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Interview   

Igorrr : laboratoire d’émotions


Gautier Serre est un artiste extrême, au sens le plus pur du terme. Quand il éprouve un besoin de s’exprimer, il mettra absolument tout en œuvre pour donner vie à sa vision. Pour ce faire, il est prêt à y mettre les moyens et le moindre détail compte, jusqu’à mettre le feu à un ampli pour obtenir un son de distorsion particulier ou brancher six micros et faire des heures de tests avec le matériel pour quelques secondes de guitare manouche.

Alors certains ne comprendront pas, le traiteront de fou, mais pour lui, sa musique est parfaitement logique et chaque chanson d’un album s’imbrique pour former un grand puzzle. Et pour les metalleux outrés de voir un tel projet sur un label estampillé metal : Igorrr est sans doute plus fidèle à l’état d’esprit extrême du metal que nombre de formations qui campent confortablement sur leurs certitudes.

Sur Spirituality And Distortion, quatrième album d’Igorrr et second sur le label Metal Blade, Gautier Serre s’est servi de l’expérience Savage Sinusoid pour pousser le concept plus loin que jamais, comme il nous l’explique dans l’entretien ci-après. Un long et passionnant échange où le savant « fou » nous donne les clés pour comprendre sa démarche artistique, entre synesthésie, besoin de spiritualité, rapport entre l’informatique et les vrais instruments, énergie honnête des animaux, etc.

« Nous avons reçu quelques messages de gens qui avaient l’air choqués, outrés. Outrés par le fait que c’est un label de metal alors que nous avons de l’accordéon, des clavecins, des trucs un peu bizarres… Nous avons heurté quelques sensibilités. »

Radio Metal : Spirituality And Distortion est ton second album chez Metal Blade. Quel bilan tires-tu du cycle de Savage Sinusoid ?

Gautier Serre : C’est un peu bizarre, mais les deux albums, pour moi, sont un peu liés, car je me suis servi de l’expérience que j’avais eue sur Savage Sinusoid pour pouvoir créer Spirituality And Distortion. J’ai débroussaillé et appris plein de trucs sur l’ancien album et je me suis servi de ça. Donc c’est le même studio, il y a les instrumentistes que j’avais enregistrés sur Savage Sinusoid que l’on retrouve sur Spirituality And Distortion, il y a quasiment les mêmes micros… Il y a une manière de faire que j’ai apprise sur le premier album et que j’ai réutilisée après. Et c’est donc notre deuxième album chez Metal Blade, et ça nous a ouvert un public que nous n’avions pas du tout. Pour ce public qui n’était pas habitué à entendre de la musique comme ça, pour certains, ça a été assez choquant. Nous avons reçu quelques messages de gens qui avaient l’air choqués, outrés. Outrés par le fait que c’est un label de metal alors que nous avons de l’accordéon, des clavecins, des trucs un peu bizarres… Nous avons heurté quelques sensibilités en sortant ces deux albums-là. Ceci dit, sur Savage Sinusoid, on va dire qu’il y a quatre-vingt-dix pour cent des retours qui ont été très bons. Et sur Spirituality And Distortion, ça a même l’air d’être encore mieux ! Nous avons sorti l’album il y a trois jours, et tous les messages que nous recevons sont très bons. Pour le moment, il n’y a que des messages positifs. Nous n’avons aucun hater, pour le moment.

Ce label est une plus grosse machine que ce que tu avais connu avant. Quelle a été ton expérience de travail avec eux ?

Metal Blade s’occupe de plus de choses, donc ça veut dire que moi, je m’occupe moins du côté promotion. Je me concentre principalement sur la création de musique, l’enregistrement, etc. Après, Metal Blade est une très grosse machine, mais j’ai l’impression qu’ils ne sont pas habitués à vendre de la musique comme ça. Aujourd’hui, il n’y a pas vraiment de label, ni de magazine dédié à cette musique. Donc avec Metal Blade, nous découvrons ensemble comment réussir à partager cette musique, qui est contacté, à qui cette musique est susceptible de plaire, à qui il ne faut pas l’envoyer… C’est quelque chose que nous découvrons ensemble. Et Metal Blade, avant Igorrr, ils n’avaient jamais fait ça. C’est donc une découverte pour moi et pour eux aussi. Après, il y a des gens qui sont très agréablement surpris et, comme je t’ai dit, il y a des gens incroyablement choqués aussi d’entendre, sur un label avec le mot « metal », une musique qui n’est pas metal.

Est-ce que tu crois que le fait qu’il y ait des gens choqués dit quelque chose sur la scène metal ?

Oui. Il y a une certaine partie de la scène metal – très faible – qui est assez réac’, qui aime bien les vieux trucs comme Iron Maiden, Slayer… Ces auditeurs qui ne jurent que par cette musique-là ont du mal à être ouverts. Ce que je vois surtout, c’est qu’il y a vraiment un besoin et une envie du nouveau public metal d’écouter autre chose que les mêmes riffs qui tournent depuis trente ans, un nouveau son, une nouvelle vision… En tout cas, de mon côté, je ressens de plus en plus qu’il y a vraiment une demande de la part de plus en plus de gens à voir autre chose que les mêmes sons, les mêmes riffs, les mêmes idées, les mêmes pochettes…

Tu penses que le metal a un peu tourné en rond ces dernières années ?

Oui ! Les gros labels comme Nuclear Blast, Century Media, Roadrunner, Metal Blade, ils sortent des albums avec les mêmes idées, les mêmes imageries, les mêmes riffs, les mêmes sons, les mêmes amplis, les mêmes notes… Ça fait quand même vingt ans, trente ans qu’on nous ressort ça. Donc oui, il y a une certaine lassitude. Et j’ai l’impression que le metal, qui avant était une musique vraiment extrême, devient aujourd’hui une musique presque pop, parce qu’il n’y a plus rien de nouveau, il n’y a rien de vraiment extrême. Le metal était extrême avant, parce que c’était complètement nouveau, beaucoup plus fort. Alors que là, ce sont les mêmes disques avec le même son qui sont sortis depuis plusieurs années. Il y a le son et il y a la démarche aussi, de proposer une musique qui est encore plus forte que celle qui avait été faite avant. Igorrr n’est pas du tout un groupe metal, mais dans l’esprit, on s’y retrouve quand même pas mal, parce que nous proposons quelque chose que je trouve encore plus extrême.

Savage Sinusoid était un peu un tournant, non seulement pour ta signature chez Metal Blade, mais aussi parce qu’Igorrr est devenu un groupe, avec les chanteurs Laurent Lunoir et Laure Le Prunenec, ainsi que le batteur Sylvain Bouvier. Comment a été pour toi la transition entre Igorrr, le projet solo d’un savant fou qui expérimente seul dans son laboratoire, et Igorrr, le groupe ?

Igorrr, aujourd’hui, nous ne sommes toujours pas en mode groupe. C’est principalement moi. C’est moi qui écris toute la musique, c’est moi qui enregistre, qui mixe, masterise, c’est moi qui gère les clips, les pochettes… Même si je m’entoure d’autres gens, c’est quand même moi qui chapeaute tout. Laure, Sylvain et Laurent jouent et chantent ce que je leur écris, donc j’ai trouvé des personnes avec qui bosser, mais nous ne sommes pas un groupe, dans le sens où c’est quand même moi qui compose tout. C’est moi qui pense tout le projet, de la conception de ses morceaux, jusqu’au choix pour les pochettes, les vinyles, les décors scéniques… Laure chante sur les morceaux que je lui envoie. Sur Spirituality And Distortion, Laurent n’a rien écrit du tout, c’est moi qui avais pré-chanté toutes les parties que je lui ai filées pour qu’il les chante. Sylvain, je lui avais enregistré toutes les parties MIDI, et lui a dû jouer exactement ce que je lui avais écrit. Je travaille avec d’autres gens, mais le « statut » de ce projet-là, je ne sais pas comment dire… Nous ne sommes pas un groupe, mais ce n’est pas un projet solo non plus. C’est une grande famille.

« Igorrr n’est pas du tout un groupe metal, mais dans l’esprit, on s’y retrouve quand même pas mal, parce que nous proposons quelque chose que je trouve encore plus extrême. »

Le côté groupe, c’est peut-être plutôt pour la scène.

Oui, c’est ça. Tout au début, quand j’avais contacté Sylvain, c’était simplement pour qu’il vienne enregistrer toutes ses parties, pour avoir un son un peu plus vivant sur Savage, un peu plus live. Et en fait, ça s’est très bien passé, et je l’ai donc embauché pour qu’il parte en tournée avec nous. À la base, je les avais vraiment contactés pour avoir un meilleur son studio et après, Igorrr est devenu suffisamment gros pour que je puisse payer tous ces gens-là. Ça a suivi comme ça. Attends… Je crois que je te raconte n’importe quoi : je crois qu’à la base, j’avais contacté Sylvain pour qu’il joue avec nous sur scène, et c’est ensuite que je l’ai invité sur le disque, pour retrouver le même son. Je pense que ça s’est fait dans cet ordre-là. J’avais contacté tout le monde pour qu’ils puissent jouer ça sur scène, et c’est ensuite que je les ai invités sur les albums.

Igorrr a connu subitement une grosse mise en lumière avec la signature chez Metal Blade et les bons retours de l’album Savage Sinusoid. Est-ce que ça t’a mis la pression pour Spirituality And Distortion ?

Même pas ! Je fais de la musique parce que j’ai envie de faire ça, donc je ne ressentais pas vraiment de pression. Si je suis amené à composer et à écrire de la musique, c’est parce que j’ai quelque chose qui me pousse à le faire, j’ai l’envie, le besoin d’écrire cette musique-là. Donc au final, ça m’importe peu que les gens aiment ou pas. J’ai fait ça parce que ça me semblait bien de le faire. Sur cet album-là, je n’ai pas du tout ressenti ça.

On remarque qu’avec Spirituality And Distortion, tu restes dans la lignée de Savage Sinusoid, y compris en terme de processus, d’équipe, etc. comme tu l’expliquais. Est-ce que tu dirais que tu as trouvé ta « formule » – si on peut vraiment parler de formule… – avec cet album ?

Je ne sais pas si c’est vraiment une formule, mais une manière de faire, oui. J’ai le sentiment d’avoir trouvé quelque chose qui me correspond vraiment. J’ai vraiment trouvé un truc avec lequel je me sens bien, donc je l’ai utilisé pour Savage et pour le nouvel album. Je pourrais très bien utiliser cette manière de faire pour un autre album, mais avec une totale autre musique. Je veux dire que si je voulais faire de la salsa cubaine, je pourrais très bien utiliser la même manière de faire. C’est juste que j’ai réussi à organiser la conception de cette musique. Je connais maintenant des musiciens qui jouent, qui ont une couleur spéciale qui représente ce que j’ai envie de dire. Quand j’ai créé l’entièreté d’un nouveau morceau, je n’ai plus qu’à « piocher » l’instrumentiste qui va l’exprimer au mieux. Donc cette manière de faire que j’ai trouvée avec Savage, j’en suis vraiment content, mais ce n’est pas ça qui va définir les styles des futurs compos. C’est ça qui définit plus ou moins comment je vais m’organiser pour enregistrer ça. Comme je disais, j’ai débroussaillé plein de trucs avec Savage Sinusoid que j’ai pu utiliser après avec Spirituality And Distortion. Heureusement que j’avais créé tout ça avant, parce que Spirituality And Distortion était un album très compliqué, très lourd, il y avait beaucoup de gens à faire venir, il y avait des parties assez complexes techniquement, il y avait une organisation vraiment ouf. Donc heureusement que j’avais fait Savage Sinusoid avant pour pouvoir faire face à cette campagne.

Quand tu dis que tu t’es servi de l’expérience de Savage Sinusoid et que tu as beaucoup appris avec, qu’as-tu appris concrètement ?

J’ai appris à travailler avec d’autres gens, à les faire jouer ce dont j’avais besoin, à mettre en place une communication avec l’ingénieur du son qui m’aide, Hervé [Faivre], et aussi les musiciens. Je vais prendre l’exemple de « Overweight Poesy », où j’avais fait venir une joueuse de kanoun qui avait fait Istanbul – Clermont-Ferrand ! Pour réussir à faire jouer sur un morceau metal une personne comme ça qui connaît par cœur toutes les signatures de musique turque, il faut vraiment qu’il y ait une communication claire qui se passe entre l’ingé son, moi, elle… Ça, j’avais appris à le faire plus ou moins sur Savage, ce qui m’a permis de pousser le truc encore plus loin. J’avais aussi appris à organiser les sessions studio. Entre-temps, j’ai monté mon propre studio, donc j’ai aussi pu avoir l’expérience dans d’autres studios de voir ce qui fonctionnait et ce qui ne fonctionnait pas pour Igorrr, et j’ai pu acheter ce qui fonctionne. Il y a le côté artistique, le côté technique aussi, il y a les clips, le making-of… Tout cela demandait une organisation tellement folle que j’ai dû acquérir une certaine expérience avant, pour pouvoir pousser le concept de Savage Sinusoid encore plus loin.

Il t’avait fallu cinq ans de travail pour faire Savage Sinusoid. Cette fois, ça a pris moins de temps : trois ans. Est-ce que c’est la conséquence de tout ce que tu as appris suite à Savage Sinusoid qui t’a fait gagner en assurance et en facilité ?

Il y a le fait que, vu que j’ai appris beaucoup de choses, j’ai pu travailler de manière beaucoup plus « efficace », c’est-à-dire que je me concentrais beaucoup moins sur le côté technique et plus sur les musiques, sur les couleurs sonores. J’avais une concentration plus artistique et moins technique, parce que le côté technique était déjà plus ou moins fait. Il y a aussi le fait que sur Spirituality And Distortion, il y a des morceaux que j’étais en train de composer depuis très longtemps. Pendant les enregistrements que j’avais faits pour Savage Sinusoid, j’avais par exemple déjà enregistré toute une partie de « Maximum Musette » et d’« Overweight Poesy ». Pareil pour « Downgrade Desert », qui est un morceau que j’ai mariné depuis presque dix ans. Pareil pour « Lost In Introspection », qui est un morceau que j’avais commencé à composer il y a plus de dix ans, et que je n’avais pas réussi à faire avant. C’est grâce à l’expérience que j’ai eue sur Savage Sinusoid que j’ai pu réussir à organiser tout ça pour pouvoir obtenir le résultat et les couleurs de son que je voulais.

« Si je suis amené à composer et à écrire de la musique, c’est parce que j’ai quelque chose qui me pousse à le faire, j’ai l’envie, le besoin d’écrire cette musique-là. Donc au final, ça m’importe peu que les gens aiment ou pas. »

Mais bizarrement, cet album était quand même beaucoup plus difficile à faire que les autres. C’est parce que je me suis concentré sur le côté artistique, j’ai essayé de pousser les trucs le plus loin possible. Donc je me suis retrouvé, concrètement, pendant un an, enfermé dans un studio, je ne pouvais pas sortir, j’étais vraiment concentré sur ce truc-là. C’était beaucoup plus intense. Savage Sinusoid, je l’ai fait sur une période de quatre, cinq ans, c’était plus épars. Spirituality And Distortion était très concentré. Donc malgré le fait que j’avais commencé à composer les morceaux il y a bien longtemps, j’avais aussi commencé à composer certains morceaux dans le tour bus, par exemple, pendant notre Savage Tour… Il y avait donc déjà quelques morceaux qui étaient vraiment prêts, et une fois que nous avions terminé notre tournée – le Savage Tour s’est terminé en décembre 2018 –, quelques jours après, je me suis retrouvé directement en studio pour un an. Et là, c’était non-stop, c’était vraiment intense.

J’ai donc pu créer cet album en moins de temps pour toutes ces raisons-là. C’est le fait que j’avais vachement plus bossé le truc avant, j’étais davantage prêt pour l’organisation d’une montagne qu’est un album comme celui-là. Déjà, tout était techniquement plus ou moins prêt, parce que je savais avec qui je voulais bosser, je savais déjà avec quel micro, quel pré-ampli, quel studio, quelle console… J’avais eu le temps, pendant le Savage Tour, de préparer tout ça. Il y a aussi autre chose qui s’est passé : pendant le Savage Tour, vu que j’avais appris et découvert plein de choses, ça m’avait inspiré pour d’autres morceaux, or je n’avais pas eu le temps de les faire. Il y avait donc une certaine frustration pendant le Savage Tour, où je voulais expérimenter d’autres choses. C’est comme si avec Savage Sinusoid, je n’avais pas vraiment fini. J’avais mis tellement de temps à apprendre comment gérer tout ça, qu’une fois que j’avais réussi à le faire, j’avais envie d’en faire plus, j’avais envie de développer le truc et de pousser le concept encore plus loin.

Penses-tu que l’énergie de la tournée, du live, a pu d’une manière ou d’une autre impacter cet album ?

Oui. Après, je n’ai pas du tout eu envie de faire un album qui sonne plus live. Ça m’a fortement impacté et aidé, dans le sens où quand tu as accès à un super studio, quand tu as des musiciens qui jouent vraiment très bien, que tu dois quitter ce studio-là et partir en tournée, comme nous l’avions fait pour le Savage Tour pendant deux ans, alors que t’aurais pu faire d’autres musiques, c’est quand même assez frustrant. Je pense que c’est à ce niveau-là que cette tournée a « impacté » ce que j’ai fait avec Igorrr. Parce que j’avais vraiment envie d’enregistrer de nouvelles idées, de retourner en studio et expérimenter plein de trucs… A partir du moment où nous avons fini notre tournée Savage Tour en décembre 2018, j’avais vraiment envie de retourner dans un studio et d’enregistrer plein de trucs. Donc, comme je disais juste avant, le Savage Tour m’a mis une certaine frustration qui m’a donné envie de pousser le truc encore plus loin.

Tu as insisté dans tes communiqués en disant que tu avais créé cet album comme un tout et qu’il fallait donc l’écouter comme tel, et pas par morceaux séparés. Comment as-tu établi les liens entre les morceaux ?

Quand tu as un morceau comme « Maximum Musette », tu n’as pas Laure ; quand tu as un morceau comme « Very Noise », tu n’as pas Laurent, tu n’as pas Sylvain ; quand tu as un morceau comme « Hollow Tree », tu as juste Laure avec clavecin, basse, batterie, il n’y a pas de metal… Donc chaque morceau, chaque élément, c’est comme une pièce d’un puzzle beaucoup plus grand. Sur Spirituality And Distortion, il n’y a pas vraiment de morceau qui résume absolument tout ce que j’ai voulu dire dans ce disque-là. Chaque pièce compte pour construire tout un ensemble qui tient debout parce que les autres morceaux sont là. C’est dans ce sens-là que, je pense, l’album prend tout son sens, quand on l’écoute du début jusqu’à la fin. Parce que chaque morceau a sa propre couleur, ses propres instruments. Si on veut vraiment se faire une idée complète de ce que j’ai voulu dire, chaque morceau compte. C’est une balance géante. Moi qui vois quand même pas mal de couleurs quand je crée de la musique, chaque morceau a sa propre couleur sur ce disque-là. « Downgrade Desert » est plutôt dans les rouges, « Hollow Tree » dans les orangés, « Lost In Instrospection » est très bleu, bleu-violet, « Himalaya Massive Ritual » a toujours eu une couleur très spécifique, le bleu Klein… Du coup, j’ai cette peinture globale quand j’écoute tout le disque, et on ne peut pas se rendre compte de l’œuvre totale s’il nous manque quelques couleurs. Il faut vraiment avoir tous les éléments pour pouvoir voir.

Tu as déclaré que « ces quatorze titres sont un voyage à travers les différents états d’esprit par lesquels [tu as] pu passer ». Peux-tu justement nous parler de ces différents états d’esprit, et des morceaux que tu leurs associes dans l’album ?

Oui. Sur « Downgrade Desert », on est plutôt sur une spiritualité assez violente. Sur « Himalaya Massive Ritual » et « Overweight Poesy », pareil. Sur « Hollow Tree », il y a un truc plutôt léger. Je ne sais pas si on peut traduire ça par des émotions avec des mots humains. On ne peut pas réduire de la musique à des mots simples. Si on avait suffisamment de mots dans la langue française, on n’aurait pas besoin de faire tout ça. La musique exprime quelque chose qu’on ne peut pas exprimer avec d’autres mots. Encore une fois, chaque morceau a sa propre couleur. Je ne pourrais pas décrire chaque morceau, mais il y a des trucs qui se rejoignent quand même. Il y a des morceaux comme « Very Noise » qui sont complètement barges, complètement fous, ce sont des morceaux un petit peu « blague ». Sur « Paranoid Bulldozer Italiano », il y a la même chose, le côté complètement barré, le côté metal assez violent. Il y a des morceaux beaucoup plus profonds et beaucoup plus sombres, comme « Lost In Introspection », « Himalaya », « Overweight Poesy » qui est quand même quelque chose de très profond… Il y a des morceaux presque dansants. « Kung-Fu Chèvre » que j’ai fait terminer avec un petit passage funk, c’était la première fois que je faisais ça avec Igorrr, un passage funk. Donc avoir un morceau comme ça, ça parle d’une autre émotion. Juste avant, il y a « Polyphonic Rust », qui est un truc très profond, un peu plus sombre. Dans le côté dansant, il y a aussi « Camel Dancefloor ». Il y a « Parpaing », qui n’est pas du tout dans les mêmes couleurs et qui est beaucoup plus vénère, et un peu drôle aussi, parce qu’on entend pour la première fois George Fisher qui chante sur du 8-bit ! Ça m’a trop fait rire ! Quand il m’a envoyé toutes ses parties voix et que j’ai pu essayer de les mettre sur une partie 8-bit, pour moi, c’était génial.

« J’ai joué ‘Overweight Poesy’ avec des amplis auxquels nous avions mis le feu, pour que l’on entende bien ce crépitement, toute cette saturation extrême… Je trouvais ça très beau. J’ai vraiment mis le doigt sur quelque chose que j’avais envie de dire. C’est quelque chose qui était très fort. »

Chaque morceau correspond donc à un état d’esprit dans lequel tu étais au moment de sa création ? C’est-à-dire que pour « Downgrade Desert » tu étais peut-être dans une réflexion spirituelle à ce moment-là, pour « Parpaing » tu étais énervé par quelque chose…

C’est un peu ça. Après, ce n’est pas non plus aussi simple, parce que la conception d’un morceau se fait sur plusieurs années, donc je ne vais pas attendre plusieurs années pour être dans cet état d’esprit-là, mais au moment où tu commences la composition de ce morceau, il faut que tu ressentes ce que tu veux exprimer. « Downgrade Desert », j’avais commencé à le composer il y a presque quinze ans ! C’est donc une conception de morceau qui a duré très longtemps, mais effectivement, cette période de ma vie, ça représente quelque chose je voulais absolument dire. Et en plus, on vit quand même dans un monde qui ne tourne pas très rond, et pour y faire face, il faut une certaine spiritualité. Surtout là, avec cette crise du Covid-19. Pour faire face et pour comprendre ce qui se passe, il faut quand même avoir une certaine profondeur d’esprit. C’est tellement extrême, c’est tellement mauvais, c’est tellement nul ce qu’il se passe, qu’il faut arriver à prendre un certain recul.

C’est pour ça que tu as décrit cet album comme « la BO de l’apocalypse » ?

Non. Si j’ai dit ça, c’était en mode blague. Mais ici, quand tu vas faire tes courses, t’es obligé de mettre un masque, les rayons de pâtes sont vides, les rayons de PQ sont complètement vides… Ça me fait penser à des mauvais films de zombies !

Tu as choisi de faire intervenir une multitude de musiciens, plutôt que de te reposer sur des samples comme tu avais commencé à le faire sur l’album précédent, en particulier pour les instruments traditionnels. En conséquence – tu as commencé à en parler plus tôt –, la logistique et l’organisation ont été particulièrement compliquées. Peux-tu nous en parler un peu plus ?

L’organisation de ce truc-là, c’était vraiment compliqué, parce que pour chaque instrumentiste, il fallait qu’il soit dispo, il fallait qu’il n’ait pas peur de jouer pour cette musique, parce que les instrumentistes traditionnels, quand tu leur proposes de jouer sur un album metal, il y en a beaucoup qui vont avoir peur. Il faut donc déjà trouver une personne qui soit suffisamment ouverte d’esprit pour pouvoir accepter de jouer sur un truc qu’elle ne connaît pas. Ensuite, pour chaque instrumentiste, il faut organiser toute la session studio, donc je leur envoie les parties que j’ai enregistrées. Pour « Downgrade Desert », la partie du oud, c’est une partie que j’avais enregistrée sur une guitare, je lui avais aussi envoyé une partie MIDI, et il fallait qu’il s’entraîne pour qu’il soit prêt. Une fois qu’il était prêt, nous organisions une session studio. Nous le faisions venir, et il fallait que tout le monde soit là. Il fallait que le studio soit disponible, que l’instrumentiste soit disponible aussi, il fallait que je sois disponible, il fallait que notre photographe qui filme et qui documente tous les enregistrements de ce disque-là soit présente, il ne faut pas qu’il y ait de problème d’avion, de train… Une fois que nous étions dans le studio, il fallait que l’instrument ne soit pas cassé, il fallait que tous les micros marchent…

Ensuite, pour chaque instrumentiste, il fallait que je lui dise : « Il faut que tu joues ça ici, comme ça, sur ce tempo ». Pour des instrumentistes traditionnels qui n’ont rien à voir avec la musique extrême, leur expliquer comment ils doivent jouer, c’est assez compliqué, parce qu’ils ne parlent pas la même langue. Quelquefois, ce ne sont même pas les mêmes noms de notes. Quand tu parles français, c’est Do, Ré, Mi, Fa, Sol, La, Si, Do, et quand tu parles anglais, ce n’est pas ça, c’est A, B, C, D… Tu ne dis pas les mêmes noms de note, et quand tu dois travailler avec un sitar, ce n’est pas Do, Ré, Mi, Fa, Sol, ce sont encore d’autres noms de notes. Le fait de parler plusieurs langages oraux et musicaux, le fait de leur dire ce qu’ils doivent faire dans le détail, c’est-à-dire chaque micro-note, chaque micro-trille, chaque accent, il faut que tu leur expliques tout ça. Il faut déjà qu’ils arrivent à le faire mais il faut aussi que toi tu gardes en tête l’idée globale de l’album complet. Il y a aussi le fait que certains instrumentistes, lorsqu’ils sont arrivés dans le studio, ils n’avaient pas du tout bossé, donc ils ont dû apprendre, alors que tout était organisé pour eux ! Ils ne savaient pas ce qu’ils devaient jouer, parce qu’ils n’avaient pas bossé. Au final, si tu rajoutes tout, ça fait une organisation qui est très compliquée.

D’ailleurs, pourquoi utiliser de vrais instruments aujourd’hui plutôt que des samples ? Est-ce que c’est une démarche puriste ou une volonté de travailler le son à sa source ?

Si je fais ça, c’est parce que ça sonne mieux. Par exemple, sur « Downgrade Desert », quand tu écoutes la partie oud que j’avais faite sur du MIDI, qui sonne à peu près bien, et la partie oud qui est jouée par une vrai joueur qui joue très bien, tu ressens des choses beaucoup plus fortes quand c’est quelqu’un qui la joue vraiment. C’est beaucoup plus compliqué techniquement d’enregistrer une vraie personne, mais le seul truc qui m’intéresse dans le son, c’est que ça sonne bien, c’est que ce soit riche, c’est que ce soit fort. Et les instruments MIDI, à part sur des petits détails, et des petits instruments qu’on n’entend presque pas, sur des instruments lead comme le oud ou le kanoun, il faut que ça soit vivant, il faut que ça soit joué, il faut qu’il y ait des micro-erreurs, il faut que chaque note ait un autre impact. Si tu travailles avec du MIDI, c’est trop parfait, il n’y a pas ce côté humain, et ce côté humain donne une super force, une super puissance. Ce que je veux, c’est que le son parle. J’ai beaucoup plus de facilité à faire parler le son si les parties sont vraiment jouées, si elles sont organiques, humaines. Ça sonne plus gros, plus fort, beaucoup plus riche.

Et puis, au niveau son, techniquement parlant, j’ai plus de choix et je suis beaucoup plus libre à enregistrer des gens, parce que c’est moi qui choisis quel micro, quelle pièce… Lorsque j’enregistre des gens, je suis aussi beaucoup plus libre dans le sens où c’est moi qui peux leur faire jouer exactement ce qu’ils doivent jouer. Alors que si tu travailles par sample, tu ne peux pas. Par exemple, sur un morceau de Savage Sinusoid qui s’appelle « Va Te Foutre », tu ne pourrais jamais trouver un sample d’une claveciniste qui joue des trucs aussi barges. Un sample de truc comme ça, ça ne peut pas se trouver. J’ai donc accès à une plus grande liberté sonore si je fais appel à de vrais gens qui jouent.

« Pour moi, la musique est quelque chose d’entier, d’absolument total. […] Il faut que la palette de couleurs soit complète et ne pas me retrouver à ne faire qu’un seul style. Ça ne représenterait pas ce que je suis et j’aurais l’impression de partager quelque chose qui n’est pas complet. »

On peut entendre une basse très technique par moments, que ça soit sur « Nervous Waltz » ou sur « Very Noise ». Quelle est la part de vrai jeu là-dedans – le bassiste Mike Leon, notamment, est mentionné comme invité –, et la part de bidouille électronique ? On peut aussi étendre la question à la batterie…

Pour la basse, Mike Leon, qui est aussi le bassiste de Soulfly, ne joue que sur un seul morceau, « Paranoid Bulldozer Italiano ». Mais notre bassiste, depuis Savage Sinusoid, c’est Erlend Caspersen, un très bon bassiste suédois. C’est lui qui a joué toutes les basses depuis Savage Sinusoid. Sur sa basse, on va dire que c’est à quatre-vingt-dix-neuf virgule neuf pour cent joué, c’est du vrai jeu. Sur « Very Noise », sur « Downgrade Desert », sur « Lost In Introspection », sur tous les autres morceaux, c’est du vrai. J’ai juste mis un seul effet sur « Nervous Waltz », j’ai mis un effet pitch à la fin du morceau, sur sa basse. Sinon, c’est du cent pour cent vrai. Il a vraiment joué absolument tout. Erlend joue vraiment très bien ! Et pour les batteries acoustiques, tout est joué. Et en plus, sur cet album-là, Spirituality And Distortion, il n’y a aucun trig, que ce soit sur la caisse claire, sur le tom… Tout est vrai, tout est vraiment joué. Après, avec Igorrr, j’utilise vachement de breakcore jungle, et ça, ce ne sont pas des choses qui ont été jouées, ce sont des choses qui ont été créées, mais que je mixe avec de vraies batteries. Mais quand c’est une vraie batterie et une vraie basse, c’est vraiment complètement joué. Sur « Very Noise », par exemple, c’est une fausse batterie. On l’entend quand même : les parties de batterie électronique sont beaucoup plus tranchantes, beaucoup plus fines, beaucoup plus aiguës, alors que les parties de batterie acoustique sont beaucoup plus épaisses, beaucoup plus grosses.

L’invité le plus marquant est sans doute George « Corpsegrinder » Fisher de Cannibal Corpse sur « Parpaing ». Je crois savoir que tu es un gros fan de Cannibal Corpse, du coup le fait d’être sur le même label a dû grandement faciliter l’approche…

Je suis fan de Cannibal Corpse depuis très longtemps, depuis que je suis ado. Et oui, je pense que si nous étions sur un autre label, nous n’aurions pas pu le faire. Là, ça a été très simple : nous lui avons simplement demandé s’il était chaud pour chanter sur un morceau d’Igorrr. J’avais imaginé qu’il nous dise non parce que c’était trop barré, j’avais imaginé qu’on doive signer plein de papiers, qu’il y ait une procédure vraiment ouf… Et il nous a répondu juste après en disant : « Ouais, cool ! » [rires]. C’était très simple en fait. Il m’a répondu un truc du genre : « That would be great, that would be awesome ! » (« Ça serait génial ! »). Donc moi, à ce moment-là, j’étais complètement fou ! George Fisher sur un morceau d’Igorrr ! Le rêve d’ado !

J’imagine que tu n’as pas fait appel à lui sur ce morceau juste pour le « kiff ». Comment as-tu pensé cette collaboration ?

Sur ce morceau-là nous avions de gros riffs metal très lourds, nous avions des couleurs death metal, vraiment brutal death. Donc pour appuyer toutes ces couleurs-là, j’avais besoin d’un chanteur avec une vraie grosse voix brutal death. Et le meilleur chanteur brutal death que je connaisse, c’est lui, c’est George Fisher. Ensuite, avec la partie 8-bit, ce que j’ai cherché, c’est le contraste de la musique très bruyante et très pleine avec la musique la plus maigrichonne possible. L’idée est de faire ce yin et ce yang, entre le noir qui est représenté par la musique super lourde, et le blanc qui est représenté par la musique super légère. Je me suis fait un petit plaisir quand même : j’ai mis un couplet de George Fisher sur la partie 8-bit. Donc ça fait que sur un passage, sur quelques secondes, on a en même temps ce contraste : la voix death metal la plus grosse du monde qui chante sur la musique la plus fluette du monde. Et ça, quand je l’ai fait, j’ai trouvé ça super drôle. C’était génial.

Le clip est très sympa aussi, le passage en 8-bit avec le jeu vidéo, et George Fisher qui apparaît dans le jeu vidéo !

C’est ça ! Nous avions demandé à un pote qui s’appelle Jim de faire ça, qu’il nous crée un petit George Fisher avec des pixels. Je trouve que ça marche bien. Après, sur le clip, avec « Parpaing », ce n’était pas du tout prévu que nous fassions un petit clip. À la base, je ne voulais pas sortir « Parpaing ». Je voulais sortir un autre morceau comme « Nervous Waltz » ou « Camel Dancefloor », mais Metal Blade voulait absolument sortir « Parpaing », et ils avaient déjà organisé tout ça, ils avaient déjà fait toutes les démarches avec Deezer, Apple Music, etc., donc nous étions obligés de sortir « Parpaing ». Donc je suis allé piocher dans mes images studio pour pouvoir créer une petite vidéo. Mais ce n’était pas un truc planifié du tout, c’est un petit bonus.

Dans le clip, on te voit sur la partie 8-bit bidouiller un tas de boutons : quelle proportion de ton travail dans Igorrr se « résume » à ça ?

À peu près zéro pour cent ! [Rires] Dans cette vidéo, nous sommes allés dans un studio qui avait des synthés modulaires énormes, mais ce que je voulais pour ce truc-là, c’était simplement d’avoir des images avec plein de câbles, plein de boutons, pour exprimer ça. Mais la vraie manière dont j’ai fait ces sons 8-bit, ce n’est pas du tout avec des synthés modulaires. Vu que c’est un morceau drôle, nous avons choisi de tourner des images en mode blague aussi. Mais dans la réalité, le son ne correspond pas à ce qu’on voit dans cette vidéo.

Justement, dans la réalité, quelle est la part d’informatique, d’électronique, dans ta composition ?

Dans la composition, ça dépend. Il y a des morceaux que je compose totalement avec une guitare, il y en a d’autres, comme « Hollow Tree », que je compose entièrement avec un piano, il y en a d’autres, comme « Very Noise », que je compose principalement avec l’ordi, « Downgrade Desert » a été composé sur une guitare et un ordi… Ça dépend vraiment. Il y a un mélange de tout. Il y a des instruments acoustiques, des instruments plus électroniques… C’est comme tout avec Igorrr, il n’y a pas vraiment de règle, il n’y a pas une recette que je refais tout le temps. Ça change tout le temps. En quelque sorte, pour continuer à être inspiré avec cette musique, j’ai besoin d’avoir toujours quelque chose d’un peu nouveau. Je ne peux pas continuer à être inspiré si je refais encore et encore les mêmes recettes.

« La musique, ça fait appel à nos oreilles, mais c’est tout. […] Donc si tu ne pousses pas le concept jusqu’au bout, je m’ennuie assez vite. »

J’imagine qu’au fur et à mesure tu apprends de nouveaux instruments ?

Oui. Après, pour cet album-là, je n’en ai pas eu besoin… Enfin si, sur Spirituality And Distortion, j’ai joué du sitar, dont je n’avais jamais joué avant, j’ai joué un petit peu de violon dont je joue très mal. J’ai enregistré quelques guitares classiques aussi, j’ai enregistré certains pianos, certaines percussions, batteries… Des instruments, j’en ai joué pas mal, mais apprendre à jouer d’un nouvel instrument… Je touche certains instruments, mais je suis loin d’être aussi bon que les gens que j’invite sur les albums et qui ont perfectionné ça toute leur vie. Je touche à plein de trucs, mais je ne suis pas aussi perfectionné que les instrumentistes que j’invite.

La partie de musique 8-bit fait inévitablement penser aux débuts du jeu vidéo, ce qui est bien mis en avant dans le clip. As-tu une nostalgie par rapport à ces vieux jeux vidéo, à cette époque ?

Non, cette époque avec les Master System et tout, c’est quelque chose qui me fait beaucoup rire, mais je ne suis pas très nostalgique. Le seul truc dont je suis nostalgique, c’est la PlayStation 1 ! [Rires] J’ai vachement joué à la PlayStation 1, et d’ailleurs, j’avais le jeu Music ! Je ne sais pas si tu te rappelles ? J’avais fait des centaines de morceaux là-dessus ! Je passais mes journées et mes nuits dessus, à créer plein de trucs ! Donc je suis nostalgique de la PS1, mais les vieux jeux à la Master System, non, je n’y ai jamais vraiment joué. Après, en jeux PC, j’avais Lemmings, Prince Of Persia, le premier jeu des Tortues Ninja…

L’album s’appelle Spirituality And Distortion. Quel lien fais-tu entre ces deux mots ?

Ce sont deux mots qui se contrastent très bien. La distorsion, ça représente un peu tout ce qui se passe mal. Comme je te disais, j’ai vraiment l’impression de vivre dans un monde complètement malade, il y a des trucs complètement injustes qui se passent, on est dirigés par des gros teubés, donc j’ai l’impression qu’on est entourés de distorsion dans ce monde-là, de choses qui ne sont pas logiques, pas saines. Donc la spiritualité, c’est ce qu’il faut pour faire face à ça. C’est un contraste qui fonctionne bien pour ce disque, parce que c’est vraiment ce que j’ai voulu dire. C’est ce duel entre nous qui faisons face à ce monde-là. La distorsion, sur cet album, on l’entend bien, parce qu’il y a de la distorsion sur la guitare, la basse, la batterie, il y a de la distorsion partout. Et la spiritualité se retrouve dans les instruments orientaux, comme le oud sur « Downgrade Desert » ; « Himalaya Massive Ritual » est un morceau très spirituel aussi ; « Lost In Introspection » et « Overweight Poesy » sont des morceaux très spirituels aussi, quand il y a le trio avec la joueuse de kanoun qui s’appelle Fotini, avec Laure, avec Timba Harris aussi, quand tu as ce trio qui joue, tu es emporté dans un délire spirituel. Donc on retrouve cette spiritualité dans ces morceaux-là, dans ces couleurs de sons-là.

Ton précédent album s’appelait Savage Sinusoid, que l’on peut voir comme une façon de parler de la distorsion. Vois-tu une forme de spiritualité dans la distorsion, dans ces sinusoïdes qui forment la musique ?

Il y a une forme de spiritualité, mais c’est une spiritualité un peu forcée. À la base, je ne suis pas du tout quelqu’un de spirituel, religieux, je suis vraiment très loin de ça. J’ai l’impression de subir des choses injustes, et on est un peu forcé d’avoir cette spiritualité-là. Ça vaut aussi pour Savage Sinusoid. Dans la musique, pour souligner le message, j’ai besoin de contraster les éléments avec d’autres. C’est pour ça que sur « Parpaing », le death metal fonctionne très bien parce qu’il contraste avec une musique qui n’a rien à voir. Tu as la même idée avec « Nervous Waltz », un riff baroque super léger qui est complètement détruit par des gros riffs juste après, tu as la légèreté de la musique baroque et le poids de la musique metal juste après. Donc il y a toujours cette idée d’un contraste profond. Si tu veux accentuer le message… On va prendre un exemple extrême : si tu veux que le silence sonne plus silencieux, mets du vrai bruit avant et après, et le silence te paraîtra encore plus silencieux. Et si ce que tu veux exprimer est le bruit, mets du silence avant et après et ça te paraîtra encore plus bruyant, parce que tu le contrastes avec l’opposé. Un peu comme le yin et le yang.

Guillaume Bernard de Klone nous disait, pour résumer, qu’on peut voir la réverbération comme quelque chose de spirituel, en disant que quand tu joues une note, le son part en multidiffusion partout, super loin, accessible à tous, et la résonance continue d’avancer et fait que la musique est connectée à l’univers. Est-ce que tu verrais une idée semblable avec la distorsion ?

Non… [Rires] Je ne le suivrais pas sur ce terrain-là. Après, je trouve ça magique quand même, mais pour d’autres raisons. C’est-à-dire que le fait d’exprimer de la distorsion, ça a un côté magique, parce que tu arrives à mettre le doigt sur quelque chose de bruyant qui exprime des choses qui ont artistiquement beaucoup de sens. Je le rejoins sur ce point-là, et c’est notamment pour ça que sur « Overweight Poesy », pour avoir une distorsion encore plus poussée, j’ai cramé plusieurs amplis, pour vraiment avoir le son de flamme. J’ai joué « Overweight Poesy » avec des amplis auxquels nous avions mis le feu, pour que l’on entende bien ce crépitement, toute cette saturation extrême… Je trouvais ça très beau. J’ai vraiment mis le doigt sur quelque chose que j’avais envie de dire. C’est quelque chose qui était très fort. C’est une symbolique très forte !

Ça brûle bien, un ampli ?

Ça brûle bien, mais par contre, ça sent très mauvais, ouah !

Du coup, ça te laisse un temps limité pour jouer…

C’est ça ! Nous avons dû faire ça sur deux amplis. À partir du moment où nous mettions feu, j’avais le « ON » dans le casque et je devais jouer le morceau. Il faisait très chaud, ce n’était pas vraiment facile parce qu’il y avait du bruit, il y avait tout le crépitement, il y avait des vapeurs qui sentaient très mauvais, ça me brûlait et pourtant, il fallait que je me concentre ! Sur « Overweight Poesy », il y a une intro qui doit être à quatre-vingt-dix BPM et ensuite, le morceau passe à quatre-vingt-quinze. J’avais donc des changements de click dans le casque, alors que l’ampli était en train de brûler… Ce n’était vraiment pas facile à faire, mais c’était pour avoir ce son organique, vrai et complètement extrême. Tu peux donc entendre cette saturation excessive sur les guitares dans l’intro d’« Overweight Poesy ».

« Il se peut que j’investisse toute mon énergie, tout mon argent dans des trucs qui sont horribles. C’est un vrai risque ! [Rires] »

J’imagine que tu fais ça avec des amplis pas très chers ?

L’ampli était très bien. Par contre, le baffle que nous avons mis derrière n’était pas super et après, il est complètement mort ! Nous voulions quand même avoir un vrai son riche, donc nous avons pris un très bon ampli, mais la tête d’ampli, nous l’avons mise beaucoup plus loin. Nous l’avons fait rejoindre par un câble qui était relié à notre baffle qui, effectivement, n’était pas de la tip top qualité.

C’est une démarche assez jusqu’au-boutiste ! As-tu d’autres exemples de choses un peu extrêmes comme ça ?

Oui. Nous avons sorti une vidéo il y a quelques semaines sur Metal Injection. J’avais ramené dans le studio une remorque géante pour pouvoir choper des jolies fréquences que nous avons utilisées sur « Nervous Waltz ». Sur « Downgrade Desert », nous avons déplié et ramené un échafaudage pour avoir ce côté métallique, un peu froid. Sur « Himalaya Massive Ritual », nous avons créé notre propre instrument. Je ne sais pas comment ça s’appelle, mais c’est une petite brouette en fer que tu perces pour qu’elle fasse quelques notes. Pour avoir ce côté spirituel mais primitif et assez brutal, nous avons dû créer ça par nous-mêmes, avec une bouteille de gaz que nous avons coupée en deux… Si tu n’as pas vu cette vidéo, je te conseille de la regarder. Sinon, sur chaque détail de Spirituality And Distortion, j’ai vraiment poussé le truc jusqu’au bout. Pour moi, ça a été un travail sur plusieurs années vraiment intense. Tous les sons que tu entends, tous les micro-détails que tu entends, c’étaient des mois de travail, de recherche… Ça a été un investissement total sur ce disque-là.

Effectivement, j’imagine que tu n’arrives pas comme ça, sur un coup de tête, en te disant : « Tiens, je vais cramer mon ampli pour jouer dessus ». Tu as dû faire des essais avant…

Oui. Nous avons fait quelques tests, nous avons organisé plein de trucs. Le studio dans lequel j’ai fait ça, pour les cartes son, ils ne voulaient pas que nous enregistrions à une certaine distance, il fallait qu’il y ait des extincteurs aussi… Sur chaque idée, ça demandait une organisation de fou. Artistiquement et techniquement.

Finalement, lorsque j’ai parlé de laboratoire de savant fou au début, je n’étais vraiment pas loin !

C’est ça ! Ce qui me plaît avec Igorrr, c’est d’expérimenter ce que je veux, et je ne veux m’imposer aucune limite. Je sais qu’il y a plein de gens qui ont des idées super, mais ils ne vont pas les faire parce que c’est trop compliqué, ça coûte trop cher, c’est dangereux, ils n’ont pas suffisamment de temps… Moi, si j’ai une idée, je vais vraiment la faire, la tester. Même si ça sonne mal, je veux pouvoir tester. Effectivement, il y a certaines fois où je passe plusieurs semaines, je dépense plein de thunes à faire des enregistrements, à faire plein de tests, et au final, je me rends compte que ce n’était pas une bonne idée. Je teste plein de trucs, et quelquefois, ça marche vraiment bien. Il y a le baffle que nous avons fait brûler pour « Overweight Poesy », mais il y a plein d’autres petits détails.

Tu avais déclaré : « Je trouve que s’enfermer dans une seule émotion est très ennuyeux ; la vie n’est qu’une pluralité d’émotions » et du coup, tu voulais retrouver ça dans ta musique…

Si tu es honnête avec ce que tu crées, oui. Il y a des gens qui veulent simplement exprimer une partie de leur personnalité, ce que je comprends très bien. Mais pour moi, la musique est quelque chose d’entier, d’absolument total. Donc pour être parfaitement honnête avec ce que je crée et ce que je propose, il faut que j’exprime tout ce que je ressens. Il faut que la palette de couleurs soit complète et ne pas me retrouver à ne faire qu’un seul style. Ça ne représenterait pas ce que je suis et j’aurais l’impression de partager quelque chose qui n’est pas complet.

Tu dois beaucoup t’ennuyer avec la majorité des productions musicales, actuelles et même passées, vu que ce genre de musique exploitant une telle pluralité d’émotions est rare !

C’est vrai ! [Rires] Il y a beaucoup de groupes que je trouve chiants. La musique, ça fait appel à nos oreilles, mais c’est tout. Ça ne fait pas appel à nos yeux, ça ne fait pas appel à notre nez, ça ne fait pas appel à d’autres sens que notre ouïe. Donc si ça ne fait appel qu’à notre ouïe et si même ça, ce n’est pas développé jusqu’au bout, effectivement, c’est un truc qui m’ennuie assez vite. On n’a pas ce problème pour le cinéma, parce qu’il y a la vue aussi, donc on est interpellé par deux sens. Mais avec juste de la musique, on est interpellé par un seul sens. Et ça, ça rend les choses plus compliquées à te prendre totalement. Donc si tu ne pousses pas le concept jusqu’au bout, je m’ennuie assez vite.

On retrouve dans ta musique des emprunts à une variété impressionnante de genres musicaux, de cultures et d’époques. C’est le résultat de quel niveau d’investissement en termes d’étude de la musique ?

Mon investissement pour la musique, il est absolument total. Mais il y a des musiques que je connais beaucoup moins. J’ai appris de la musique turque pour Spirituality And Distortion, parce qu’il fallait que je communique avec des instrumentistes turcs. J’ai aussi travaillé avec Mehdi Haddab, qui est algérien mais qui parle français, donc j’ai appris aussi la musique du Maghreb. Mais ce sont des choses que je connais globalement peu. J’ai vraiment une culture, metal, baroque, breakcore – j’écoutais vachement Aphex Twin, Squarepusher, Bogdan Raczynski, etc. J’ai une culture très développée dans ces trois styles-là. J’ai aussi pas mal développé la culture balkane, la musique des pays de l’Est. Le groupe qui m’a ouvert à cette culture-là, c’est Taraf De Haïdouks. J’écoute aussi pas mal de vieilles musiques traditionnelles roumaines comme Gabi Luncă. Depuis quelques années, je me suis aussi vachement penché sur la musique brésilienne, la musique sud-américaine, avec Yamandu Costa, et mon guitariste classique préféré de tous les temps, Agustín Barrios, un génie absolu. Je ne maîtrise pas beaucoup de styles mais avec les années, j’ai développé une culture sur beaucoup de choses qui n’ont rien à voir entre elles.

« Pour que le son me parle, il faut qu’il exprime une certaine couleur pour moi. […] La synesthésie, pour moi, ça peut être vu comme une aide, parce qu’en plus d’entendre si ça sonne bien ou pas, je vois si ça sonne bien ou pas. »

Tu as une approche sans limites de la musique, mais d’un autre côté, le risque de ne pas avoir de limites n’est-il pas de n’arriver nulle part ? Est-ce quelque chose que tu crains parfois ?

[Rires] J’essaye de ne pas trop y penser ! Mais quand je me lance de manière instinctive, comme sur Spirituality And Distortion, et que j’investis tout dans un truc sans être sûr du résultat, si ça va sonner ou pas, si ça va être mieux que ce que j’ai fait avant ou pas, je n’en ai aucune idée, effectivement, c’est un processus très risqué. Je prends le risque de mettre toutes mes billes dans un truc qui ne fonctionnera pas du tout. Encore une fois, je fais de la musique pour exprimer ce que je veux faire. Donc, à la limite, peu importe si les gens aiment après. Ce dont j’ai besoin, c’est d’exprimer de la musique qui fait sens. Oui, c’est une démarche très risquée, parce que ça peut très bien faire une musique que personne ne comprend. Mais si je me lance dans un truc comme ça, c’est que j’en ai besoin. J’ai une vision, j’ai un truc, je ressens quelque chose qui me pousse à le faire. Je suis quelqu’un d’assez excessif sur certains points. Quand je décide et que je me lance dans un truc, je le fais jusqu’au bout. Je me suis planté, j’ai fait quelques erreurs, j’ai fait quelques morceaux qui sont nuls : ce sont des trucs que j’ai sentis et je me suis planté. Après, tout ce que je sors, tout ce que je mets sur album, ce sont des trucs dont je suis vraiment content. Mais il se peut que j’investisse toute mon énergie, tout mon argent dans des trucs qui sont horribles. C’est un vrai risque ! [Rires]

Qu’est-ce qui fait la cohérence du projet ou d’un album comme celui-ci, selon toi ? Ou bien, est-ce que tu te fiches de la cohérence ?

Non, pour moi, c’est de la musique logique, c’est très cohérent. Quand tu es architecte, tu dois calculer le poids de chaque chose, tu dois mettre des piliers aux bons endroits, c’est au millimètre près. Je construis un peu mes morceaux comme ça. C’est-à-dire que je construis mes morceaux pour qu’ils tiennent debout. Il faut qu’il y ait la juste balance et pour ça, j’utilise plusieurs techniques. Le morceau metal classique, il tient debout parce qu’il est construit d’une certaine manière. Dans la musique baroque aussi, tout est construit, tout est parfaitement logique. Quand je mélange plusieurs styles, je « pèse » le poids de chaque élément et je les place dans le morceau pour que le morceau soit logique, pour qu’il tienne debout. Donc je pense que ce sont des notions architecturales-musicales.

Ta musique est qualifiée de « baroquecore » – tu as même un EP qui porte ce nom –, et même si elle va chercher dans une multitude de styles différents, la musique baroque, le breakcore et le metal sont les trois piliers de ta musique. Quel lien fais-tu entre les trois ?

Le metal, c’est le gros, c’est ce qu’il y a de plus solide, c’est la base grossière, le truc très primitif et très physique. La musique baroque, c’est plutôt tout ce qu’il y a de délicat, de raffiné, de plus détaillé, d’un peu plus brillant. Et entre les deux, ce qui cimente tout ça, c’est le breakcore, parce que le breakcore, c’est un truc très fin, c’est un truc que tu peux modeler très facilement, donc ça se glisse sur les endroits où il y a un peu de place, ça cimente cette base de metal et ces ornementations baroques. C’est quelque chose qui va prendre facilement la forme qu’il faut pour soutenir tout ça. En tout cas, pour ces trois éléments-là, c’est ce que je fais, parce que c’est ce qui marche le mieux pour moi.

Quelle est ton histoire avec ces trois styles ?

Ce sont trois styles que j’adore. J’écoute du metal depuis que je suis tout petit. J’écoute de la musique baroque et classique depuis que je suis petit aussi – Scarletti, Chopin, Beethoven, Bach, ce sont des gens que j’écoute presque chaque jour. Dans la musique électronique, j’adore des gars comme Richard D. James d’Aphex Twin, Tom Jenkinson de Squarepusher, Plaid… Enfin, tous les albums Warp des années 2000, le label Rephlex aussi… Je me retrouve vachement dans ce style musical. Quand tu n’es pas bridé par la technique humaine, tu peux faire partir la musique électronique très loin. C’est un style très souple, tu peux faire plein de trucs avec ça. Après, c’est beaucoup moins humain, donc il y a moins cette force, mais chaque style a sa propre force, donc quand tu les combines, tu peux avoir un truc très beau, très puissant. Donc l’histoire que j’ai avec chaque style, c’est juste que je les écoute depuis très longtemps. Ce sont des styles qui font partie de moi.

Tu as évoqué plus tôt le fait que tu associais la musique à des couleurs : ça s’appelle la synesthésie. Comment ça se traduit dans ton travail musical, au moment de la composition et de l’enregistrement ?

Au niveau de l’enregistrement, ça ne change rien. C’est avant que ça se passe. C’est quand je compose le morceau. Pour que le son me parle, il faut qu’il exprime une certaine couleur pour moi. Si quelqu’un ne joue pas bien, si quelqu’un ne ressent pas ce qu’il est en train de jouer, les couleurs seront très fades. La synesthésie, pour moi, ça peut être vu comme une aide, parce qu’en plus d’entendre si ça sonne bien ou pas, je vois si ça sonne bien ou pas. J’utilise ça comme une aide supplémentaire pour avoir un rendu qui soit plus cohérent et plus logique.

D’autres musiciens sont connus pour avoir ce genre de synesthésie, que ce soit Tori Amos, Kanye West ou Justin Chancellor de Tool. Est-ce que tu crois que ça peut se reconnaître dans la musique de quelqu’un ?

Je n’irais pas jusque-là. Après, ce que je remarque, c’est que s’il y a un autre de tes sens qui te permet de t’investir encore plus dans ta musique, tu as peut-être plus de chances de faire un truc un peu plus concret, un peu plus poussé. Mais je ne pourrais pas reconnaître quelqu’un qui est synesthésique ou pas. Et puis, quand il y a des couleurs qui se connectent avec des sons, ce n’est pas un truc très violent, c’est un petit feeling, c’est quelque chose que tu ressens. Ce n’est pas une maladie mentale, ce n’est pas un truc qui prend une place énorme. C’est une petite aide pour pouvoir ressentir les sons de manière un peu plus précise. Je serais incapable de te dire quelle composition a été faite par quelqu’un avec de la synesthésie ou pas.

« Je peux comprendre que ma musique puisse être caractérisée comme ‘folle’, mais pour moi, elle est parfaitement logique. Ce sont les autres musiques qui sont complètement folles. »

Est-ce que ça ne pousse pas vers une démarche plus poussée dans l’artistique ?

Plus poussée, oui, peut-être, parce que c’est quelque chose qui te permet de t’investir un petit peu plus. C’est peut-être aussi quelque chose qui te permet d’avoir une musique plus personnelle, parce que chacun a son propre sentiment, sa propre manière d’entendre la musique, de voir ses propres couleurs, donc je pense que ça ajoute de la personnalisation à la musique que l’on compose.

Un terme revient souvent pour décrire ta musique : la folie. Pourtant, tu sembles très sain d’esprit et conscient de ce que tu fais. Du coup, comprends-tu et acceptes-tu ce terme de « fou » ou est-ce, pour toi, une forme de fainéantise intellectuelle que d’employer ce terme ?

Je peux comprendre que ma musique puisse être caractérisée comme « folle », mais pour moi, elle est parfaitement logique. Ce sont les autres musiques qui sont complètement folles. La musique que je fais est une réaction logique à ce que je vis, donc je ne vois pas du tout ça comme fou. De la fainéantise intellectuelle, je ne sais pas. Chez certaines personnes, il y a sans doute un peu de ça, et pour d’autres personnes, elles n’ont peut-être pas envie de se mouiller dans un truc qu’elles ne connaissent pas, qu’elles ne ressentent pas, un truc qui n’est pas logique pour elles. Et c’est quelque chose que je peux très bien comprendre aussi. Si le mec n’aime pas le metal ou n’aime pas la musique baroque, c’est parfaitement normal qu’il n’ait pas envie d’écouter un style ou l’autre, et encore plus s’ils se mélangent. Si le mec aime écouter Muse parce qu’il aime bien le côté pop, tu ne peux pas lui donner envie d’écouter Cannibal Corpse. C’est peut-être de la fainéantise intellectuelle pour certaines personnes, mais je pense que principalement, c’est une recherche de musique que certaines personnes n’ont pas envie d’avoir.

S’il y a un autre artiste qui a une vision sans limites de la musique, c’est bien Mike Patton, et en particulier le groupe Mr. Bungle. Qu’est-ce qu’ils représentent pour toi ? Est-ce que tu penses que vos démarches se rapprochent ?

Oui ! Mike Patton est quelqu’un que j’admire beaucoup. C’est un artiste libre, il continue à faire vraiment ce qu’il a envie de faire. Je prends l’exemple de Mondo Cane, il a fait un album que je trouve absolument génial – c’est marrant car je l’ai écouté plusieurs fois la semaine dernière ! –, mais les gens l’attendaient plutôt dans un registre metal foufou. C’est ce que je vois avec Igorrr. Il y a des gens qui m’attendent avec des morceaux plus fous. Donc quand je fais des morceaux plus spirituels et plus profonds, ils disent que ce n’est pas assez fou. Dans l’autre sens, il y a des gens qui m’attendent avec des morceaux plus spirituels, donc quand je propose un morceau complètement fou, ils trouvent que c’est trop fou. Quand Mike Patton a sorti Mondo Cane, c’était un peu ça. Les gens étaient surpris qu’il ait fait un album avec des reprises de vieilles chansons italiennes, napolitaines… Il a probablement eu certaines critiques sur ça. Avec Mr. Bungle, il a ce côté libre, comme par exemple avec le morceau qui s’appelle « Ars Moriendi ». C’est un morceau que j’ai trouvé complètement génial, lorsqu’il est sorti. Les morceaux entre eux sont très cohérents, pourtant ce n’est pas du tout le même style. Faith No More est un truc plus rock, Mr. Bungle est un truc complètement barge avec beaucoup de couleurs, beaucoup d’instruments différents, Fantômas est beaucoup plus noir et blanc, beaucoup plus metal, à part Suspended Animation qui est très rose ! Mais Fantômas est quelque chose de beaucoup plus fou et metal. C’est aussi quelqu’un qui fait ce qu’il a envie de faire.

Les animaux ont une certaine place dans Igorrr. Sur cet album on retrouve le morceau « Kung-Fu Chèvre ». Par le passé tu avais des morceaux comme « Cheval » ou « Tout Petit Moineau », ta première démo s’appelait Poisson Soluble, on retrouvait un chien sur l’EP Maigre, et il y a bien sûr ta poule domestique, Patrick, que tu avais mise à contribution. Quel est ton lien aux animaux ? Qu’est-ce qu’ils représentent pour toi ?

Les animaux, et surtout les poules, ça représente des énergies honnêtes. Un animal, il ne va pas faire semblant, il va être parfaitement lui-même. Lui, s’il te blesse, si t’es triste ou pas, il s’en fout totalement. C’est cette instinctivité et cette parfaite transparence et honnêteté qui m’inspirent beaucoup. Tous les animaux ont ce côté totalement franc, honnête, et quelquefois un petit peu fou. Quand Patrick était encore là – car Patrick est mort il y a quelques années –, il faisait des trucs complètement barges et ça ne le faisait pas rire, alors que c’était vraiment drôle ! C’est quelque chose qui me faisait beaucoup rire. Les animaux m’inspirent beaucoup, par leur sérieux, par ce qu’ils font, par leur honnêteté, par leur franchise.

Est-ce que Patrick te manque, aujourd’hui ?

Un petit peu ! Patrick était vraiment une poule géniale. Elle était très libre, très folle, curieuse. J’ai l’impression qu’elle était plus intelligente que les autres poules aussi. J’ai essayé de faire jouer du piano à d’autres poules, elles ont fait une note, et le fait qu’elles fassent une note, ça leur faisait peur et elles partaient. Alors que Patrick, c’était la seule qui restait. Patrick faisait des trucs complètement ouf et, oui, c’est un petit animal qui me manque un peu ! Elle a été bouffée par un renard !

Peux-tu nous en dire un peu plus sur « Kung-Fu Chèvre », en particulier ? Quelle était l’idée derrière ce morceau ?

« Kung-Fu Chèvre », c’est un morceau que j’avais composé il y a bien longtemps aussi. C’était un morceau que je voulais un peu tsigane, donc j’ai fait appel à un accordéoniste tsigane, j’ai aussi fait appel à mon ami Timba Harris qui joue de la musique tsigane très bien. J’ai fait aussi appel aux chanteurs qui avaient chanté sur « Vegetable Soup », Pierre [Pedrou Lacasa] et Mina [Jasmina Barra], et qui ont des voix très tsiganes. Je voulais mélanger le côté folie et le côté tsigane, ainsi que les vieux sons vintage et le metal, de la musique un peu plus extrême. J’avais fait une maquette de ce morceau il y a pas mal d’années et ce n’est qu’à partir du moment où j’avais réussi à réunir les bons instrumentistes que j’ai pu enregistrer ce morceau. Je voulais atteindre l’esprit bordélique et gitan que l’on peut avoir dans les films d’Emir Kusturica. Parce que dans les films de Kusturica, il y a souvent des mariages où tout le monde est bourré, il y a des poules sur la table… C’est une ambiance très drôle et c’est ce que je voulais choper dans ce morceau-là.

« Les animaux, et surtout les poules, ça représente des énergies honnêtes. Un animal, il ne va pas faire semblant, il va être parfaitement lui-même. […] Les animaux m’inspirent beaucoup, par leur sérieux, par ce qu’ils font, par leur honnêteté, par leur franchise. »

C’est aussi pour ça que sur l’intro, pendant que Pierre et Mina étaient en train d’enregistrer leurs parties voix, il y a leur fils qui est entré dans la même pièce et il a fait un truc du genre : « Ouais ! » Il devait avoir un an et demi à l’époque. Et je ne l’ai même pas coupé, je l’ai laissé parce que je voulais conserver sur « Kung-Fu Chèvre » le côté super vivant, bordélique. Il y a aussi un tout petit passage de guitare gitane, il doit faire une seconde et demie, nous nous sommes fait chier pendant une journée entière avec un guitariste manouche. Nous avons branché six micros pour ce passage-là. Nous avons fait plein de tests avec les bons pré-amplis, les bonnes consoles, les bonnes reverbs, les bons compresseurs… Nous avons passé une journée entière sur l’enregistrement de cette seconde. Ensuite, il fallait que je mixe, etc. Nous avons fait toute une installation de studio pour ce petit passage manouche.

On retrouve dans tes visuels des masses humaines ou organiques difformes voire abstraites, comme on peut le voir dans le clip de « Very Noise » mais aussi sur certaines de tes pochettes. Ça correspond à l’image que tu te fais de ta musique ?

[Rires] Non, ça correspond à l’image que j’aimerais que les gens aient de ma musique, quelque chose de très organique, de très vivant, de très riche. Le mot, c’est très vivant. Ma musique est un concentré de plein d’émotions humaines, donc c’est très organique. Et quand j’exprime ça, c’est aussi pour essayer de transmettre l’idée, pour pouvoir aider à mieux comprendre le côté organique de ma musique. Chris Cunningham avait aussi fait ça sur Rubber Johnny. C’était très organique, ce qu’il faisait.

Ça peut aussi paraître monstrueux aux yeux des gens…

Oui, c’est justement pour ça qu’il y a de la musique baroque. Ça contraste, il y a le côté monstrueux, raffiné, délicat, donc le contraste marche. Plus le visuel et la musique sont monstrueux, plus la musique baroque que tu vas rajouter va paraître raffinée, délicate et belle. Et plus la musique est raffinée, plus le visuel paraîtra dégueulasse ensuite. C’est encore une fois une question de contraste.

Dans le clip de « Very Noise », que représente cette masse qui n’arrête pas de changer, qui grossit, etc. ?

Je laisserai chacun se faire son propre avis, mais ça symbolise une masse, quelque chose de vivant, d’informe, qui ne sait pas comment s’exprimer sur cette musique, et qui danse comme il peut danser. Même s’il ne comprend pas comment il danse et pourquoi ça lui parle, il danse quand même. Ça fait un truc maladroit, chaotique et complètement absurde. C’est la symbolique de quelqu’un qui aurait envie de danser sur cette musique, mais qui ne sait pas comment, parce qu’il ne comprend pas cette musique, donc il fait n’importe quoi.

En 2017, tu avais fait la BO du film Jeanette, L’Enfance De Jeanne D’Arc. Aimerais-tu développer ton lien au cinéma ? As-tu des projets allant dans ce sens ?

De vrais projets concrets dans le cinéma, pour le moment non, parce que j’ai vraiment tout mis sur Igorrr. Mais la collaboration avec Bruno Dumont s’est très bien passée. Nous nous sommes bien fait plaisir, c’était vraiment cool, et c’est vrai que j’aimerais bien développer ça un petit peu plus. Mais j’ai besoin d’avoir le bon projet. On m’avait proposé quelques trucs mais qui ne m’avaient pas vraiment parlé. Le projet avec Bruno Dumont était vraiment complètement absurde, c’était fou ! Donc c’était un vrai challenge. C’est pour ça que je l’avais accepté. C’est une comédie musicale sur Jeanne d’Arc avec des petites filles qui ne savent pas chanter. Et il voulait que je crée de la musique comme je le fais pour Igorrr, de la musique folle qui décrive Jeanne d’Arc, un sujet historique très lourd, chantée et dansée par des petites filles, live, qui ne savent pas chanter et qui ne savent pas danser. C’était une idée complètement absurde, et c’est pour ça que j’ai trouvé ça super cool. Si je n’ai pas le projet qui me parle et qui m’inspire, je ne pourrai pas le faire. Mais avoir d’autres projets dans le cinéma, si le projet est vraiment cool, c’est quelque chose qui me plairait, oui.

Et avec Igorrr, aimerais-tu développer encore plus le côté visuel ?

Oui. Nous avons déjà essayé de le développer sur Spirituality And Distorsion, comme tu le disais sur « Very Noise » et sur « Downgrade Desert ». Là, quand nous faisons cette interview, tu ne l’as pas encore vu, mais dans la semaine, nous allons publier un clip que nous avons fait pour « Downgrade Desert ». Nous avons pas mal poussé l’image aussi sur ce morceau-là.

Les albums précédents Savage Sinusoid étaient sortis sur un petit label qui n’existe plus, Ad Noiseam, et ne sont plus disponibles. Comptes-tu les rééditer ?

Oui ! Nous travaillons depuis plusieurs années, quasiment chaque jour, pour essayer de rééditer ces albums-là. Mais j’ai fait n’importe quoi en utilisant certains samples, avec des ayants droit qui sont toujours là – des samples de musique classique, surtout. Nous nous battons juridiquement pour pouvoir ressortir tous ces albums. C’est très compliqué, mais nous aimerions ressortir ça. Nous faisons notre possible pour pouvoir le faire légalement et bien, mais oui, c’est quelque chose que nous aimerions faire depuis longtemps, et nous nous battons depuis longtemps pour que ce soit fait. Ce sont des choses qui ne dépendent pas que de nous. Dans la chaîne, il y a des intermédiaires qui bloquent. J’espère vraiment qu’un jour, nous pourrons ressortir Hallelujah, Nostril, Maigre… J’espère vraiment que nous pourrons réussir à faire ça un jour, ça serait vraiment super.

Interview réalisée par téléphone le 30 mars 2020 par Nicolas Gricourt.
Retranscription : Robin Collas.
Photos : François Nuq (1) & Svarta Photography (2, 3, 4, 5, 7, 8, 9 & 10).

Site officiel d’Igorrr : igorrr.com.

Acheter l’album Spirituality And Distortion.



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  • Mr Claude dit :

    Super interview!

    On sent que le mec à des choses à raconter, dans sa musique, et dans sa démarche.
    Grace au confinement, je me suis plonger dans Igorrr, du moins les 2 derniers albums, et tu sens bien qu’ils sont liés. Un concentré de talent et d’authentique.
    Un grand artiste.

    Cocorico encore une fois.
    Nous avons un paquet de talents par chez nous.
    Si tu regardes bien, la France est depuis longtemps à la pointe dans les arts, et aussi en musiques actuelles.
    Par exemple Magma, y’a personne comme eux. Ils sont très hauts, à 10 000m au-desssus de n’importe quel podium. Igorrr c’est pareil.
    Et il y a toute une scène black, thrash/death, Stoner, heavy très qualitative depuis de nombreuses années. Pour ne citer qu’un groupe par chapelle: Anorexia N., Scarve, 7 Weeks, ADX..
    Et tous ces groupes ont dépassé le cadre dans lesquels le public les a parqué.
    Ce côté « Complexe du Cornflex » genre on est de petits français, on est nul, le rock n’est pas notre culture, mais on aime ça et on y va…
    Ces mecs ont rajouté une touche, un ingrédient, un grain qui fait que ça devient bien meilleur que la soupe réchauffée par plus de 3/4 des autres groupes.

    Pas étonnant que CorpseGrinder participe avec plaisir à ce genre d’expérience.

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