Libéré du triptyque qu’il s’était imposé avec The Adversary, AngL et After, et alors qu’on aurait pu s’attendre à une rupture, Ihsahn s’était offert avec Eremita un quatrième opus en forme d’épilogue. Eremita sonnait, ni plus, ni moins, comme la mise en pratique des enseignements qu’il avait su tirer de la confection de ses trois premières œuvres. Un album solide qui, malgré son apparente anarchie, révélait une stabilité acquise au fil des années et des évolutions artistiques de son concepteur. Un album étalant un premier bilan introspectif de cette aventure solitaire. Das Seelenbrechen, le nouvel et cinquième album solo d’Ihsahn, arrive tout juste un an après et dévoile un artiste enfin émancipé.
Ihsahn est un musicien aguerri qui a parcouru un long chemin sans jamais vraiment regarder en arrière. En constante évolution pour toujours se détacher de la masse. Visionnaire d’une scène black metal norvégienne au début des années 90, musicien avant-gardiste mûri au fil de ses albums solos : Ihsahn est un artiste qui fait avant tout de la musique pour lui et selon lui. Et, comme il le précisait dans nos colonnes l’an passé à la suite d’Eremita : « Je suis mon propre chemin, je n’ai pas besoin de me fondre dans la masse. » Toutefois, le Norvégien n’est pas seul à posséder cette vision artistique. Et tôt ou tard, certaines accointances sont décelables entre sa musique et celles des darons de cette philosophie. Tout comme le démontre aujourd’hui ce nouvel album.
Das Seelenbrechen est un album riche. Et si la production y est particulièrement travaillée, organique, respectant l’acoustique des instruments (en particulier sur la batterie), c’est bel et bien son fond qui fait sa force. Pourtant, cette nouvelle œuvre s’aventure dans des traces déjà marquées, déjà empruntées bien qu’éternellement vouées à mûrir, grandir et se diversifier. Ihsahn a toujours pris acte de ce qui se faisait le monde du metal ; traçant l’inlassable quête d’un art libéré de tout code. Quoi de plus normal donc de le voir se rapprocher, aussi naturellement, de ceux qui partagent une même vision et conception de la musique. Après avoir collaboré sur le Deconstruction de Devin Townsend (avant que ce dernier n’en fasse de même sur Eremita), Ihsahn marque son nouveau bord artistique. Un choix naturel et instinctif, ainsi expliqué par le musicien lui-même : « Tout au long de ma carrière, je suis toujours revenu à certaines figures mythologiques : Prométhée, Icare ou Lucifer, des outsiders qui voulaient se distancier du collectif et réfléchir par eux-mêmes. » Et à l’image de ces figures mythologiques constantes pour le Norvégien, cette scène musicale où l’on retrouve, entre autres, Devin Townsend, Steven Wilson ou bien, dans une moindre mesure, Mikael Akerfeldt (Opeth), représente sans nul doute la pépinière actuelle la plus propice pour y faire murir son propos musical. Car définitivement débarrassé du passé (ou presque, puisqu’on le retrouve l’année prochaine sur la route des festivals avec son ancien groupe), l’ex-Emperor pousse désormais le portail de ce jardin d’électrons libres. Un clan dans lequel Ihsahn semble prendre plaisir à croître. Aux côtés de ces artistes, éminents compositeurs, qui poussent sans relâches les frontières de leur musique et, de fait, celles du metal sans poser quelque barrière à leur « folie artistique » et formant un clan évoluant en un cercle quasi fermé.
Une véritable évolution qui caractérise principalement cet opus dans sa forme. Nombreux sont les traits communs avec ces artistes sus-mentionnés. « Pulse » est une chanson mélodique, aérienne, mûrie d’une composante légèrement électronique, répétitive et nébuleuse. On est ici face à l’aspect le plus « easy-listening » qu’Ihsahn ait jamais dévoilé, dans une sensibilité qui rappelle fortement Steven Wilson et, plus particulièrement, son projet Blackfield. Deux titres plus loin, « Rec », acoustique légèrement torturée, couverte de subtiles notes de piano aux tons sombres, joue totalement sur les plates bandes de Devin Townsend. Le titre va crescendo avant de finir de manière chaotique, en faisant écho au Deconstruction du Canadien. Il y a encore du Townsend dans la démesure dont font preuve certains titres. Sur « Regen », par exemple, ce démarrage au piano, intimiste et mélancolique, évolue progressivement pour accueillir, puis se laisser submerger, par des orchestrations imposantes et des chœurs grandiloquents. Une grandiloquence assumée et également exposée à travers un titre tel que « Hiber » (qui ouvre l’opus), toujours mû par cette volonté de structurer la musique en mouvements et qui s’emboîte avec cohérence dans la chanson qui lui succède. Ici, l’œuvre tient quasiment d’une approche classique et d’une vision symphonique. Une sensation renforcée par l’importance globale prise par les claviers, en particulier le piano, et les diverses orchestrations et arrangements qui donnent de l’ampleur à la musique. Il y a par ailleurs du Opeth dans l’ambiance brumeuse et nocturne de « Sub Alter » et même du Pink Floyd, un des tout premiers groupes de rock à s’être affranchi des normes, dans « M ».
Mais non seulement, et malgré les points de comparaisons que l’on peut établir, Das Seelenbrechen reste une œuvre très personnelle, mais met également en exergue la schizophrénie permanente de la personnalité de l’artiste. Le Norvégien vogue ainsi d’un extrême à l’autre. Ce sentiment schizophrène marque les nouvelles frontières d’un champ d’action considérablement élargi. Passant d’un extrême lumineux avec « Pulse » à un opposé littéralement expérimental (presque noise, voire sludge) sur « Tacit 2 », central dans l’album et emporté par une batterie totalement déstructurée (profitons-en pour saluer la remarquable performance de Tobias Ørnes Andersen sur tout l’album), le musicien jongle entre ses deux personnalités sans jamais s’arrêter sur celles du passé, ne faisant que les survoler. Et si la composante lumineuse demeure majoritaire, faisant déjà de ce Das Seelenbrechen l’opus le plus à part dans la discographie de l’homme, sa version obscure le fait sombrer dans une approche musicale des plus chaotiques avec ce « Tacit 2 » mais également un « See » qui clôture l’œuvre, porté par des bidouillages sonores post-rock et une ambiance plutôt malsaine. OVNI expérimentaux qui chacun conclue une série de cinq chansons, comme pour structurer l’album en deux faces, et où les textures sonores prennent le pas sur une musicalité jusqu’alors entretenue par de douces mélodies. Ihsahn découvre un nouveau champ des possibles. Plus qu’un élan schizophrène, Das Seelenbrechen est un véritable bond créatif qui lui permet de rompre avec ses œuvres précédentes. Et ce même quand « Tacit » (qui étrangement succède au « Tacit 2 », encore une fois pour défier les normes, sans doute) reprend certaines composantes du passé (structure, approche jazzy, emploi de cuivres…). Un titre dont la clarté pourrait être une réponse à la noirceur d’un grand frère (par sa structure) figurant sur Eremita : « The Grave ».
Toujours animé par une perception visuelle de sa musique, Ihsahn offre avec Das Seelenbrechen un tableau sur lequel ont été déversés plusieurs pots de peinture. Des blancs et des noirs, seulement. Sans que ceux-ci se superposent – ou afin d’apporter de légères nuances de gris. C’est un nouveau départ, le B.A.-BA de la musique. Ce qu’il y a de plus primaire. Le noir ou l’absence de couleurs et le blanc qui les condense toutes. Ihsahn peint ici un nouveau paysage, encore vierge, auquel il faut tout de même donner un cadre, des frontières. A l’image de son artwork, Das Seelenbrechen délimite un périmètre au milieu duquel sont jetées, pêle-mêle, plusieurs idées, diverses ambiances et multiples facettes. Ihsahn déverse sa richesse acquise, non seulement avec le temps, mais aussi par ses multiples collaborations et affinités. Ce nouvel album est un exposé des horizons visés par l’artiste. Et leur diversités et richesses laissent ouvertement envisager, non seulement des œuvres futures au fort caractère, mais également de nombreuses surprises.
Album Das Seelenbrechen, sortie le 22 octobre 2013 chez Candlelight Records
Fan absolue de LEPROUS, je me devais d’acquérir cet album (c’est aussi un peu RockHard, une célèbre revue mensuelle qui me l’avait suggéré lors de la présentation de leur « SAMPLER » contenant « Hyber »).
Je me permets donc de préciser que l’édition limitée comporte deux morceaux instrumentaux à la hauteur du reste de l’oeuvre et qu’il faut l’apprécier dans son ensemble et avec un matériel audio digne de son génie ! Plus on l’écoute et plus on s’approche de « la source d’inspiration » ! Merci Vegard pour ces moments de grâce.
Un vrai génie, je suis d’accord avec Bonded by blood. Fantastique ! :O
Encore un album que j’attends en trépignant!
Un génie tout simplement…