Le monde du jeu vidéo, avec Brutal Legend, avait déjà eu le droit à un projet réunissant plusieurs noms du heavy metal en invités, tels Ozzy Osborne ou Rob Halford. Alors il était temps que le cinéma ait lui aussi son œuvre « crossover » destinée aux fans. Bien plus qu’un concert filmé, bien plus qu’un film parlant de metal, on parle ici d’un film conçu pour être une expérience à vivre. Et qui de mieux qu’un suédois pour parler du sujet ? En effet, dans le milieu du metal on connait la Suède comme étant un pays très prolifique dans ce genre de musique. Et le cinéma suédois est parsemé de films d’auteurs devenu des classiques, avec des réalisateurs tel qu’Ingmar Bergman.
Alors quand le photographe, directeur artistique et réalisateur Björn Tagemose (interview à lire dans nos colonnes) s’attaque aux deux arts, cela donne un ciné concert dédié au metal unique en son genre. Gutterdämmerung est le nom de cette oeuvre, dont le principe est donc de projeter un film en noir et blanc sur écran géant, pendant que la bande originale est jouée par un groupe sur scène. Un film dont les stars ne sont autres que des géants eux-même : Tom Araya, Iggy Pop, Slash, Grace Jones, et bien sûr le regretté Lemmy Kilmister, pour ne nommer que ceux-là.
Ayant fait sensation à la dernière édition du Hellfest, Gutterdämmerung fait sa tournée des salles, et pour la France c’est l’Élysée Montmartre, nouvellement rénové, qui a été sélectionné. Durant un peu moins de deux heures, nous avons donc pu assister, debout, à ce qui est sans doute l’une des expériences de cinéma les plus singulières qui soit.
Artistes : Gutterdämmerung
Date : 10 février 2017
Salle : Elysée Montmartre
Ville : Paris [75]
Depuis les cieux, Vicious, un ange/démon, joué par Iggy Pop, décide de donner aux hommes la guitare, tel Prométhée envoyant le feu. Cette guitare, amenant la musique, le rock, le metal, va susciter une division chez les hommes, entre les rebelles qui s’amusent et l’Église voulant interdire ce mouvement. À la suite de la mort d’un des rebelles, sa copine va se lancer dans une quête pour retrouver cette guitare, pourchassée par l’Église. Une histoire qui reflète donc parfaitement le titre : Gutterdämmerung est un détournement de l’opéra de Wagner Götterdämmerung, dont la traduction en allemand signifie Le Crépuscule Des Dieux, référence au Ragnarök nordique, l’ultime guerre entre les géants et les dieux. Or « gutter » se traduit par « égout » en anglais. Mais toute cette histoire n’est qu’un prétexte, la guitare étant le MacGuffin typique du cinéma. Car si on se base sur une critique brute du film en tant qu’objet narratif, les défauts sont évidents. Il n’y a pas de réelle histoire et les invités n’ont pas vraiment d’intérêt à être présents si ce n’est de faire hurler la salle à chaque apparition. Beaucoup de plans se répètent et certaines séquences pourraient paraître longues dans des conditions normales de visionnage de film.
Sauf que nous ne sommes pas dans des conditions normales. Les ciné-concerts existent depuis aussi longtemps que le cinéma lui-même, mais il arrive que l’on puisse de nos jours assister à la projection de film tel que Le Seigneur des Anneaux avec un orchestre symphonique présent pour jouer. Et telle une évolution logique, c’est un groupe que l’on accueille ici sur scène afin de mettre en musique les scènes du film. Présent derrière l’écran, celui-ci joue des reprises de standards du genre, à l’instar de « War Pigs », « Folsom Prison Blues », « My Own Summer » et tant d’autres. Le chanteur principal vient souvent au-devant de l’écran pour interpréter les chansons, avec parfois ses guitaristes. Mais ce n’est pas la seule surprise car une jeune chanteuse vient interpréter les titres les plus soul et blues de la setlist. Tandis que, de manière inattendue, une nonne se met à chanter du Rammstein, repensé pour l’occasion à la sauce Wagnérienne. Bien plus que du fan service, le film n’oublie pas les racines du metal qui penchent énormément dans la musique noire, et certains titres font partie de la bande son, notamment « I Put A Spell On You », bien sur en version Marilyn Manson. On regrettera tout de même sur cette séance parisienne l’absence de « stars » du film en chair et en os pour chanter, à la différence de représentations passées.
Cinéma oblige, on ne peut pas lancer beaucoup d’effets de lumière pour ne pas gâcher l’image du film. Alors pour éclairer les musiciens, un simple projecteur rouge les suit sur scène. Lors de certains passages, de puissants projecteurs blancs viennent éclairer le groupe depuis derrière l’écran pour ne laisser apparaître sur la toile qu’une ombre chinoise. Le réalisateur joue sur la transparence de la toile pour créer des superpositions entre ce que l’on voit dans le film et ce qu’il y a physiquement derrière l’écran. D’autres effets sont utilisés, comme le fait d’appuyer certains dialogues du film en affichant certaines phrases en surimpression rouge ou bien l’illumination d’un crucifix rouge à chaque mort dans le récit. Sans doute la French Touch du film, car le duo d’électro français Justice, au célèbre logo en forme de croix, a participé à la conception du film. Mais ils ne sont pas les seuls puisque, comme nous le disions, Gutterdämmerung est un florilège de caméo. Iggy Pop, l’ange déchu, Slash l’âme de la guitare, Grace Jones l’ange de la mort, Lemmy et son tank destructeur, accompagné de Jesse Hugues le Kirk Douglas de la soirée. Et la liste est encore longue, mais chacun a son moment particulier, même si parfois beaucoup trop court (peut-être quinze secondes en tout pour Slash, par exemple) et donc quelque peu décevant.
Si l’aspect narratif du film n’est pas le plus poussé, ce qui vaut assurément le coup c’est la dimension visuelle : il est évident à voir le film que le réalisateur est photographe. Un esthétisme tel que chaque plan devient marquant. Le noir et blanc apporte un aspect beaucoup plus puissant aux cadres et magnifie les scènes, les explosions et les visages. Tout parait majestueux dans les décors et les personnages. On reconnait les influences du réalisateur, se penchant vers le cinéma allemand, et surtout l’expressionnisme des années 1920. Le visage de son actrice principale/modèle est un renvoi direct au Metropolis de Fritz Lang, ainsi que sa forteresse des enfers dont la construction évoque les décors du Cabinet du Docteur Caligari. Et impossible de parler de cinéma Suédois sans mentionner Ingmar Bergman. Réalisateur à qui l’on doit plusieurs classiques, comme Le Septième Sceau, dont le design de La Mort, jouée par Grace Jones, a directement inspiré Björn Tagemose. D’autres scènes font également penser à des classiques d’Hollywood, à l’instar de West Side Story et La Fureur De Vivre, avec ces jeunes adolescents, aux vestes en cuir, cheveux gominés et combats de couteaux.
Ça peut paraître une chose incongrue que de mélanger un art aussi cadré que le cinéma et cette boule d’énergie incontrôlable qu’est le metal en live. Pourtant, globalement, le public s’adapte bien au concept. Hurlant lorsque leurs différentes idoles apparaissent à l’écran, applaudissant à chaque moment « bad-ass » du film. On regrettera malheureusement la présence de quelques personnes irrespectueuses bavardant durant les moments calmes, gâchant certaines scènes du film – on soupçonne un taux d’alcoolémie mal contrôlé. Car garder un certain silence était de mise : même si le mixage sonore et l’acoustique de la salle permettaient des sons excellents sur des rechargements d’armes ou explosions, la musique tend souvent à camoufler certains des rares dialogues, majoritairement en anglais, sauf la voix féminine de Dieu en allemand, sans doute pour conserver le côté Wagnérien.
Le concert arrivant à son terme, le groupe propose quelques ultimes chansons, dont « Ace Of Spades » joué pour une seconde fois (certes, ils auraient pu proposer un autre titre plutôt que faire une répétition), avec la photo du général Kilmister sur l’écran. Suivi de « Territorial Pissings » de Nirvana où les trois chanteurs de la soirée livrent une dernière prestation boostée en énergie punk. Une dernière vidéo de Lemmy Kilmister et le film se conclut : « It’s all about rock’n roll, no ? », dit-il de sa voix légendaire. Son sourire est la dernière image du film, avant que les crédits ne défilent sur « Killed By Death » en fond sonore.
Avec Gutterdämmerung, ce que l’on vit durant près de deux heures est forcément différent de ce que l’on a l’habitude de voir. Espérons d’ailleurs que le film profitera par la suite d’une sortie sur différents supports, bien que l’expérience ne sera évidemment pas la même et que sa rareté contribue à lui construire une image « mythique ». On reste facilement bouche bée d’admiration durant toute la première séquence du film, mais pas que. On retiendra l’impasse mexicaine sur « Dazed And Confused », Tom Araya marchant sous la pluie au son de « Raining Blood » (facile mais puissant), un mur de la mort et un pogo sur « Ace Of Spades », un champ de guerre et ses soldats pendants que l’intro de « Battery »… Tant de moments déjà cultes qui restent en nos mémoires de metalheads.
Setlist :
01. Hey Man Nice Shot – Filter
02. War Pigs – Black Sabbath
03. Black Sabbath – Black Sabbath
04. Motor City Madhouse – Ted Nugent
05. Ace Of Spades – Motörhead
06. Folsom Prison Blues – Johnny Cash
07. White Rabbit – Jefferson Airplane
08. Sad Man’s Tongue – Volbeat
09. My Own Summer (Shove It) – Deftones
10. Battery – Metallica
11. Raining Blood – Slayer
12. Run Pig Run – Queens Of The Stone Age
13. Dazed And Confused – Led Zeppelin
14. I Put A Spell On You – Screaming’ Jay Hawkins/Marilyn Manson
15. Rammstein – Rammstein
16. The End – The Doors
17. O Fortuna (Carmina Burana) – Carl Orff
18. Ace Of Spades – Motörhead
19. Territorial Pissings – Nirvana