Après avoir revisité ses racines géographiques et musicales avec l’EP Telemark (du nom de sa région natale en Norvège), est venu le moment pour Ihsahn de voguer vers des horizons moins familiers et plus périlleux, non sans avoir toujours là, quelque part, cette petite lumière qui le guide à travers les flots d’incertitudes. D’où le nom du nouvel EP Pharos, sorte de négatif de Telemark qui complète la vision d’un artiste inclassable.
Si Pharos était présenté comme expérimental, c’est finalement sa facette pop, en bonne partie, qu’il dévoile – après tout, les deux ne sont pas nécessairement antinomiques. D’où, dans l’entretien qui suit, quelques échanges sur la notion de « pop ». Surtout Ihsahn, qui prépare déjà la suite avec un album qu’il qualifie de « très ambitieux », évoque son approche et sa vision de la création artistique – l’acte créateur étant, pour lui, plus important que le résultat, contrairement aux auditeurs – et ce qui le guide et le stimule dans ce processus. Pharos, c’est aussi des réflexions plus générales qu’il partage avec nous, notamment sur les notions de choix et de superficialité.
« J’avais probablement des posters d’A-Ha dans ma chambre avant d’avoir des posters de Twisted Sister et de Kiss. […] Je sais qu’il y a même une référence à A-Ha sur le second album d’Emperor, mais je ne vous dirais pas où, vous devrez écouter par vous-mêmes [rires]. »
Radio Metal : D’après toi, « Pharos est musicalement et conceptuellement une sorte d’image inversée de Telemark ». A quel point le fait de concevoir Pharos a fait appel à une partie de ton cerveau qui est complètement différente de celle utilisée pour créer Telemark ?
Ihsahn (chant & guitare) : Au final, tout ça c’est de la musique, n’est-ce pas ? Mais bien sûr, Telemark était très facile pour moi à écrire et jouer. Je suis resté fidèle à tous les éléments habituels et tout ce avec quoi je suis à l’aise : les guitares électriques et le chant crié. C’était un peu traditionnel, en ce sens. Je me suis limité à des formats bien connus. Musicalement et culturellement, Telemark était tout ce que je connais très bien. Afin de faire l’opposé, comme un défi, j’ai dû m’exposer et faire tout ce dont je ne suis pas familier, comme le suggèrent le titre et l’illustration de l’album. Cet album parle de voyage, même les reprises « Roads » et « Manhattan Skyline » suggèrent quelque chose de très éloigné de Telemark.
Je sais à quel point ton attitude envers la musique est de ne pas te limiter. Est-ce que ça a été difficile pour toi de travailler dans le cadre restreint d’une certaine expression comme tu l’as fait sur ces deux EP ? Est-ce difficile pour toi de canaliser ta créativité ?
C’est tout l’inverse et c’est devenu une routine pour moi depuis que j’ai commencé ma carrière solo. Quand tu es dans un groupe, avec des personnes et musiciens bien définis, tu es plus ou moins limité aux goûts musicaux que vous avez en commun, mais aussi en termes d’instrumentation et de qui fait quoi, et ainsi de suite. Ça te permet de te focaliser sur le plan créatif, il y a des frontières naturelles au sein d’un groupe. Avec la technologie actuelle disponible en studio, c’est sans limites, et tu peux te retrouver avec quelque chose qui part dans tous les sens. Même si ça peut ne pas être aussi évident une fois que les albums sont terminés, j’ai généralement des idées conceptuelles relativement précises, à la fois sur le plan sonore et pour les textes et visuels de tous mes albums, avant que je ne commence à écrire la première note. Je crée toujours ces cadres plus ou moins limités pour mes projets, parce que ça canalise ma créativité dans une direction. C’est ce que j’espère, car j’ai grandi avec les albums d’Iron Maiden, Judas Priest et King Diamond où les chansons étaient connectées ; on n’avait pas l’impression d’un recueil de chansons individuelles mais bien qu’elles faisaient toutes partie d’une même œuvre, que le tout était plus grand que la somme des parties. C’est l’impression que j’ai envie que mes albums donnent également. Pour ce faire, je pense qu’il faut avoir une vision principale durant le processus et avec un peu de chance, ça liera l’ensemble. Il y aura des idées musicales qui apparaîtront en cours de route, mais quand on commence à travailler au sein d’un cadre, c’est assez facile de s’en tenir au croquis et de voir si ces idées musicales ont leur place là-dedans, ou s’il faut les mettre de côté pour autre chose plus tard.
Est-ce qu’une idée musicale ou direction différente implique un processus créatif différent ?
Oui ! Pour l’EP Telemark – pour lequel je savais que je jouerais tout avec un son rock, que j’aurais des guitares typiquement metal et que je ferais du chant crié – le décor était planté. C’était très facile d’écrire pour cet ensemble parce que je savais exactement comment c’était supposé sonner. Alors que pour un EP comme Pharos, j’ai fait tout le contraire, j’ai composé sur un clavier et aussi beaucoup avec une guitare acoustique. Tout d’un coup, je me suis retrouvé à me concentrer davantage sur de la composition traditionnelle, à écrire une partie de guitare acoustique et une ligne de chant, et à l’arranger après coup. C’est une manière très différente d’aborder la composition et de donner corps à la musique.
Il y a un côté très pop dans Pharos avec la chanson « Spectre At The Feast » et la reprise d’A-Ha. Ce n’est pas complètement nouveau pour toi, comme le prouve une chanson telle que « Pulse » sur Das Seelenbrechen. Quand ton intérêt pour la pop t’est-il venu et quelle a été ta relation à la pop ?
J’avais probablement des posters d’A-Ha dans ma chambre avant d’avoir des posters de Twisted Sister et de Kiss. C’étaient des pionniers, c’était le premier groupe de musique international en Norvège à marquer la pop culture. Ils étaient énormes en Norvège, je pense que tout le monde les connaissait. La qualité de leur composition tient toujours la route, encore aujourd’hui. Durant mon adolescence, très typiquement, je me suis là encore limité à une certaine expression, j’ai bâti mon individualité en ignorant tout le reste. Mais rien que si tu écoutes les deux derniers albums d’Emperor, il est assez évident que nous n’étions pas étrangers à d’autres formes de musique – les BO de film et la musique orchestrale en particulier étaient une grosse influence. Je sais qu’il y a même une référence à A-Ha sur le second album d’Emperor, mais je ne vous dirais pas où, vous devrez écouter par vous-mêmes [rires].
« Mon album préféré de Kanye West est Yeezus, c’est un album de hip-hop mais il n’y a presque pas de beat dedans. S’il n’était pas célèbre, on rangerait ça dans la catégorie des expérimentations dingues, car il n’y a rien de commercial dans les sons et les expressions de cet album. »
D’un autre côté, on ne peut plus vraiment dire que le metal soit un genre musical underground. Il est devenu de plus en plus populaire ; il suffit de regarder l’énorme envergure qu’ont prise des festivals comme le Hellfest. Le metal n’est-il pas en train de devenir une autre forme de musique pop ?
La définition de la pop c’est, évidemment, que c’est très populaire. Chaque nouveau style musical a commencé dans l’underground. Ça ne commence pas d’emblée avec tout le monde qui fait la même chose en même temps. Quand les gens pensent à la pop comme à quelque chose d’insipide et ennuyeux, c’est parce qu’ils se retrouvent à écouter les trucs qui copient la pop originale. Quand quelque chose finit par devenir populaire, tu as des maisons de disques et des entités commerciales qui font d’autres trucs similaires qui n’ont ni âme ni intégrité. Si on compare ça à d’autres artistes très commerciaux qui ont beaucoup de succès, quelqu’un comme Kanye West par exemple, c’est probablement l’une des références les plus célèbres de la pop culture dans le monde actuellement, mais si tu écoutes certains de ses albums, ils ne sont pas commerciaux. Mon album préféré de Kanye West est Yeezus, c’est un album de hip-hop mais il n’y a presque pas de beat dedans. S’il n’était pas célèbre, on rangerait ça dans la catégorie des expérimentations dingues, car il n’y a rien de commercial dans les sons et les expressions de cet album. Si tu prends un autre énorme tube, comme « Drop It Like It’s Hot » de Snoop Dog et Pharrell Williams, le beat est tout juste réalisé avec des sortes de bruits de bouche, il y a quelque chose de très expérimental et audacieux là-derrière. Mais ensuite, tu as aussi d’autres formes de R’n’B et de hip-hop qui sont des versions insipides de ça.
Pour ce qui est du metal, ce style avait à l’origine de telles qualités musicales que de plus en plus de monde l’a découvert, et ça vaut en particulier pour le vieux metal des années 80. J’étais enfant quand j’ai vu Iron Maiden pour la première fois et il y a quelques années, j’ai emmené mon fils voir Iron Maiden. J’ai eu plusieurs élèves de guitare qui n’étaient pas nés à l’époque mais qui ont quand même gravité autour de Judas Priest et d’Iron Maiden, car c’est un peu les références pour ce qu’ils ont envie de faire. On voit sur ces festivals également que certaines des plus grosses têtes d’affiche sont ces groupes initialement underground qui ont fini par devenir gros. Je ne vois pas vraiment de conflit d’intérêts là-dedans [rires].
Les deux reprises présentes sur Telemark avaient une raison d’être précise au sein de l’idée artistique de cet EP, comme on en a discuté la dernière fois. Du coup, quelle est la raison d’être des reprises de Portishead et A-Ha sur celui-ci ?
C’est dur de comparer A-Ha et Portishead parce qu’ils sont très différents, mais pour moi, les deux remplissent les critères des deux extrémités du son pop, ils se complètent. Le savoir-faire de la composition de « Manhattan Skyline » est immense et la manière dont l’ensemble est construit est très intelligente. On ne voit plus ce genre de changements de métrique et de plage de dynamique dans les chansons pop. Il y a tout dedans : une partie mélodique calme, puis on passe en territoire rock avec des power-chords et ensuite un énorme refrain du genre à chanter au sommet d’une montagne. La chanson d’A-Ha contient tout ça, tout ce qu’on associe à de la grande musique pop. A contrario, « Roads » de Portishead n’a qu’une courte progression d’accords et une boucle rythmique qui tourne tout du long. L’attrait de la chanson – et c’est quelque chose que je trouve vraiment fascinant chez Portishead – est que c’est extrêmement minimaliste et joué très doucement. C’est l’inverse du sommet d’une montagne [rires]. Malgré tout, tous les sons, textures, guitares et chants sont au bord de la cassure et de la distorsion, de manière très fragile. Il y a énormément de tension dans cette expression, ça me fascine et j’ai voulu l’explorer. Quand j’ai fait ma version, je l’ai transposée dans une tonalité où ma voix entrerait dans le même genre de registre cassant que Beth Gibbons. C’était fait exprès. Je n’ai jamais rien fait de tel. Toute l’idée de cet EP était de me mettre au défi de faire des trucs que je n’avais pas faits avant.
A propos de chant, pourquoi avoir choisi de ne pas chanter la reprise d’A-Ha et l’avoir donnée à Einar Solberg à la place ?
J’étais incapable de chanter cette chanson, je ne suis pas suffisamment bon. Elle est beaucoup plus dure à chanter que la chanson de Portishead, c’est sans commune mesure. La seule personne que je connaissais et qui était capable de la faire correctement était Einar. Heureusement pour moi, il est facilement accessible [rires].
Tu as utilisé l’idée du phare pour représenter l’album. Derrière le phare, il y a l’idée de partir en mer explorer, mais le phare est là pour te guider et éviter que tu te perdes ou sombre en percutant un obstacle. Quel a été ton phare, métaphoriquement parlant, dans ta vie artistique, celui qui a toujours été ton guide, que tu sois en terrain familier ou plus expérimental et explorateur avec ta composition ?
C’est une question intéressante. Mon phare a toujours été l’objectif très abstrait de créer la sensation musicale parfaite, ces millisecondes pendant lesquelles on se perd dans un morceau de musique ; que cela se produise dans ma propre création et que je tombe sur un genre de formule magique sans savoir comment j’en suis arrivé là, ou bien dans mon morceau de musique préféré que j’écoute dans une situation parfaite. Cet instant de magie peut durer à peine quelques secondes. Avec ça, le but est aussi de maintenir la même excitation et le même enthousiasme pour la création musicale. C’est aussi pourquoi je fais des choses comme ces deux EP séparés, ou des choses expérimentales. J’essaye constamment de me mettre dans des positions difficiles pour mon propre intérêt. Certaines personnes supposent que c’est parce que je veux provoquer mes auditeurs, alors que ce n’est qu’une manière narcissique et égoïste d’entretenir mon excitation, sachant ce que je sais et ayant la boîte à outils que j’ai acquise jusqu’à présent. Il faut s’aventurer en terrain glissant, c’est-à-dire constamment essayer d’aller plus loin, acquérir de nouvelles expériences au fil du temps et peut-être découvrir de la nouvelle musique qu’on n’avait jamais eu l’intention de découvrir.
« Mon phare a toujours été l’objectif très abstrait de créer la sensation musicale parfaite, ces millisecondes pendant lesquelles on se perd dans un morceau de musique. »
La dernière fois, on avait parlé de ta relation privilégiée à la nature. Là, comme je l’ai dit, l’idée du phare renvoie forcément à celle de la mer, comme sur l’illustration : qu’est-ce que la mer représente pour toi ? Quelle est ta relation à la mer ?
Pour moi, ça représente le voyage, quelque chose de très étranger et potentiellement dangereux, ça symbolise les difficultés et quelque chose d’inconnu. J’ai grandi à la campagne dans l’arrière-pays, je n’ai pas de relation privilégiée avec la mer. Pour moi, c’est quelque chose de lointain, d’inhabituel et de très fascinant ; il y a presque quelque chose de musical avec la mer. Le phare est le centre stable au milieu de cette masse déformable et imprévisible. Tu as mentionné l’idée du phare qui te conduis chez toi en toute sécurité, mais il y a une ambiguïté là-derrière. Le phare d’Alexandrie, qui était l’une des merveilles du monde, ne ramenait pas seulement les gens en sécurité chez eux, il avait aussi une fonction militaire et stratégique. On peut contrôler qui on invite sur ses rivages ou pas, ce qui apporte un autre élément au symbolisme. Le phare peut également être perçu comme un idéal, cette capacité qu’on a de devenir un phare pour quelqu’un d’autre, pour la prochaine génération ou n’importe quelle personne dont on est proche. Il y a différents aspects et différentes perspectives dans le symbole du phare, c’est intéressant de jouer autour de ces derniers.
La chanson « Losing Altitude » est « une chanson sur les choix. Ce à quoi ça vaut la peine de s’accrocher et ce qui représente un poids. » Quels ont été les choix les plus importants que tu aies faits dans ta vie ?
J’ai commencé en jouant de la musique que tout le monde détestait. Je n’en étais pas conscient à l’époque, mais j’étais toujours dans une position où l’évaluation de mon travail – la composition musicale et de chansons et leur enregistrement – était toujours très personnelle. A quel point j’ai réussi à me rapprocher de la chanson ou de l’album que je voulais ? Je ne pouvais me reposer sur aucun facteur extérieur parce qu’il n’y en avait aucun. Je pense que ça a été très positif durant ma carrière. J’ai aussi reçu beaucoup d’éloges et de jolis compliments, mais malheureusement, je ne le prends pas à cœur parce que je n’ai jamais été en phase avec un public de cette façon. C’est très sympa d’avoir des compliments mais si je ne suis pas satisfait du produit, ça ne lui donne pas plus de valeur à mes yeux si plein de gens disent qu’ils sont satisfaits. A l’inverse, si je suis super content d’une œuvre musicale, ça n’a pas d’importance pour moi si mille personnes disent que c’est de la merde. Ça peut paraître narcissique, mais je maîtrise ma propre relation à ma musique. Sur le plan personnel, je trouve que ce à quoi on dit « non » est tout aussi important que ce à quoi on dit « oui » dans la vie. J’ai connu plein d’opportunités dans ma vie pour pouvoir dire « non » à des opportunités commerciales et autres qui ne me tiennent pas à cœur. Ça peut paraître lucratif, mais je n’ai pas commencé à faire ça pour faire de la télé-réalité – ce n’est qu’un exemple stupide. J’ai fait des choix qui me permettent de continuer à faire ce que je fais et ce que j’aime faire musicalement, mais le plus important pour moi est d’être près de ma famille, et de pouvoir avoir à la fois ma famille et la musique dans ma vie. C’est le choix le plus important. Je pense que c’est assez évident à l’écoute d’Arktis et de Telemark que mon phare le plus fort est celui qui me ramène chez moi auprès de ma famille.
L’un des choix les plus importants que tu aies faits aux yeux des fans est probablement celui d’avoir arrêté de créer sous la bannière d’Emperor : as-tu parfois l’impression que le nom d’Emperor fait partie de ce qui a été un « poids » pour toi ?
Pas du tout. Au début de ma carrière solo, je n’ai pas voulu prendre mes distances avec Emperor, mais j’avais le sentiment qu’il fallait que je communique sur le fait que maintenant je ferais mon truc solo. On vient de parler des aspects commerciaux et il y a quelque chose dans le logo d’Emperor en lequel les gens croient. Sur le plan personnel, j’ai poursuivi mon aventure musicale après Emperor et je trouve que mon travail et mon talent en tant que compositeur et musicien se sont améliorés. Du point de vue qualité, ma musique post-Emperor a été une exploration et une aventure continuelles – pour le meilleur. En tant que fan de musique, j’ai mes groupes préférés, et il se peut qu’eux aussi soient ensuite partis faire des projets solos. Ça n’a pas du tout été un poids pour moi. Ma façon de voir les choses aujourd’hui est que je suis extrêmement chanceux car, en venant de Norvège et en jouant de la musique extrême, j’ai encore l’opportunité d’en faire ma vie et mon gagne-pain. Je peux passer tout mon temps à faire ce que j’adore faire. Même quand j’ai quitté Emperor, à cause de la tournure que les choses ont prise avec le groupe, j’ai eu une seconde chance et j’ai fait une carrière solo pendant beaucoup plus longtemps que nous avons été actifs avec Emperor. J’ai eu deux fois la chance de pouvoir travailler avec ma musique. Maintenant je peux faire toute ma musique sans compromis, sans membre du groupe essayant de s’immiscer ou de me retirer quelque chose dans mon aventure narcissique [rires]. Je peux encore faire des concerts, faire ma musique solo avec différents musiciens, et revisiter mon vieux groupe et faire ces gros concerts de rock. C’est même difficile de comprendre que j’ai pu être aussi chanceux ! [Rires]
Tu as décrit « Spectres At The Feast » comme étant « un regard sur les aspects plus ou moins superficiels de la société et tous ses problèmes et fragilités fictionnels ». Te sens-tu décalé avec la société ou bien as-tu également tes propres côtés superficiels ?
Bien sûr que j’en ai ! On est tous sujets à être superficiels. C’est une manière naturelle de survivre, ça fait partie de la condition d’être humain, surtout à notre époque où il faut quasiment avoir un point de vue sur le monde entier, globalement, alors qu’il y a quelques centaines d’années, notre point de vue se limitait à notre tribu immédiate. Le monde est complexe et c’est impossible de comprendre ne serait-ce qu’une fraction de celui-ci. Le côté superficiel est quelque chose qu’on doit gérer et à la fois, je pense qu’il est nécessaire d’avoir au moins conscience des aspects existentiels en dessous de tout ça, car ils sont importants. Devant la tragédie, qu’on vit tous d’une manière ou d’une autre, ce qui est important et ce qui ne l’est pas devient assez évident. Ironiquement, cette chanson a été écrite et enregistrée bien avant la situation avec le coronavirus que l’on vit actuellement. C’est une surprise positive étant donné le point de vue de la chanson, qui en gros demande quelle sera la position des gens quand la réalité les frappera. A ma grande surprise, généralement, selon moi, les gens ont vraiment relevé le défi de cette pandémie ; j’ai été très étonné de voir l’énorme portion de la race humaine qui s’est battue, a porté des masques et est restée confinée par solidarité envers ses confrères et consœurs humains. On fait tous face à une tragédie globale et je pense que ça nous fait tous relativiser. Avec un peu de chance, on surmontera ça et on en tirera de précieux enseignements.
« J’essaye constamment de me mettre dans des positions difficiles pour mon propre intérêt. Certaines personnes supposent que c’est parce que je veux provoquer mes auditeurs, alors que ce n’est qu’une manière narcissique et égoïste d’entretenir mon excitation. »
La chanson « Spectre At The Feast » a un côté très cinématographique, un peu à la James Bond, ce qu’on retrouve aussi un peu dans « Pharos ». Et c’est drôle parce que la dernière fois, tu nous avais dit à quel point tu adorais les cuivres dans les musiques de James Bond. Es-tu fan de James Bond ?
J’aime les films de James Bond. Je ne suis pas sûr de les avoir tous vus mais je trouve que c’est un phénomène très amusant. Je ne suis pas un fervent fan mais je trouve cet aspect cinématographique, cet homme bien habillé et ce super-héros, ainsi que tout le côté secret très divertissants. J’aime aussi beaucoup l’esthétique et l’atmosphère de ces films.
Tu avais utilisé beaucoup les cuivres dans Telemark, que tu considères comme « la guitare saturée de l’orchestre ». Cette fois, avec Pharos, tu as principalement utilisé des cordes en tant qu’arrangements. Puisque Telemark et Pharos sont des EP opposés, peut-on dire que les cuivres et les cordes jouent un rôle opposé dans ta musique ?
Je ne dirais pas ça. Les sections de cordes sont très bien parce qu’elles percent à travers tout. On peut en mettre par-dessus des guitares saturées et toujours les entendre, et elles apporteront une autre couche d’intensité au-dessus du reste, tout en perçant à travers. Alors que les cuivres empiètent parfois plus sur l’énergie des basses fréquentes – surtout les sections de cuivres plus graves. Les deux jouent tout simplement un rôle différent dans l’arrangement, de la même manière que la grosse caisse et les toms jouent un rôle différent des cymbales et de la caisse claire dans un kit de batterie.
Dans le clip de « Spectre At The Feast », on peut voir une peinture être peinte. Est-ce que l’acte de création est aussi important et beau pour toi que le fruit de la création ?
Pour moi, c’est beaucoup plus important. Quand j’ai une date butoir, je dois me rappeler que ce n’est pas l’album fini qui est important, ce n’est pas la raison pour laquelle je fais ça, je le fais parce que quand je suis assis là à douter, à me demander si telle prise ou tel accord est meilleur, c’est mon amour pour la musique et pour cette humeur créative qui s’exprime. Evidemment, c’est très satisfaisant de livrer le résultat, mais au moment où un album sort, mon esprit est déjà focalisé sur la prochaine étape de mon aventure. Je trouve ça très intéressant de voir comment Costin [Chioreanu] a créé ces images pour cette vidéo, avec des images en temps réel accélérées. La manière dont c’est fait est magnifique à voir. C’est aussi quelque chose qui lie les deux EP. Pour le premier EP, nous avons travaillé avec David Thiérréé, qui a fait des dessins de chaque chanson originale de l’EP Telemark, il est venu ici pour s’inspirer, etc., et maintenant, nous collaborons avec Costin, qui a fait ces dessins pour les trois chansons originales de cet EP. Concernant la mise en page et l’édition vinyle, les deux EP conserveront un format similaire – le cadre est très semblable pour les deux disques.
Ceci dit, pour revenir à la question, il y a de la beauté dans l’acte de création mais probablement seulement pour ceux impliqués dans le processus de création. Pour reprendre l’exemple de Costin, on voit l’ombre de sa main dans la vidéo, on voit tout se construire, mais ça reste présenté de manière très artistique. Je ne crois pas que ça aurait été pareil si on voyait son studio, Costin qui fait des allers-retours et choisir une peinture, ça retirerait quelque chose à l’expérience. Je n’ai jamais beaucoup fait de trucs qui montrent les coulisses parce que, d’une certaine façon, ça gâche l’illusion. Quand on se rend à un concert, on n’a pas envie de savoir ce qui se passe en coulisse, on n’a pas envie de voir tous les branchements et câblages ; on veut la vision finale, la pièce de théâtre et le spectacle. L’EP Telemark était une approche très unidimensionnelle ; l’illustration, la musique, les chansons, les textures et les instruments pointent tous dans la même direction. Mais on voit d’autres groupes à succès actuels qui postent partout sur leurs réseaux sociaux des choses sur les coulisses, des groupes comme Rammstein et Ghost qui ont de super chansons et sont très théâtraux, avec une image très travaillée. C’est peut-être parce que qu’il y a partout ailleurs énormément de choses comme ça montrant les coulisses. Ça gâche un peu la magie quand on sait ce que notre artiste préféré a mangé à midi. Je crois que Nietzsche a écrit là-dessus, le fait que c’est presque aussi important d’entretenir cette illusion auprès du public, afin qu’il croie que cette composition classique de Wagner est quelque chose qui lui est tombé du ciel, comme une inspiration. Ils ne voient pas toutes les modifications, les erreurs et le savoir-faire que ça implique, car c’est hors sujet. On présente l’œuvre aussi parfaite qu’elle puisse être et on retire au cours du processus toutes les imperfections qui ne font pas partie de l’expérience.
« C’est très sympa d’avoir des compliments mais si je ne suis pas satisfait du produit, ça ne lui donne pas plus de valeur à mes yeux si plein de gens disent qu’ils sont satisfaits. A l’inverse, si je suis super content d’une œuvre musicale, ça n’a pas d’importance pour moi si mille personnes disent que c’est de la merde. »
Telemark n’a que du chant crié, tandis que Pharos n’a que du chant clair. Tu es connu comme étant un des pionniers du black metal norvégien et de ce style de chant, mais quand et comment as-tu découvert que tu avais également un talent pour le chant clair ?
J’attends encore de le savoir ! [Rires] Toute ma vie j’ai été très mal à l’aise avec mon chant et ma voix claire, c’est aléatoire, mais je le fais vraiment par nécessité. Bien sûr, étant le chanteur dans le groupe, et le chant crié ayant un potentiel mélodique très limité, c’est quelque chose que j’aimerais vraiment faire comme il faut. La meilleure comparaison, c’est avec Einar qui fait la reprise d’A-Ha, il a les qualités requises en tant que chanteur en voix claire. Je pense qu’il est aussi sûr de ses capacités dans le domaine que moi avec ma voix criée. C’est une question d’être à l’aise avec cette expression de soi. La première fois que j’ai enregistré du chant clair, c’était pour « Inno A Satana » sur le premier album d’Emperor, mais avant ça, je n’avais jamais tellement chanté. J’ai commencé avec le growl et en criant [rires]. Mais les deux styles vocaux font maintenant partie d’une seule et même palette et je les utilise dès que nécessaire. Il y a un contraste, comme celui dont on a parlé plus tôt pour les cordes et les cuivres. Ce sont des couleurs différentes utilisées pour exprimer des choses. J’aime la juxtaposition : avoir des paroles qui peuvent être fragiles et douces mais exprimées avec une voix black metal ; l’effet est peut-être même plus fort quand des paroles acerbes sont chantées doucement ; ou mélanger les deux. C’est un processus abstrait, à bien des égards.
A l’origine, tu avais l’idée de donner tout cet été des concerts centrés sur Telemark et tes racines black metal, et ensuite, en contrepartie, de faire des concerts différents basés sur le côté plus calme et expérimental de ce que tu fais. Maintenant que ces plans sont tombés à l’eau, que vas-tu faire ? Comment envisages-tu le futur ?
Je suis en train de composer le prochain album, bien sûr, c’est tout ce que je peux faire ! [Rires] C’était vraiment dommage que nous n’ayons pas pu suivre nos plans, mais c’est global, probablement que des millions de gens avaient de grands plans pour 2020. Nous vivons en Norvège, nous ne pourrions pas avoir plus de chance que ça au moment où une pandémie se déclare. Il n’y a pas la place pour le découragement et les lamentations, nous devons rester très positifs. C’est beaucoup plus dur pour ceux qui travaillent principalement dans l’industrie du spectacle, surtout les membres des équipes live – les régisseurs, ingénieurs du son, lumière, etc. Il y a plein de gens indépendants qui n’ont pas eu le privilège de pouvoir se concentrer sur leur travail en studio ou sur un autre album. Ceux d’entre nous qui ont la possibilité de faire ça devront travailler autant que possible pour revenir avec quelque chose pour tout le monde quand la situation sera terminée ou sous contrôle un de ces jours.
Artistiquement et musicalement parlant, quelle est la prochaine étape pour toi avec le prochain album ?
Je suis très excité par cet album parce que maintenant que j’ai évacué les deux extrêmes, avec ces deux EP, j’ai le sentiment de pouvoir commencer le prochain album en faisant table rase. J’admets que j’ai des plans très ambitieux pour le prochain album, mais je vais les garder pour moi et mon narcissisme créatif encore un petit peu plus longtemps [rires]. Il faut que je les étoffe un peu plus.
Interview réalisée par téléphone le 10 août 2020 par Nicolas Gricourt.
Retranscription : Emilie Bardalou.
Traduction : Nicolas Gricourt.
Photos : Bjørn Tore Moen.
Site officiel d’Ihsahn : www.ihsahn.com.
Acheter l’album Pharos.
« La seule personne que je connaissais et qui était capable de la faire correctement était Einar. Heureusement pour moi, il est facilement accessible [rires]. »
C’est clair, le mec a sous la main un des meilleures chanteurs en voix aigüe du monde 😀
[Reply]
Oui il est doué mais il a trop tendance à pleurnicher. Chose qu’il ne faisait pas systématiquement sur les 1ers leprous. Moi je trouve ça chiant
C’est votre droit le plus entier 🙂
Perso, j’aime beaucoup le dernier album, tout en aimant aussi beaucoup leur premier que j’ai découvert à peu près en même temps 😀 J’aime bien les contrastes entre ses deux voix, hurlée et chantée, mais j’aime bien aussi quand c’est un peu plus paisible.
Mais encore une fois je comprends très bien qu’on puisse aimer l’un et pas l’autre.