau, ce n’est pas évident de tourner, et je crois que nous galérerions beaucoup si nous le faisions. Nous ne voulons pas nous mettre ce genre de pression, nous allons donc attendre jusqu’à ce que les choses se remettent. Et puis ça fait un moment que nous n’avons pas joué, donc nous voulons d’abord que les gens se rappellent de nous, et trouver les bons groupes avec lesquels tourner. Avant, dès qu’un album sortait, il fallait jouer, faire des concerts, enchaîner, et dans ce genre de situation, tu prends un peu ce qui vient en te disant : « Peu importe, il faut le faire de toute façon. » Je ne sais pas ce qu’il en est des autres amateurs de musique, mais en ce moment, je préfère aller à un festival et voir le plus de groupes possible plutôt qu’aller à tous les concerts. Les choses ont changé, à chaque fois que tu sors pour aller à un concert, tu te demandes si tu risques d’attraper le Covid-19, et puis c’est devenu très cher d’aller voir un groupe, donc voir tout ce qui pourrait t’intéresser en un mois est désormais extrêmement coûteux. Je pense que les gros groupes sont responsables de cette augmentation, ils ont perdu beaucoup d’argent, donc ils essaient de se rattraper. Toute l’industrie augmente le prix des tickets au point qu’il n’y a plus de place pour les groupes plus petits. On verra bien comment ça évolue. Je pense que ça va changer à nouveau dans les années qui arrivent, pour le meilleur j’espère, mais on ne peut jamais savoir…

Interview réalisée par téléphone les 9 & 14 mars 2023 par Chloé Perrin.
Retranscription : Nicolas Gricourt.
Traduction : Chloé Perrin.

Site officiel de Grave Pleasures : www.facebook.com/gravepleasvres

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