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Interview   

Greg Puciato : libre et intégré


L’intégration. C’est le mot clé pour Greg Puciato qui, depuis l’arrêt de The Dillinger Escape Plan, semble entamer une nouvelle phase de sa vie d’artiste, voire de sa vie tout court. Une nouvelle phase dont les prémices sont à trouver dans les dernières années avant la séparation de son ancien groupe emblématique, ou plus précisément dans la frustration qui montait, à se sentir enfermé dans un carcan créatif sans avoir les moyens – en termes d’énergie et de temps – de s’en extraire. The Black Queen a justement été créé comme un négatif émotionnel de The Dillinger Escape Plan.

Mais l’heure est aujourd’hui à l’intégration donc, c’est-à-dire arrêter de compartimenter sa vie, et notamment sa vie artistique, et mettre tout Greg Puciato dans une seule et même entité qui porte son nom. Child Soldier: Creator Of God est né. Un album émotionnellement hétéroclite, comme nous le sommes tous, finalement, capable ne nous apaiser comme de nous retourner le cerveau et d’y créer le chaos. Mais cette virée solo, c’est aussi le fruit d’une démarche plus globale, celle d’une recherche de contrôle et de liberté totale, celle qui a poussé Greg Puciato, à la manière d’un Mike Patton, à créer son propre label Federal Prisoner qui lui permet de s’émanciper de structures davantage motivées par le business que par l’art et, à terme, de proposer à de jeunes artistes de changer les règles du jeu.

Toujours aussi captivant, Greg Puciato a échangé, longuement et en détail, avec nous sur tout ceci, exposant ses démarches et ses introspections. A vrai dire, le seul sujet sur lequel le chanteur n’ose pas s’étendre, c’est sur le contenu de ses textes, comme il nous l’a expliqué : « C’est très difficile pour moi de parler du sens de mes paroles sans rentrer dans ma vie personnelle. A la seconde où tu rentres dans ta vie personnelle, c’est comme quand des gens écrivent des biographies, tu évoques également la vie d’autres personnes. Donc la seule façon pour moi d’aborder ces choses est de le faire de manière abstraite et artistique. »

« A la fin de The Dillinger Escape Plan, j’étais presque tout le temps déprimé et anxieux. J’étais plus contrarié par les choses que je ne pouvais pas faire que j’étais excité par les choses que je pouvais faire. L’équation ne marchait pas. »

Radio Metal : T’as été pas mal occupé depuis que The Dillinger Escape Plan s’est séparé il y a trois ans : tu as sorti deux albums de The Black Queen, un second album de Killer Be Killed arrive bientôt et là maintenant, tu sors ton album solo intitulé Child Soldier: Creator Of God. Tu n’as jamais été aussi actif que lors de ces trois dernières années ! Comment l’expliques-tu ?

Greg Puciato (chant, guitare, basse, etc.) : Quand nous étions en tournée avec The Dillinger Escape Plan, ça me prenait tout mon temps. C’était une énorme épreuve. Nous partions en Europe pendant sept semaines, puis nous revenions chez nous pour une semaine, avant de retourner sur les routes aux Etats-Unis pendant six semaines, et ensuite en Australie pendant deux semaines… On fait une tournée en ouverture d’une tête d’affiche quelque part, des festivals en Europe… C’est incessant ! J’adore partir en tournée et j’adore faire des concerts, mais ça me bouffait énormément de temps, si bien que je ne pouvais pas être créatif. A un moment donné, tu deviens comme un programme. Tu te réveilles, tu es quelque part, tu trouves à manger, tu fais les balances et tu te prépares à jouer. Toute ta journée tu te concentres pour être prêt à dix heures. Il n’y avait aucun moment en tournée qui me permettait d’être créatif musicalement. Nous ne composions jamais en tournée : nous n’avons jamais écrit de chanson de Dillinger ou quelle que musique que ce soit en tournée. Le côté performance de ce groupe était tellement intense physiquement que ça nous accaparait intégralement, afin d’être prêts à nous réveiller et d’orienter notre journée en vue du concert. En dehors des tournées, une grande partie de notre temps servait à composer le prochain album de Dillinger Escape Plan. Quand tout ceci était fini, j’avais soudainement beaucoup plus de temps et tout autant d’énergie ou de créativité. Toutes les choses que j’aurais peut-être aimé faire si nous n’avions pas constamment été en tournée ont pris les devants à toute vitesse et je n’ai jamais vraiment ralenti. Je n’avais rien d’autre pour canaliser ma créativité, je n’ai pas de famille. La musique, l’art et la création sont super excitants pour moi, comme ça l’a toujours été. Maintenant, c’est même peut-être encore un peu plus excitant qu’avant parce que j’ai plus de temps pour le faire – je ne parle pas d’avant le coronavirus, je parle strictement d’avant, quand j’étais en tournée avec un groupe soixante-quinze pour cent de mon temps.

C’était source de frustration pour toi, de ne pas pouvoir canaliser ta créativité comme tu le fais maintenant ?

Oui, ça me déprimait. Je pense que ça causait beaucoup d’anxiété et de dépression en moi. C’est très unidimensionnel, il y a une limite à la satisfaction qu’on peut éprouver grâce aux concerts. C’est vraiment amusant et gratifiant de recevoir le retour immédiat d’un public, de voir les gens réagir à une chanson que tu as écrite, mais ça ne nourrit pas ta créativité. Quand tu es gamin et que tu commences à jouer de la guitare et à écrire des chansons avec ton ami, ce qui t’excite c’est de composer et de créer. La chose qui m’excite le plus encore aujourd’hui, c’est de créer – voir une chanson prendre vie ou trouver une idée et l’emmener le plus loin possible, et ensuite réaliser un an plus tard, quand ça sort, que cette idée que tu as eue en conduisant ta voiture un an auparavant est devenue une chanson que tu peux maintenant sortir. Toutes ces choses sont hyper excitantes pour moi. Vers 2010, j’ai commencé à me sentir un petit peu frustré. C’est la raison pour laquelle The Black Queen et Killer Be Killed ont commencé à prendre forme à cette époque. A la fin de The Dillinger Escape Plan, j’étais presque tout le temps déprimé et anxieux. J’étais plus contrarié par les choses que je ne pouvais pas faire que j’étais excité par les choses que je pouvais faire. L’équation ne marchait pas, ce n’était plus positif. Quand tu es jeune et que tu commences à partir en tournée, c’est tellement excitant que ça vaut toutes les choses à côté desquelles tu passes. Certaines personnes veulent vraiment fonder une famille, certaines personnes aiment beaucoup rester chez elles et passer du temps avec leurs êtres chers, peut-être que c’est le compromis. Pour ma part, la chose qui m’a beaucoup frustré et m’a le plus rendu anxieux et fait ressentir que je passais à côté de quelque chose était l’incapacité à pleinement concrétiser des choses sur le plan créatif. Ça m’était impossible avec ce style de vie.

Child Soldier: Creator Of God est ton tout premier album solo. Qu’est-ce qui t’a fait penser que c’était le moment de sortir de la musique sous ton propre nom ?

A peu près tout ce que j’ai fait, comme The Black Queen et Killer Be Killed, s’est fait de manière relativement organique. Quand j’ai commencé à composer les chansons qui sont devenues Creator Of God, je ne savais pas ce qu’elles étaient, je ne faisais qu’écrire. Nous venions tout juste de finir d’enregistrer la musique du nouvel album de Killer Be Killed. J’ai joué beaucoup de guitare sur cet album, donc quand nous avions fini d’enregistrer, je suis rentré chez moi et j’ai continué à jouer de la guitare et à composer. Je pensais que j’allais commencer à écrire le prochain album de The Black Queen, j’ai supposé que c’est ce que je devais faire mais ce n’est pas ce qui s’est passé, ce n’est pas ce qui est sorti de moi. J’ai commencé à écrire des chansons et je ne savais pas ce que c’était, ça ne semblait avoir sa place nulle part. Quand nous étions en train de faire l’album de Killer Be Killed, je me suis dit : « Je crois que je pourrais faire un album sans personne maintenant. Si j’avais juste un batteur, je suis quasi certain que je pourrais faire un album sans avoir besoin de personne d’autre, à moins d’avoir vraiment besoin de quelqu’un pour une chanson, pour jouer du violon par exemple. » Cette idée m’a soudainement paru vraiment excitante parce que ce n’est pas quelque chose que j’avais imaginé il y a trois, cinq ou dix ans. Je me voyais uniquement comme un membre d’un groupe, je ne pensais pas que c’était possible. Peut-être que je n’avais pas les compétences, la confiance en moi, la vision ou toutes ces choses combinées. Tout d’un coup, c’était là juste en face de moi et ça semblait à la fois très effrayant et excitant. Pour ma part, j’ai toujours le sentiment que cette combinaison est le signe de quelque chose qu’il faut faire. Si c’est vraiment effrayant et vraiment excitant, c’est qu’il faut aller dans cette direction.

« J’étais très inquiet d’être piégé en étant tout le temps considéré comme cet animal unidimensionnel et chaotique qui ne voulait que crier sur les gens et les tuer. »

Quand j’ai suivi cette idée, j’ai continué dans cette voie et j’ai continué à écrire. Une fois que j’avais pris cette décision, c’était très excitant. Et puis c’était comme Federal Prisoner. Federal Prisoner, c’est quelque chose que j’avais en tête depuis 2014, environ. Donc dès que j’ai vu le projet solo prendre forme… Je ne savais pas comment j’allais arriver au bout de ce projet, je n’avais aucune idée du temps que ça allait me prendre, ni de la quantité de travail que ça allait demander. J’avais juste le sentiment que c’était le moment. J’ai vu que, sur le plan créatif, ça avait beaucoup de sens pour le futur d’avoir quelque chose qui ne dépendrait de personne d’autre que moi. Si Max [Cavalera] et Troy [Sanders] de Killer Be Killed ne sont pas disponibles, si les gars de The Black Queen font autre chose, si je suis dans un autre groupe, si Dillinger était encore en activité, si Ben Weinman faisait autre chose, j’ai besoin de quelque chose sur lequel j’ai le contrôle pour dire : « Je veux que ce soit comme ça. Je veux que ça se fasse à tel moment. » Ainsi, les groupes finissent par ne plus être frustrants parce qu’il n’y a pas de restriction et ils ne te répriment pas. Tu n’es pas là à attendre après quelqu’un, tu n’es pas frustré parce que tu as une idée qui ne fonctionne pas dans le cadre d’un groupe donné. Ca a apporté beaucoup liberté dans ma vie. La liberté est la chose à laquelle j’accorde le plus d’importance – la liberté de mouvement et le fait de ne pas être contraint, de pouvoir faire tout ce que je veux faire quand je veux le faire – aussi égoïste que cela puisse paraitre. C’est très important pour moi sur le plan créatif. Quand on franchit la quarantaine, il se passe pas mal de choses dans notre cerveau, et ça nous donne l’impression de passer dans une nouvelle période de notre vie – même si ce n’est pas réel, ce n’est qu’un numéro de plus. Tout ceci combiné fait que, pour moi, c’était la prochaine étape, il fallait que je le fasse, donc me voilà !

Tu as créé The Black Queen en opposition à The Dillinger Escape Plan, mais ce qui est intéressant, c’est que cet album solo dresse un pont entre ces deux extrémités et se diversifie à partir de là. Est-ce parce que tu as réalisé que ces deux faces de ta personnalité n’étaient en fait pas en conflit, mais au contraire, qu’elles se complétaient ?

A cent pour cent ! Si tu tiens un pendule tout à droite et que tu le lâches, il ira tout à gauche, et il finira par arriver au centre. Vu que Dillinger était très extrême dans une direction, une des choses que je réprimais était l’autre côté de mon spectre émotionnel. The Black Queen a fini par représenter toute une face et Dillinger toute l’autre face. J’ai l’impression que plein de gens veulent que tu ne sois qu’une seule chose. Après Dillinger, j’ai évacué de mon système tout ce chaos et ce feu, mais je réalise maintenant que j’ai tout en moi, à tout moment. Je ne me suis jamais senti aussi sain, j’ai l’impression de pouvoir tout intégrer. L’intégration a été quelque chose de très important pour moi durant les deux ou trois dernières années dans mon intimité – personnellement, pas sur le plan créatif, juste à faire en sorte que ma vie paraisse intégrée. Il m’arrive de beaucoup compartimenter, je prends des parties de ma vie et je les compartimente. Je ne sais pas trop pourquoi, je pense que je le fais simplement parce que c’est peut-être plus facile pour moi. Maintenant, j’essaye d’intégrer plus de moi-même dans tout, de façon à ne pas seulement nourrir une partie de moi ici et une partie de moi là.

Sur le plan créatif, l’idée d’un album solo est de pouvoir faire quelque chose qui représente tout ton être : « C’est un petit peu de tout ce que j’ai en moi et je ne réprime rien. » A cet égard, c’est devenu très important à mes yeux de n’avoir aucune restriction. Le choix de mettre plein de musiques et de styles différents sur un même album, c’était pour m’assurer que je ne me refreinais pas, que si je voulais faire quelque chose, je le faisais sans me demander si ça a sa place. C’est l’une des choses auxquelles on pense constamment dans un groupe. Si j’avais une chanson heavy et que mon exutoire du moment était The Black Queen, j’étais obligé soit de l’oublier, soit de la détruire et la transformer en une chanson électronique ; elle serait probablement très différente de mon intention de départ. Parfois c’est amusant et sympa à faire, tu arrives à un résultat différent de celui que tu pensais obtenir et ça te fait évoluer, mais parfois ça craint. Parfois tu as vraiment envie qu’une chanson soit un type donné de chanson, or tu dois la changer parce qu’elle ne cadre pas. Le fait de ne pas avoir de contrainte ou de ne pas faire de compromis est une autre chose concernant l’album solo dont je suis très content.

Pendant que tu officiais dans The Dillinger Escape Plan, as-tu parfois eu l’impression que ce groupe poussait les gens à se faire une fausse idée de qui tu étais ?

C’est dur parce que je ne sais pas trop ce que les gens pensent maintenant. Je me sens assez détaché de ça mais je sais, évidemment, que très tôt, The Dillinger Escape Plan était tellement violent, chaotique et exagéré… Même à la fin, quand une personne normale qui écoute de la musique normale entendait ou voyait notre groupe, elle disait : « C’est quoi ce bordel ?! » C’était trop à encaisser pour elle. Je pense effectivement que c’est extrême et que ça fait croire aux gens qu’on est peut-être tout le temps comme ça. J’ai l’impression de m’être débarrassé de ça avec le premier album de The Black Queen, mais c’était vraiment la peur que j’avais au moment de sortir Fever Daydream. J’étais très inquiet d’être piégé en étant tout le temps considéré comme cet animal unidimensionnel et chaotique qui ne voulait que crier sur les gens et les tuer. Quand nous avons sorti la première chanson de The Black Queen, j’avais peur que les gens pensent : « Qu’est-ce que c’est que ce machin ? » Quand j’ai vu que ça n’était pas arrivé, ça a été un énorme soulagement. Il y a beaucoup de choses dans cet album solo, donc quand il sortira, ça me fera du bien de ne pas être étiqueté comme n’étant qu’une seule chose.

« Quand je regarde Steve Vai, pour moi c’est ça un guitariste, ou quand je regarde un chanteur d’opéra formé à l’école classique, pour moi c’est ça un chanteur. Je me considère seulement comme une personne créative qui utilise les outils à sa disposition pour faire ce qu’elle a envie d’entendre et de faire. »

D’un autre côté, il semblait y avoir une grande liberté artistique dans The Dillinger Escape Plan et peu de contraintes : vous aviez de l’électronique, des parties mélodiques accrocheuses, des parties ambiantes, etc. Donc quelles étaient les contraintes ou limites artistiques de ce groupe ? Et qui les définissait ?

Pour moi, ce groupe était principalement la combinaison de deux personnes. C’était la combinaison de Ben et moi sur le plan de la composition. Les autres gars contribuaient plus ou moins mais c’était essentiellement lui et moi. Quand on regarde un groupe, c’est un genre de diagramme de Venn de toi et de cette autre personne, de tes compétences et des siennes, de tes émotions et des siennes, vous rassemblez tout ça et vous créez quelque chose qui est peut-être différent de ce que chacun de vous aurait fait. Parfois tu trouves quelque chose que vous recherchiez tous les deux et parfois il faut faire des compromis, vous obtenez quelque chose qui ne correspond pas à ce que l’un ou l’autre aurait fait et ça devient intéressant. Pour moi, c’est ce qui est excitant dans un groupe aujourd’hui. Je vois que la valeur d’un projet solo, c’est qu’on peut faire tout ce qu’on veut, et la valeur d’un groupe, c’est qu’il faille parfois faire des compromis, et les compromis nous mènent souvent à quelque chose qui nous fait évoluer et nous apporte des enseignements, ça nous mène à quelque chose de différent et d’unique. L’œuvre est votre reflet à tous les deux, c’est comme un enfant : l’enfant est le fruit des deux parents, c’est à moitié l’un et à moitié l’autre.

La contrainte dans Dillinger n’était pas musicale. Ce n’était pas comme si à un moment donné nous avions eu envie d’aller dans une certaine direction et que nous nous l’étions refusé. Il n’y avait pas de véritable contrainte musicale, c’était plus contraint par ce que lui et moi faisions ensemble. Je ne peux pas prendre le contrôle de ce groupe, apporter un paquet de chansons et dire : « Voilà comment sonne le prochain album. » Pareil pour lui. Il faut que nous ayons tous les deux le sentiment de faire partie du truc, à cinquante-cinquante. Je crois que nous avons atteint la limite de ce que nous avions à dire ensemble sans faire de break loin de l’autre. Nous avons passé énormément de temps à écrire, à travailler et à partir en tournée jusqu’à ce qu’au bout d’un moment, nous soyons à cours de nouvelles choses, de nouvelles émotions, de nouvelles expériences et d’enthousiasme à mettre sur la table. Nous continuons à avoir sans arrêt les mêmes conversations – les mêmes conversations musicales. Quand on fait quelque chose ensemble et qu’on découvre ce qui fonctionne – ce à quoi les gens réagissent, ce qu’on aime, ce dans quoi on est bons et ce qui est notre idéal –, on commence à le répéter. C’est comme si on avait une route pavée et alors, on n’a de cesse d’arpenter cette route. Nous avons fait d’énormes bonds en avant à certains moments, comme Calculating Inifinity et Miss Machine ; Ire Work, One Of Us Is The Killer et Dissociation étaient des avancées plus modestes. Nous essayons toujours d’aller plus loin, d’apporter de nouvelles choses, mais il est évident qu’une chanson de The Black Queen n’allait pas fonctionner au milieu d’un album de The Dillinger Escape plan. Au final, le groupe devient la somme de ses parties, il devient une entité à part entière et on commence à savoir comment The Dillinger Escape Plan sonne.

Tout ça est très bizarre – j’y ai beaucoup réfléchi – c’est quelque chose de très inhabituel. On fait de la musique avec quelqu’un et ensuite le groupe, la musique, la manière dont c’est perçu et ce qu’on ressent commence à nous guider, au lieu que ce soit nous qui le guidions. C’est à la fois très inhabituel et très cool. Quand on y pense, il y a très peu de groupes sur Terre qui ont un feeling et un son très distincts. Quand on entend Primus, on sait exactement comment Primus sonne, ils sont tellement uniques que personne ne peut sonner comme ça sans qu’il y ait quelqu’un qui dise : « Ça sonne comme Primus. » J’ai l’impression que, d’une certaine manière, nous avons vraiment créé ça avec The Dillinger Escape Plan. Nous n’avons jamais pensé ou nous ne nous sommes jamais dit : « On ne peut pas faire certaines choses. » C’est plutôt qu’à un moment donné, c’est le navire qui commence à se diriger tout seul et à te retenir un petit peu. Sachant comment sonnait The Dillinger Escape Plan, combiné au fait que nous manquions de nouvelles choses à nous dire, il fallait appuyer sur la pédale de frein.

Cet album solo part clairement dans tous les sens en termes de styles, mais il y a quand même des passages très agressifs, comme « Fire For Water ». Est-ce parce que tu en es arrivé à un stade où l’agressivité à la The Dillinger Escape Plan commençait à te manquer, ou bien considères-tu que l’agressivité vient désormais d’ailleurs ?

Je ne pense pas en avoir autant qu’il y a dix ou quinze ans mais il est clair que j’en ai encore. Je la ressens en moi, je la ressens en te parlant en ce moment même, je peux la ressentir à tout moment. C’est plus comme une explosibilité, mais je suis capable de l’allumer et de l’éteindre. La plupart du temps, je ne choisis pas de l’allumer, il n’y en a pas vraiment besoin. Je compose seulement dans les extrêmes, donc je compose seulement si je suis extrêmement déprimé, en colère ou dans une mentalité positive ; une émotion qui me fait penser que je dois la capturer. Je n’ai pas autant de rage en moi au quotidien, je ne suis pas obligé de prendre une guitare tous les jours, je ne ressens pas le besoin de prendre un microphone et de crier comme un fou tous les jours, mais parfois oui, clairement.

Je me souviens quand j’ai écrit « Fire For Water », j’étais vraiment furieux à ce moment-là. J’avais envie d’exploser avec la même énergie que je ressentais quand nous faisions Dillinger. C’est probablement la raison pour laquelle j’ai fini par faire appel à Chris [Penny], car ça me paraissait très similaire. La chanson m’est venue rapidement ; du début à la fin, la composition n’a pris que deux ou trois heures parce que c’est très pur, c’est juste une émotion. Il est clair que je me sens toujours le même, je pourrais faire un concert de The Dillinger Escape Plan ce soir et je ne serais pas différent de ce que j’étais à l’époque. Je n’ai simplement plus besoin d’écrire dix chansons comme ça tous les deux ans dans ma vie. J’étais une personne très chaotique à l’époque, j’étais comme ça à peu près tout le temps hors scène. J’étais très chaotique et agressif. Emotionnellement parlant, je me sentais instable et je partais dans tous les sens. J’étais très anxieux et frustré, et j’avais beaucoup de chaos dans ma vie personnelle. Je n’ai plus autant de tout ça aujourd’hui, mais ça existe encore. Il y a encore des passages dans l’album où on peut retrouver ça et je pourrais facilement faire un EP ou quelque chose de plus court avec uniquement une distillation de cette énergie, mais je ne pense pas que je pourrais faire un album entier comme ça aujourd’hui.

« Ma peur en faisant des albums solos est qu’il n’y ait personne pour me contester. Tu as besoin de gens qui s’opposent à toi et d’une part de friction. »

Tu as mentionné Chris Penny, le premier batteur de The Dillinger Escape Plan, qui apparaît sur cette chanson. Les deux dernières fois où vous avez joué ensemble, c’était sur Miss Machine – qui est d’ailleurs le seul album que tu as fait avec lui – il y a seize ans…

Oui, c’est dingue n’est-ce pas ? Vers la fin de Dillinger, nous avons contacté tous ceux qui avaient été dans le groupe et nous avons dit : « On va faire quelques derniers concerts, si vous voulez venir faire une chanson ou deux, la porte est ouverte. » Chris a décliné mais après la fin du groupe, j’allais passer à New York avec The Black Queen et il m’a envoyé un texto me disant : « Une amie à moi adore The Black Queen et elle sait qu’on a été dans un groupe ensemble. Peux-tu la faire rentrer avec son ami au concert ? » J’ai dit : « Pas de problème, mais seulement si tu viens aussi. » Il était là : « Oh, je ne sais pas… » J’ai dit : « D’accord, je vais te mettre sur la liste et si tu viens, ce serait génial. » Il était là : « Super, je te dirais. » Nous ne nous sommes pas parlé après ça, mais quand nous avons fini de jouer ce soir-là – nous venions tout juste de sortir de scène cinq minutes auparavant –, notre tour manager est venu dans la loge et a dit : « Il y a un mec là-dehors, il s’appelle Chris et il veut te dire bonjour. » Chris est venu et nous avons fini par aller dans un bar et nous avons traîné ensemble pendant cinq heures, jusqu’à quatre heures du matin, complètement torchés ! Depuis, nous sommes redevenus amis. Ça faisait environ treize ans que nous ne nous étions pas parlé. Maintenant, nous nous parlons tous les deux jours, j’échange des textos avec lui comme une personne normale qui fait partie de ma vie, nous nous envoyons des blagues et nous parlons du genre de trucs dont on parle avec des amis.

Quand est venu le moment de composer la chanson, je me suis demandé si Chris aimerait jouer la batterie. Nous avions travaillé sur Ire Works ensemble ; Chris avait été impliqué dans la composition d’Ire Works, même si ensuite il n’a pas joué sur l’album. Sur les plans personnel et créatif, j’avais le sentiment qu’il nous avait manqué une conclusion ou quelque chose comme ça. Je trouvais ça vraiment cool qu’il joue sur cette chanson et c’était très important pour moi qu’il fasse de nouveau partie de ma vie. Il a aussi fait la batterie sur le morceau « Creator Of God » – il y a de la batterie sur la première moitié de ce morceau – et il a ajouté du synthé sur « Temporary Object ». C’était tout simplement cool qu’il fasse partie de ma vie, c’est un très bon créatif. C’est fou parce que ça m’a appris que lorsqu’on a eu une alchimie avec quelqu’un, sur les plans personnel et créatif, on peut tout de suite la retrouver. Ça faisait plus d’une décennie que nous ne nous étions pas parlé – pourtant nous étions très bons amis – et Miss Machine est sorti il y a seize ou dix-sept ans – nous avions une grande alchimie à cette époque –, donc ça m’a paru vraiment dingue d’instinctivement retrouver ces deux choses après autant de temps. Ça m’a beaucoup appris ; quand on a des gens dans notre vie avec qui on a une alchimie, il est probable que ça ne s’en ira jamais, même si on ne se parle pas et ne traîne pas ensemble, on peut tout de suite la retrouver.

En dehors de Chris, on retrouve également Chris Hornbrook et Ben Koller à la batterie sur l’album, tandis que tu joues tout le reste des instruments. Peux-tu nous parler de ta courbe d’apprentissage pour maîtriser autant d’instruments ? Le chant, la guitare, la basse, l’électronique…

La guitare était mon premier instrument. J’ai commencé à jouer de la guitare à l’âge de neuf ans. Si je pratique un peu, je m’améliore, et si j’arrête d’en faire, je me rouille, mais ça ne part jamais vraiment. Je n’avais jamais joué de la basse avant, donc c’était amusant. J’ai acheté quelques basses et j’ai commencé à en jouer. J’ai le sentiment que toute la valeur vient de l’intérieur. Je ne me considère pas comme un guitariste ou un bassiste. J’ai joué de ces instruments sur l’album mais je ne dirais jamais à quelqu’un que je suis un bassiste. Tout ce qu’on a à dire vient de l’intérieur de nous ; notre cerveau est le moteur, tandis que toutes ces autres choses sont des outils. Quand on est une personne artistique et créative, peu importe les limitations qu’on a à notre disposition – un instrument est essentiellement une limitation – on va faire avec ces limitations. Quand on est artistique, on trouvera une manière d’utiliser cet outil – peu importe l’instrument que l’on possède, que ce soit un xylophone ou un appareil photo – afin d’exploiter une part de notre âme créative qui essaye de sortir de nous et cet outil lui permettra de prendre forme. Quand je regarde Steve Vai, pour moi c’est ça un guitariste, ou quand je regarde un chanteur d’opéra formé à l’école classique, pour moi c’est ça un chanteur. Je me considère seulement comme une personne créative qui utilise les outils à sa disposition pour faire ce qu’elle a envie d’entendre et de faire.

Je sais que vocalement, j’ai une certaine génétique ou aptitude naturelle que j’ai eu la chance de trouver, mais autrement, je ne fais qu’utiliser ce que j’ai devant moi pour obtenir ce que je veux. Ça ne va pas plus loin. Je ne m’entraîne pas à la guitare, au chant ou à la basse. Je ne m’instruis pas sur l’histoire de ces instruments. Je ne connais pas grand-chose de l’histoire du jeu de guitare, du metal ou de quoi que ce soit de ce genre. Je ne me considère pas comme un technicien. Si j’entends quelque chose dans ma tête, je fais en sorte d’être suffisamment bon sur l’instrument en question pour trouver le moyen de le faire. Si j’entends une partie électronique dans ma tête, je trouve le moyen de recréer le son que j’entends ; si j’entends un solo de guitare dans ma tête, je m’entraîne à jouer ce que j’entends jusqu’à pouvoir jouer le solo de guitare – et c’est tout, après je ne joue plus de guitare. Je ne me pose pas pour essayer de m’améliorer à jouer des instruments, j’essaye juste de devenir suffisamment bon pour exécuter ce que j’entends. Si tu regardes les choses sous cet angle, ça te donne une grande motivation et un but. Soit c’est ça, soit je suis obligé d’appeler quelqu’un pour qu’il vienne jouer la guitare ; je vais devoir lui expliquer ce que j’entends et être assis là à lui fredonner les parties de guitares. Ça me paraît dingue, déjà que je ne parle presque pas à mes amis… J’ai envie de m’améliorer, je suis accro au fait de grandir et d’apprendre, j’aime comprendre comment faire les choses tout seul, donc tout ça était palpitant pour moi.

« Tous les artistes que je connais luttent contre le sentiment qu’être créatif est égoïste et vain. […] C’est évidemment plus dur de quantifier l’impact et la valeur de l’art comme on peut le faire avec la politique, la médecine, les inventions ou la science. On se sent parfois coupable de gagner sa vie en faisant de l’art et de ne pas avoir un meilleur objectif à atteindre. »

Appeler un disque un album solo et avoir un paquet d’autres personnes qui jouent les autres instruments me paraît faux. Si quelqu’un d’autre joue la partie de guitare, même si c’est exactement la partie de guitare que je lui ai dit de jouer, il n’y aura pas le même feeling. Chaque seconde de ton album est une seconde qui doit te ressembler : par la manière dont tu attaques les cordes, par la pédale que tu choisis d’utiliser pour une certaine distorsion, par ta manière de prononcer un mot, etc. Chaque chose est une opportunité de faire en sorte que l’album te corresponde, c’est l’intérêt d’un album solo. Sur un album de Dillinger, de Killer Be Killed ou d’un autre groupe, je dois faire appel à d’autres gens qui peuvent y mettre leur patte ; la manière dont sonne la basse sur un album de Dillinger sonne comme Liam [Wilson], par exemple. L’intérêt d’un album solo est qu’il t’appartienne – comment appeler ça un album solo si tu as d’autres personnes qui jouent tous les instruments ? Je me sens coupable d’avoir fait appel à des gens pour jouer la batterie sur l’album. J’en étais arrivé à un point tellement dingue avec ça que j’ai envisagé de louer une pièce pour y installer un kit de batterie et m’entraîner dessus pendant toute une année afin de pouvoir jouer moi-même la batterie sur mon propre album, mais ensuite j’ai réalisé que c’était ridicule et que ça allait un peu trop loin. Je pense qu’il ne faut pas plus d’un ou deux trucs que tu ne fais pas toi-même, sinon ce n’est plus ton album, tu n’es plus qu’une mascotte. Je n’ai pas envie d’être la mascotte d’un groupe de gens.

L’album a été produit par Nick Rowe, ce qui est intéressant car il a travaillé avec des artistes très différents, aussi bien Lamb Of God que Madonna. J’imagine qu’un tel album est un cauchemar pour un producteur, mais est-ce sa polyvalence qui a fait de lui quelqu’un qui pouvait potentiellement comprendre le tableau que tu essayais de peindre avec cet album ?

Il a joué un rôle très important sur cet album. Quand nous étions en train de faire l’album de Killer Be Killed, Josh Wilbur l’a embauché pour l’aider sur l’enregistrement des guitares. J’ai fini par enregistrer quatre-vingt-quinze pour cent des guitares sur l’album de Killer Be Killed avec Nick. Nick et moi avons passé beaucoup de temps ensemble quand nous étions en train de faire cet album. Nous nous sommes tout de suite bien entendus. Quand on parle de différentes références et de différents styles, plein de gens dans la scène metal – ou même n’importe quelle scène – ne connaissent pas grand-chose en dehors de leur scène. Josh Wilbur, qui est un producteur metal, était là : « Oh ouais, il a travaillé avec Lamb Of God… » Mais ensuite, j’ai dit à Josh : « Tu savais que Nick a travaillé avec Sky Ferreira ? » Mais Josh ne savait même pas qui est Sky Ferreira ! [Petits rires] Nick était très polyvalent, nous avons beaucoup parlé de plein de styles de musique différents. Je savais que nous allions retravailler ensemble, je ne savais simplement pas dans quelles circonstances parce que je ne savais pas encore qu’un album solo allait arriver. Quand j’ai commencé à écrire les chansons, une des choses que je me suis demandées était : « Avec qui je vais produire ça ? » J’allais faire appel à différents producteurs, avec un gars qui produirait les chansons plus typées metal, un autre gars pour un autre type de chanson… Ça allait être chiant, mais ensuite je me suis dit : « Attends une seconde ! Je vais appeler Nick, je pense qu’il pourrait tout faire. » Quand je lui ai demandé, il a tout de suite été partant.

Il était génial. Le moindre truc que je lui donnais, il le rendait meilleur. Il n’y a pas une seule chanson sur l’album qui aurait sonné pareille si elle avait été produite par quelqu’un d’autre. Pour moi, Nick était ce qui se rapprochait le plus d’un membre du groupe. Il ne se contentait pas de faire ce que je disais, il me bousculait, il me contredisait ou me proposait une option différente. Ma peur en faisant des albums solos est qu’il n’y ait personne pour me contester. Tu as besoin de gens qui s’opposent à toi et d’une part de friction, autrement tu écrases tout le monde et c’est ennuyeux. Tu payes tout le monde, donc les gens sont là : « Ouais, ça sonne super, tout est super ! », mais je n’ai pas envie de ça. J’ai envie que quelqu’un dise : « Ah mec, je ne sais pas trop pour ça… » Il est souvent arrivé avec cet album que Nick et moi nous nous disputions à propos des chansons. Même s’il ne gagnait pas ou que je ne gagnais pas, ça nous faisait tous les deux réfléchir à ce que nous étions en train de faire et nous poussait peut-être à changer un petit truc pour résoudre le problème que l’un de nous deux avait. C’était très important d’avoir une personne comme lui à mes côtés.

De façon similaire, j’ai voulu que Steve Evetts s’occupe du mix parce qu’il a mixé tous les albums de Dillinger. Comme tu l’as dit avant, il y a beaucoup de choses dans ces albums, donc je savais qu’il pourrait gérer ça. Il a entendu ma voix sous toutes ses formes sur les albums de Dillinger, donc je savais qu’il serait capable de gérer un tas de trucs. Nous avons tous les deux travaillé de manière très rapprochée sur tous ces albums, nous avons déjà une très bonne relation personnelle, donc je savais que je pourrais obtenir ce qu’il me fallait de sa part et que nous pourrions facilement communiquer. J’avais beaucoup de chance de connaître ces deux personnes. Si l’un des deux n’avait pas fait partie de ma vie, je ne sais honnêtement pas ce que j’aurais fait.

Tu as déclaré à propos de ta créativité que tu n’as pas de déclaration de mission, tu fais juste ce qui t’emballe. As-tu l’impression que pour certains artistes, leur déclaration de mission n’est qu’une justification pour leur créativité, comme s’ils avaient besoin de donner une raison d’être à celle-ci ?

Être créatif, c’est un peu ridicule, d’une certaine façon, tu peux te dire que ça ne sert à rien. On peut facilement se dire : « C’est stupide et égoïste. Tout le monde s’en fiche. Qui a besoin de ça ? Pourquoi je ne me trouve pas un boulot qui apporte vraiment quelque chose, un boulot qui fait vraiment du bien au monde ? Il y a plein de gens qui ont besoin qu’on fasse des choses pour eux. Pourquoi est-ce que je ressens le besoin de faire de la musique, de la sortir et de croire que quelqu’un en a quelque chose à foutre ? » Je pense qu’avoir « quelque chose d’important à dire » – c’est-à-dire être passionné par la politique ou un certain message global, un combat qu’on mène – nous permet de ne pas nous sentir coupables de créer, d’avoir besoin d’être créatifs, de ne pas avoir d’autres compétences qui pourraient nous permettre d’avoir un autre type de boulot. Je lutte contre ça. Tous les artistes que je connais luttent contre le sentiment qu’être créatif est égoïste et vain. Il y a des gens qui sont médecins, scientifiques et ingénieurs ; ce sont eux les gens dont le monde a besoin. Personne n’a besoin d’art, personne n’a besoin de créativité. C’est très facile d’entrer dans cet état d’esprit quand on ne s’aime pas et qu’on a l’impression d’être un gamin de neuf ans et qu’on n’a jamais arrêté de l’être. On ne fait que créer des chansons et des visuels. C’est évidemment plus dur de quantifier l’impact et la valeur de l’art comme on peut le faire avec la politique, la médecine, les inventions ou la science. On se sent parfois coupable de gagner sa vie en faisant de l’art et de ne pas avoir un meilleur objectif à atteindre.

« Si je ne suis pas créatif, j’ai l’impression de manquer d’oxygène et d’eau […]. Je suis quelqu’un de fou, je n’arrive jamais quelque part à l’heure, je vais me coucher à six heures du matin, j’ai de gros troubles déficitaires de l’attention et je suis déprimé la moitié du temps. Les gens qui sont créatifs ont tous ces problèmes. On ne demande pas ça, il ne faut pas culpabiliser pour ça, on n’a pas besoin de trouver une raison d’être à notre créativité. »

Le fait de devoir affronter cette question m’a permis de trouver la réponse : je ne crois pas que l’art ait besoin d’une raison d’être. Je pense que la valeur de la création c’est de montrer l’individu, c’est dans le fait de créer avec ses trippes et de sortir quelque chose de soi auquel les gens peuvent potentiellement s’identifier, qui peut leur faire remettre en cause leur perception des choses, leur faire se sentir d’une certaine manière, ou dans le partage de quelque chose qu’on ressent au plus profond de nous-mêmes et qu’on ne pourrait pas facilement exprimer avec des mots. Certaines personnes pensent que les récits de fiction ne sont pas aussi importants que les récits non fictionnels. Je pense que c’est faux. Je ne pense pas qu’il faille écrire sur la réalité pour que ce soit important. Il y a de la valeur dans la créativité et dans l’art en tant que tel, surtout dans la société moderne. Les gens n’accordent pas autant de valeur à l’art et à la créativité qu’avant et on ne devrait pas s’en vouloir de créer juste pour créer ou d’en ressentir le besoin. J’en ressens le besoin, c’est ma manière de communiquer avec le monde, c’est comme ça que je m’exprime. Si je ne suis pas créatif, j’ai l’impression de manquer d’oxygène et d’eau, c’est simplement comme ça que je suis câblé. Je n’ai pas grandi en voulant être un artiste ou un musicien. Je n’ai pas demandé ça. Ça vient avec un tas d’autres merdes de l’autre côté. Je suis quelqu’un de fou, je n’arrive jamais quelque part à l’heure, je vais me coucher à six heures du matin, j’ai de gros troubles déficitaires de l’attention et je suis déprimé la moitié du temps. Les gens qui sont créatifs ont tous ces problèmes. On ne demande pas ça, il ne faut pas culpabiliser pour ça, on n’a pas besoin de trouver une raison d’être à notre créativité. Je n’ai pas besoin de mettre en avant un agenda politique ou une grande déclaration culturelle. J’ai effectivement l’impression que plein de gens ressentent le besoin de justifier leur créativité en ayant une déclaration de mission. Si on en a une, super, mais on ne devrait jamais en ressentir le besoin.

Tu joues parfois les funambules entre musique et bruit. La chanson « Creator Of God » en est un bon exemple, allant sur les deux extrêmes. Où est la limite que tu fixes entre le bruit et la musique ?

Le bruit, je trouve ça très intéressant, dans le sens où je trouve la musique ambiante très intéressante, car c’est libre, ça joue sur les textures et ça n’a pas de forme. Le bruit, pour moi, est devenu comme une couleur. Si tout sur un album est comme une couleur et si chaque instrument est un crayon, pour moi le bruit et la musique ambiante ne sont qu’une autre couleur. Tout ne doit pas être une note délibérée ou avoir un tempo ou une métrique. Ce sont des lignes directrices mais ce sont aussi des restrictions. Quand tu te promènes dans la rue, la vie ne fonctionne pas comme ça. Tu entends les oiseaux et une voiture passer, l’océan ou n’importe quel autre type de son, ton corps l’intègre et ça te fait te sentir d’une certaine manière ; c’est la raison pour laquelle les gens écoutent le son de la pluie ou de l’océan pour s’endormir. Ces sons t’affectent émotionnellement autant qu’une mélodie ou des paroles délibérément écrites. Plus je vieillis, plus j’ai l’impression que mon cerveau devient libre et un petit peu abstrait. Je me fiche des règles et de ce que je suis censé faire. Rien que la décision de placer cette chanson en seconde position dans l’album est une déclaration. La plupart des gens dans les maisons de disques te diraient que mettre deux minutes de bruit presque immédiatement après le début de l’album serait un suicide pour ton album, que la moitié des gens qui écouteront ça couperont. Je trouve ça hilarant, dans ma tête je suis là : « Bien. Qu’ils aillent se faire foutre ! » Il faut se débarrasser des règles, il n’y a pas de règle ni de restriction. Les gens utilisent le bruit blanc pour les aider à s’endormir, mais si je mets du bruit blanc à fond à cent trente décibels, tu trouveras que c’est le son le plus horrible que tu aies jamais entendu de ta vie. Je trouve qu’on peut accomplir beaucoup en se servant du bruit comme d’un outil musical.

Tu parlais plus tôt du fait qu’avant, tu avais l’habitude de beaucoup compartimenter ta vie. Or comme on en a discuté, c’est un album très varié, si bien que certaines personnes pourraient le voir comme manquant de cohérence ou comme étant décousu. Penses-tu que, particulièrement aujourd’hui, les gens ont cette tendance à trop compartimenter la musique ?

Carrément ! Pour moi, la genrification est le problème des gens qui font du marketing. Je comprends pourquoi les gens le font, pourquoi ils compartimentent et genrifient les choses, ils veulent pouvoir dire : « Si j’aime telle chose, alors je vais aimer telle autre chose. » C’est comme quand on allait chez le disquaire – quand les disquaires existaient encore –, on allait dans la section metal, puis plus tard la section metal a commencé à avoir une section black metal, une section death metal et une section grind ; les sections devenaient de plus en plus petites. Maintenant, à l’ère de Spotify, tout est hyper compartimenté. La musique électronique possède quatre-vingt-dix genres et pareil pour le metal. On veut vraiment te faire rentrer dans l’un de ces sous-genres et ça détraque l’algorithme si tu n’es pas une seule chose. Ca nivelle les gens par le bas et ça leur apprend à penser de manière limitée ; en gros, on leur dit que l’individu n’est pas ce qui compte, c’est le genre qui compte. Il faut choisir une équipe et rester dans cette équipe – comme si on ne pouvait jouer que dans une seule équipe de sport à la fois. C’est ridicule !

Au bout du compte, les gens devraient se sentir vexés parce que ça revient à traiter le public comme s’il était stupide. Le public n’est pas stupide ! Quand Quentin Tarantino fait un film, ce n’est pas un drame, une comédie, un film d’action ou un film d’horreur, c’est un film de Quentin Tarantino. On ressent la patte de Quentin Tarantino et on sait exactement à quoi ressemble à film de Quentin Tarantino. Tu ne pourras pas me dire dans quel genre se classent Pulp Fiction ou Django Unchained parce qu’ils n’entrent pas dans un genre précis. Ils peuvent être drôles pendant cinq minutes, ils peuvent être tristes pendant cinq minutes, ils peuvent être dramatiques pendant cinq minutes… Ca ressemble à Quentin Tarantino. Pour moi, à terme, l’individu est ce qui importe le plus ; pas le mouvement, pas les genres et le fait de savoir si on a contribué à une scène. Alfred Hitchcock, Quentin Tarantino et Stanley Kubrick, c’est eux qui sont importants et ces gens existent tous sans rentrer dans un genre.

« Tout ne doit pas être une note délibérée ou avoir un tempo ou une métrique. Ce sont des lignes directrices mais ce sont aussi des restrictions. Quand tu te promènes dans la rue, la vie ne fonctionne pas comme ça. Tu entends les oiseaux et une voiture passer […]. Ces sons t’affectent émotionnellement autant qu’une mélodie ou des paroles délibérément écrites. »

Je n’ai pas du tout l’impression que mon album est décousu. Si les gens me connaissaient, ils sauraient que mon album me ressemble. Quand je pense aux chansons et à comment ça sonne, je ne pense pas au style musical, je pense à l’émotion. Quand j’entends « Fire For Water », ce n’est pas une chanson de metal, c’est une chanson agressive. Quand j’entends la fin de « Creator Of God », je ne vois pas ça comme de la noise en tant que genre, je vois ça comme étant chaotique. Quand on se pose pour écrire, on ne se dit pas : « Je vais écrire ce type de chanson. » On dit : « Voilà ce que je ressens » et ensuite, on se permet d’écrire un truc qui correspond à ce qu’on ressent. Ton album est censé te ressembler, et toutes ces choses qu’on trouve dans mon album me ressemblent. Cet album n’est pas décousu, il l’est si on pense en termes de genre, mais les genres n’ont rien à voir avec l’individu. On ne se réveille pas chaque jour en ressentant la même chose. Certains jours on est heureux, déprimés, anxieux, frustrés, amoureux ou on déteste la personne qu’on aime, et certains jours on ressent tout ça dans la même journée. Ça ne fait pas de nous une personne décousue, tout ça c’est nous.

Il faut arrêter avec ces histoires de genres parce qu’on fait ça seulement avec la musique, on ne le fait pas avec les films. Si Robin Williams ou Jim Carrey font un drame, ils ne mettent pas ce drame dans la section comédie du magasin, ils le mettent dans la section drame ; ils ne le mettent pas dans la section comédie juste parce que le gars a fait des comédies par le passé. Quand tu regardes un film de Paul Thomas Anderson, tu ne te prends pas la tête pour savoir si c’est une comédie ou pas, un drame ou un film d’horreur, c’est juste un film. Avec la musique, on est obsédé avec le compartimentage. C’est principalement parce qu’il n’y a plus autant d’argent dans l’industrie musicale, donc tout le monde essaye de s’accrocher à sa petite part du gâteau. Que ce soit une scène, un label, un magasin ou quelqu’un comme Spotify, il n’y a plus autant de capital et de revenus qui circulent, donc tout le monde a tellement peur qu’il essaye de ranger tout le monde dans sa file pour s’assurer de pouvoir continuer à faire circuler de l’argent. Si quelqu’un aime un groupe de thrash, ça veut dire qu’il aime tous les groupes de thrash, et ça nivelle le consommateur et l’auditeur par le bas. Le cerveau des gens ne fonctionne pas comme ça.

Je ne veux pas avoir l’air de radoter, mais il y a une chose qui m’énerve vraiment. Quand j’étais gamin, la musique alternative c’était là où les groupes et les artistes étaient libres. On pouvait écouter une station de radio alternative ici et entendre The Cure, Alice In Chains, Flaming Lips, Björk, The Beastie Boys et Soundgarden, tous étaient diffusés sur la même radio. Aucun de ces groupes ne se ressemble, mais on les entendait sur la même radio. Maintenant, nulle part au monde on peut entendre The Cure et Alice In Chains sur la même radio, il n’y a aucune playlist Spotify où on trouve les deux ; quand on clique sur « lancer la radio » sur une radio Spotify, il y a zéro chance de commencer avec une chanson The Cure et d’entendre ensuite une chanson de Rage Against The Machine, ça n’arrivera jamais ! Ca nivelle les gens par le bas. Je suis formellement opposé à ça, je déteste ça et je trouve que ça détruit l’idée d’être créatif et artistiquement libre. La notion selon laquelle une fois qu’on a choisi quelque chose, il faut s’en tenir est la plus ridicule qui soit. Il n’y a pas de place pour ça dans ma vie, si ce n’est pour être énervé.

J’imagine que c’est même une tendance plus générale dans la société actuelle, le fait de ressentir le besoin de cataloguer pas seulement l’art mais les gens…

Je pense que croire qu’une personne sera tout le temps « comme ça » aide les gens à se sentir en sécurité : « Si je ne le vois pas pendant un an et qu’ensuite je le revois, il sera toujours comme ça, il fera ce truc, il s’intéressera à ces choses, il fera tel boulot, il sera de telle humeur, et c’est ce gars avec qui je fais ci. » De manière générale, les gens ont l’impression de pouvoir prédire les choses et aiment se sentir à l’aise. Je déteste qu’on me prédise, je ne supporte pas la notion selon laquelle on est obligé d’être ce qu’on était hier – si tu as fait ce type de chanson, la prochaine chanson doit aussi être ce type de chanson –, ça me donne l’impression d’être prisonnier et qu’on m’a privé de ma liberté d’exister et de faire ce que je veux. J’ai conscience qu’on puisse devenir bien plus gros en choisissant une chose car alors on peut devenir synonyme de cette chose, mais ensuite on est piégé ! Je n’admire pas les groupes qui sont énormes et font sans arrêt la même chose, je ne les envie pas. Pour moi, ça ressemble à la mort ; comme s’ils avaient perdu la capacité d’évoluer librement et de faire quoi que ce soit, ils ne font que suivre leur public. A la minute où tu suis ton public, tu n’es plus un artiste, tu n’es qu’un produit et tu travailles juste pour l’argent. C’est comme si quelqu’un venait vers toi et te donnait cinq euros pour faire le truc que tu as fait hier, et ensuite il fait venir ses potes et dit : « Hey les gars, si vous donnez cinq euros à ce gars, il fera le truc qu’il a fait hier, il fera le truc qu’il a fait il y a dix ans, il fera le truc qu’il a fait il y a vingt ans… Allez, il faut qu’il continue à se montrer. Donnez cinq euros au singe et il continuera à danser pour vous. » Ça ne m’attire pas du tout.

« La musique électronique possède quatre-vingt-dix genres et pareil pour le metal. On veut vraiment te faire rentrer dans l’un de ces sous-genres et ça détraque l’algorithme si tu n’es pas une seule chose. Ca nivelle les gens par le bas et ça leur apprend à penser de manière limitée ; en gros, on leur dit que l’individu n’est pas ce qui compte, c’est le genre qui compte. »

Comment élabores-tu un ordre pour les chansons sur un album aussi hétérogène ? Ou alors penses-tu justement que c’est plus facile, car ça crée organiquement des dynamiques et des tensions entre les chansons qui forment un ordre naturel ?

Vers l’époque d’One Of Us Is The Killer, j’ai commencé à faire un zoom arrière et à regarder l’ensemble de l’album comme étant plus qu’une collection de chansons. Pour moi, maintenant, si tu dois faire un album, il faut que ce soit vraiment un album, ça ne peut pas juste être une collection de chansons. Une collection de chansons c’est une compilation, alors qu’un album c’est quelque chose de singulier. Chaque chanson d’un album doit, avec un peu de chance, fonctionner seule mais le plus important est qu’elle fonctionne si on fait un zoom arrière et qu’on voit ça comme un film, un morceau symphonique ou un genre de mouvement orchestral. Si on appuie sur le bouton « play » au début de l’album et qu’on le joue jusqu’au bout, il faut que ça ait l’air d’une seule œuvre et au sein de cette œuvre, peut-être qu’il y a quelques chansons qu’on peut sortir et écouter à part, ce sont celles qui deviennent les singles. Même si la plupart des gens n’écouteront probablement pas ton album en entier, il faut qu’il soit pensé comme tel pour ceux qui le feront. Tu ne peux pas juste balancer toutes tes chansons aléatoirement et dire : « Voilà l’album ! » Il faut que ce soit dans un ordre délibéré – il faut que ça commence et finisse de manière délibérée, et les parties au milieu doivent être agencées délibérément d’une certaine façon. C’est très important pour moi, et je vais modifier certaines chansons en fonction de l’album complet. Je vais ajouter une partie à la chanson en piste 10 suivant le ressenti qu’on doit obtenir en sortant de la piste 9 et en entrant dans la piste 11 ; les chansons ne sont pas terminées en premier et mises en ordre ensuite, tout se passe plus ou moins simultanément. Au bout d’un moment, je sais de quoi j’ai besoin dans un morceau pendant que je suis en train de travailler dessus, en fonction de sa place dans l’album. Quand j’en arrive au stade où j’ai une vue d’ensemble de l’album, je sais de quoi il a besoin à certains moments pour qu’il soit cohérent, donc je vais modifier certaines chansons, peu importe si ça fait que la chanson a moins de sens prise à part, qu’elle ne peut plus être un single ou que ça rallonge trop. Ça n’a pas d’importance pour moi, car l’album dans son ensemble est le point de vue le plus important ; ou alors, pourquoi sortir un album ? Autant sortir les chansons une par une !

Mike Patton a chanté pour The Dillinger Escape Plan, sur l’EP Irony Is A Dead Scene presque au même moment où tu as rejoint le groupe. Curieusement, on dirait que tu prends plus ou moins le même chemin que lui en tant qu’artiste. Est-ce que la carrière de Mike Patton représente une forme d’idéal pour toi ?

Lui et moi avons une bonne relation, nous nous parlons assez régulièrement, et nous avons le même attaché de presse aux Etats-Unis, il travaille depuis longtemps avec lui. J’ai eu une conversation spécifique avec lui à propos de Federal Prisoner. Quand tu atteins une certaine taille, le fait de sortir toi-même ta musique représente énormément de travail. Afin de rendre justice à ton propre album, il faut finir par abattre autant de boulot qu’un plus gros label et comprendre comment faire tout ce travail sans un gros label et un énorme staff. J’ai déjeuné avec Mike il y a quelques années et il m’a dit que si je voulais une vraie liberté, sortir et faire plus de choses, être plus libre, ne pas être tout le temps collé à une seule chose, la seule option était de monter une sorte de structure qui me permette d’avoir cette liberté et de ne pas être obligé de traiter avec des labels si je n’en avais pas envie. Quand il a monté le label Ipecac, il s’était posé les mêmes questions que moi : « Pourquoi est-ce que je devrais monter un label ? Pourquoi je ne pourrais pas sortir l’album tout seul ? » Il s’est posé les mêmes questions quand il a fait le premier album de Fantômas, mais certaines personnes lui ont dit de monter un label et de ne pas sortir l’album tout seul parce que c’est une impasse, car ensuite tu dois sortir tout seul le prochain truc que tu fais et c’est une autre impasse, et ainsi de suite, ça ne bâtit rien de plus grand. Si tu bâtis un truc plus grand, tu peux avoir un foyer pour ce que tu fais et, tout d’un coup, tu auras aussi une structure qui te permettra d’aider d’autres gens. Si tu vois un autre groupe que tu penses pouvoir aider ou un artiste qui te passionne, tu peux contribuer à faciliter sa carrière d’une manière que d’autres ne pourraient peut-être pas. Tu as cette structure à ta disposition et qui te permet d’encourager d’autres artistes, et j’ai trouvé que ça avait beaucoup de sens. Mike Patton a eu une grosse influence sur moi pour la création de Federal Prisoner.

Pour ce qui est de la carrière artistique, évidemment, on peut dresser de nombreux parallèles entre lui et moi. On peut tous les deux faire un paquet de trucs différents avec notre voix, on ne peut pas nous réduire à une seule chose. Ceci dit, ce n’était pas délibéré, je ne suis pas du genre à être un gros adorateur de héros, je n’ai jamais regardé quelqu’un en pensant que j’aimerais faire ou sonner comme lui. Je n’ai juste pas envie de ne pas pouvoir faire tout ce que je veux faire, c’est aussi simple que ça. Si j’ai envie de faire quelque chose, je veux pouvoir le faire et que rien ne m’en empêche. Je ne veux pas avoir l’impression que j’aurais pu faire quelque chose autrement mais que je n’en avais pas le droit ou que je n’en avais pas la possibilité. Pour chaque décision que je prends aujourd’hui, je me demande : « Est-ce que ça m’apportera une forme de liberté à l’avenir ? » Chaque groupe dans lequel j’officie ouvre des portes pour d’autres choses à faire. Mike Patton est libre également, je sais que c’est une autre personne qui chérit sa liberté et qui continue à montrer aux gens l’importance de ne pas être contraint et de ne pas être enfermé dans un carcan. Pour moi, il est un symbole pour tous ceux à qui on ne peut pas dire quoi faire, mais je n’y ai pas délibérément réfléchi.

Souvent, les artistes veulent juste créer leur œuvre et ne pas avoir à gérer quoi que ce soit d’autre, et c’est en partie pourquoi les labels et les manageurs sont là. Mais penses-tu qu’en fait, l’art ne s’arrête pas à l’œuvre en elle-même, mais que la manière dont tu gères, distribues et présentes cette œuvre en est une partie intégrante ?

Absolument. Si je ne gérais pas ça moi-même, je serais un gros emmerdeur pour le label, ils me détesteraient. C’est trop difficile d’avoir affaire à moi, je ne laisse pas les gens faire leur boulot parce que j’essaye de faire leur boulot à leur place. A un moment donné, je me suis dit que je n’avais plus besoin de ces gens. Pour moi, c’est une question de propriété et, comme tu l’as dit, de traiter t’intégralité du processus comme une œuvre d’art et une opportunité créative. Avec Jesse Draxler, mon partenaire dans Federal Prisoner, nous voyons Federal Prisoner comme les gens voient un groupe ; nous le voyons comme une expression créative, à l’instar de chaque chose que nous faisons, comme une manière de fonctionner différemment, artistiquement et de manière créative. L’une des principales choses qui me posent problème, maintenant que Federal Prisoner existe, est que j’ai soudainement pris conscience qu’il n’y a pas tant de labels gérés par des artistes dans le monde, parce que les artistes sont naturellement peu enclins à être bons pour faire ce genre de chose ou à s’en soucier. On profite d’eux quand ils sont plus jeunes. Quelqu’un débarque d’un coup et dit : « Ne vous souciez pas de ça, on va s’en occuper. Vous avez juste à nous donner la musique et partir en tournée, et vous n’aurez à vous inquiéter de rien d’autre. » Ça paraît super alléchant quand tu as vingt et un ans parce que tu n’as aucune idée comment faire toutes ces conneries et c’est hyper gonflant ; ça fait appel à une autre partie de ton cerveau que tu n’as pas l’habitude d’utiliser, ça nécessite que tu sois bon dans des choses pour lesquelles tu n’es pas naturellement bon, d’apprendre des choses qui ne sont pas marrantes à apprendre, et de beaucoup travailler. Je n’aurais pas été capable de faire ça à vingt et un, vingt-cinq ou même trente ans. Finalement, au fil du temps, j’ai suffisamment appris et j’ai eu l’impression que je n’avais plus besoin d’impliquer qui que ce soit d’autre.

« Je déteste qu’on me prédise, je ne supporte pas la notion selon laquelle on est obligé d’être ce qu’on était hier – si tu as fait ce type de chanson, la prochaine chanson doit aussi être ce type de chanson – ça me donne l’impression d’être prisonnier et qu’on m’a privé de ma liberté d’exister et de faire ce que je veux. »

Le truc c’est que personne n’est propriétaire de son art. Tous ces gens renoncent à la propriété de leur art et c’est dingue. Quand tu as vingt et un ans – je suis passé là – ça semble génial d’avoir un paquet d’argent en avance et qu’on paye tout à notre place. Tu vois l’album et tu le tiens dans tes mains, ça a l’air d’un processus magique, tu n’arrives même pas à croire qu’un disquaire en France a ton album dans ses bacs, ça paraît fou et magique ! Mais ensuite, tu as trente ou trente-cinq ans, et tu regardes les contrats que tu as signés à l’époque et tu réalises que tu as renoncé à beaucoup de choses sur le long terme pour qu’on s’occupe tout de suite de ces petites conneries à ta place. L’une des principales raisons pour lesquelles tu fais ça, en dehors du fait que c’est chiant de faire tous ces autres trucs, c’est que tu n’as pas le capital pour réussir à tout gérer toi-même, tandis que quelqu’un d’autre l’a, donc il te force la main pour signer quelque chose qui n’est pas dans ton meilleur intérêt sur le long terme, car lui a accès au capital que tu n’as pas. La plupart du temps, les gens qui ont accès à ce capital ne sont pas les artistes. Ils ne sont pas comme Brett Gurewitz de Bad Religion qui a fondé Epitaph, ce sont juste des gars qui ont l’argent que tu ne peux pas avoir, des businessmen ou des mecs qui ont été à l’école pour étudier l’industrie musicale. Dans leur tête, peut-être qu’ils pensent être altruistes et aider à faciliter l’art, mais quatre-vingt-dix-neuf pour cent du temps, ces personnes incitent les gens à signer des contrats qui, sur le long terme, ne sont pas dans leur meilleur intérêt, en renonçant à des droits et des pourcentages qui ne sont clairement pas en leur faveur afin qu’on s’occupe au préalable de ces petites conneries.

Je crois fortement que, surtout maintenant que les Big Tech débarquent et prennent le contrôle de toute l’industrie, il ne restera plus grand-chose. Il faut résister à Walmart, il ne peut y avoir que ça ; il ne peut y avoir que Starbucks, il faut aussi des boutiques Mom & Pop. Il n’y a plus rien qui soit possédé par des artistes, on est complètement baisés ; l’artiste n’est plus qu’un employé. Le label devrait travailler pour l’artiste mais la plupart des labels ne le voient pas comme ça, ils pensent que l’artiste ne fait que fabriquer un produit commissionné pour que le label se fasse de l’argent dessus. S’il y a une chose qui me stimule vraiment, c’est l’idée que les artistes conservent la propriété de leur art. Si je venais à signer d’autres groupes à un moment donné, ces contrats devront être très différents des contrats que présentent les labels non détenus par des artistes aux gens. Je ne vois pas comment un artiste peut éthiquement offrir à un autre artiste un contrat qui le dépouille de ses droits comme le font une grande partie de ces maisons de disques.

Si on prend l’exemple de The Dillinger Escape Plan, qui semblait être assez rebelle et libre, est-ce que ce groupe a souffert par le passé de labels qui auraient essayé de vous pousser dans une direction ?

Ils ne cherchaient pas à nous faire chier mais nous ne possédons aucun de ces albums et nous ne les posséderons jamais parce que nous avons signé des contrats cédant la propriété de ces albums à d’autres gens. A l’époque, nous nous en fichions ; je m’en fichais, je voulais juste continuer à faire ce que je faisais et avoir quelqu’un qui m’aidait à continuer à faire ce que je faisais. Nous ne laissions personne toucher à nos visuels ou à notre musique. Pour un groupe comme nous, c’était d’une importance capitale, personne n’avait son mot à dire dans quoi que ce soit. Mais il faut quand même leur parler et traiter avec eux, les convaincre la moitié du temps, il faut quand même écouter leurs conneries et leurs arguments sur les choses. Je ne suis obligé d’écouter personne maintenant et je détiens mes propres trucs pour toujours, personne ne possédera ne serait-ce qu’un bout ou un pourcentage de Fever Daydream, Infinite Games ou mon album solo. Nous n’avons jamais possédé le moindre de nos albums avec Dillinger. Relapse possède ces trois albums pour l’éternité, Season Of Mist possède Option Paralysis pour l’éternité – pas pour cinq ou dix ans. Les contrats des majors sont pires ; pour mes amis dans des groupes qui sont signés chez Warner Bros., c’est pire que pour l’éternité, si c’est possible. C’est de la folie, plus c’est gros, plus tu donnes en échange. Il faut revoir tout ça. La raison pour laquelle c’est comme ça, c’est parce que ce ne sont pas des artistes qui gèrent ces labels, ce sont des businessmen qui les gèrent.

Le but ultime d’un businessman c’est le capital, il se fiche de toi, tu n’es qu’un employé à ses yeux. Peu importe s’il cache ça sous l’apparence d’un altruisme ou de la promotion de l’art, ça reste un businessman qui essaye d’amasser du capital et tu es un moyen d’obtenir ce capital. Si tu n’étais pas un moyen d’obtenir ce capital, il ne te signerait pas. Il te signe parce qu’il sortira gagnant de cet échange ; il se fiche de savoir si toi tu en sors gagnant aussi ou pas, ce n’est pas son problème. Il peut te faire un sourire, venir à ton concert, te dire que tu as faire un super show, te donner confiance, s’assurer que tu as un paquet d’interviews, te donner l’impression que quelqu’un se soucie de toi, mais il s’en fiche. A la seconde où tu n’es plus sur son label, il n’en a plus rien à foutre.

Il faut que les gens parlent aux petits artistes. S’il y a un jeune artiste que j’adore, je n’ai pas envie qu’il signe un contrat qu’il va plus tard regretter avoir signé. Je préfèrerais gagner moins d’argent pour que quelqu’un d’autre conserve ses droits, parce que je suis un artiste et je peux me regarder dans le miroir et dire : « Je n’aimerais pas qu’on me fasse ça. » Et je peux le regarder et dire : « Je me suis déjà fait déchausser une dent par une guitare sur scène. Qui vas-tu croire ? Ce vieux type qui a été à l’école de commerce ou quelqu’un qui a bouffé une tête de guitare et a continué à chanter ? » Si t’es un gosse dans un groupe, il faut que tu puisses t’identifier et croire que la personne qui travaille avec toi te comprend. J’aurais aimé avoir des gens aussi intransigeants avec nous, j’aurais aimé avoir des gens qui se souciaient autant de nous quand le groupe existait, parce que dans ce cas, nous n’aurions peut-être pas signé certains des contrats que nous avons signés.

« Je me suis déjà fait déchausser une dent par une guitare sur scène. Qui vas-tu croire ? Ce vieux type qui a été à l’école de commerce ou quelqu’un qui a bouffé une tête de guitare et a continué à chanter ? Si t’es un gosse dans un groupe, il faut que tu puisses t’identifier et croire que la personne qui travaille avec toi te comprend. »

Pour revenir à ton album solo, en mettant ton nom en avant et en ne te cachant pas derrière un nom de projet, tu t’exposes délibérément, pour ainsi dire. Est-ce excitant ou bien stressant ?

C’était très stressant et maintenant c’est très excitant. Quand j’ai décidé de le faire au départ, je n’arrivais pas le gérer. J’avais toutes les chansons dans un répertoire iTunes, je les regardais et je changeais le nom de l’artiste pour y mettre mon nom, et à chaque fois que je le faisais, je trouvais ça tellement bizarre. Je n’arrivais pas à m’y faire, ça me paraissait dingue d’appeler quelque chose par mon nom de naissance, parce que ça me mettait très mal à l’aise. Je n’ai pas de compte sur les réseaux sociaux, je ne suis pas le genre de personne à vouloir sans arrêt attirer l’attention sur moi, et si quelqu’un me fait un compliment, je ne sais pas comment le prendre ; c’est dur pour moi, je n’ai pas été élevé ainsi. J’avais du mal à voir mon nom et à accepter que j’allais sortir un album qui portait mon nom de naissance, ça me paraissait vraiment intense. Mais les gens font ça dans tous les autres styles de musique. Il n’y a que les musiciens typés metal qui ont l’impression qu’il faut adopter un autre nom ; peut-être que ce n’est pas artistique de simplement utiliser son nom ou ça ne paraît pas sérieux ou quelqu’un t’en dissuade parce que c’est chiant pour faire des T-shirts, genre : « Qu’est-ce je vais me mettre à faire des T-shirts avec mon nom dessus ? C’est ridicule. » J’ai pensé à tout ça et à quel point ce serait plus difficile de faire du merch et d’avoir des T-shirts ; aucune de ces raisons n’était valable, c’étaient toutes de mauvaises raisons. Si Nick Cave sort un album, ça s’appelle Nick Cave ; Elliott Smith appelait ses albums Elliott Smith, pas autre chose. Il n’y a que dans la musique plus extrême qu’on a l’impression qu’il faut trouver un autre nom ; les stars de la pop, les chanteurs de folk, les artistes de jazz et de hip-hop, ils utilisent tous leur propre nom. Il fallait que je m’y fasse.

La personne qui a vraiment fait la bascule était Jerry Cantrell. Je lui en ai parlé parce que j’ai dû arrêter de travail sur mon album solo pendant un mois et demi pour répéter avec lui pour ces concerts à Los Angeles où j’ai chanté avec lui. Nous sommes devenus bons amis à ce moment-là et je lui ai posé la question parce qu’il avait fait des albums solos pendant la pause d’Alice In Chains il y a environ vingt ans. Quand je lui ai demandé si je devais sortir cet album solo sous mon nom, il m’a dit : « Oui, tu voudrais appeler ça comment ? C’est toi, pourquoi tu l’appellerais autrement ? Ça n’a pas de sens. » Ca ne lui avait même pas traversé l’esprit d’appeler ça autrement. Evidemment, c’est ce qui a du sens mais j’avais beaucoup de mal avec cette idée. Mais à la seconde où la première chanson est sortie et que je l’ai vue, ça m’a paru absolument normal, j’ai trouvé que c’était à cent pour cent la bonne décision. Je suis coincé avec mon nom jusqu’à la fin des temps, donc je peux évoluer avec lui. Si je trouve un nom de groupe qui sonne bien pour cet album, disons Child Soldier, peut-être que dans quatre ans, si j’en fais un autre, celui-là ne sonnera pas comme devant être appelé Child Soldier, donc il faudra que je trouve un autre nom. Je veux qu’à la fin de ma vie, quelqu’un puisse chercher mon nom sur je ne sais quelle plateforme ils auront pour écouter de la musique à ce moment-là, et tout sera là. Quand j’aurai quatre-vingt-ans – si je suis encore en vie –, peut-être que je ferai des albums de new age au piano ou purement des trucs d’auteur-compositeur ou juste de la noise, mais peu importe ce que c’est, c’est sympa de savoir que ça portera le même nom. Pour revenir sur l’idée d’intégration – le fait de ne pas se cacher derrière soi-même et de ne pas compartimenter des parties de soi –, ça me paraissait être une étape importante que je sorte ça sous mon vrai nom. Tout ceci est moi, tout ceci fait partie de qui je suis et je n’essaye pas du tout de le cacher.

Tu as bien considéré appeler ce projet Child Soldier à l’origine et l’album allait s’appeler Creator Of God, avant de rassembler les deux dans le titre de l’album. Que mets-tu derrière ces mots : Child Soldier et Creator Of God ?

Pour moi, Child Soldier c’est… Tu es la même personne que tu étais quand tu avais cinq ou quinze ans, ton âme est la même. Tu crois qu’on avance dans le temps, mais ce n’est pas le cas. Le temps linéaire, ça n’existe pas. On ne fait que vieillir, on se décompose, notre enveloppe extérieure vieillit, on accumule de nouvelles expériences, on se construit par-dessus les fondations qu’on avait à cinq, dix ou quinze ans, mais on demeure la même chose. Les choses autour de nous vont et viennent, les plantes grandissent et meurent, les modes changent, mais on demeure les mêmes, construisant par-dessus cette base. Il y a un fil conducteur durant toute notre vie. Si tu regardes quelqu’un qui a trente, cinquante ou quatre-vingts ans, tu vois qu’à un moment donné, on aurait tous été des enfants de cinq ans en train de se regarder jouant dans l’aire de jeu. Plein de gens – moi y compris, et surtout une grande partie des artistes – croient qu’ils traversent la vie et deviennent des personnes différentes avec l’âge, mais nous ne sommes vraiment qu’une variante et une exploration de la même personne que nous étions auparavant. Child Soldier, c’est l’idée qu’on lutte tous avec des choses, en en acceptant certaines et en se battant pour trouver notre chemin dans la vie, on vit tous une aventure psychologique, mais au final, on est tous le même enfant de cinq ans qu’on a été.

La partie Creator Of God du titre renvoie au fait qu’à partir du moment où tu surmontes tes difficultés et où tu es maître de toi-même, tu peux créer ton monde, tu peux créer tout ce que tu veux. En gros, je crois qu’on crée tout ; on crée sa propre existence, on invente le monde collectivement et individuellement. Dès qu’on est maître de soi-même et qu’on accepte le fait qu’on a tous du mal avec l’existence, on peut créer son monde. On est le créateur de son dieu et de son existence. L’épreuve mène à la percée, c’est de ça que parle le morceau. La seconde moitié du morceau passe par cette explosion colossale et destructive de bruit blanc et lorsqu’on en ressort, c’est comme la fin de 2001 : L’Odyssée De L’Espace. C’est la raison pour laquelle j’ai commencé l’album de manière très paisible avec de la guitare acoustique et dans le second morceau, on se fait aspirer dans cet énorme souffle de chaos avant d’en être catapulté à l’autre bout. C’est ça cet album, et c’est ça la vie pour moi. Tu es confronté à un tas de merdes que tu n’as pas demandées. Tu te réveilles un jour et tu n’as pas la moindre idée pourquoi tu es là ; un jour on est simplement devenu conscient. Tu n’as eu aucun contrôle sur qui tu es et maintenant tu dois gérer un tas de conneries. Tu as peut-être eu une enfance merdique ou quelque chose t’est arrivé, tu dois faire face à des limitations physiques, mentales ou émotionnelles ; tu n’as pas demandé ça, mais maintenant tu dois le gérer. Une fois que tu commences à le gérer, tu peux inventer ta vie.

Interview réalisée par téléphone le 26 août 2020 par Nicolas Gricourt.
Retranscription : Emilie Bardalou.
Traduction : Nicolas Gricourt.
Photos : Stephen Odom (1, 8, 9), Jim Louvau (2, 7, 10, 11) & Jesse Draxler (3, 5, 6).

Site officiel de Federal Prisoner : www.federalprisoner.com

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