Insomnium incarne depuis plus de vingt ans le versant proprement finlandais du death mélodique : imbibé de mélancolie, atmosphérique, agrémenté de touches folk. Une sensibilité que l’EP Argent Moon sorti en 2021 avait accentuée par une expression plus mélodique et plus douce encore qu’habituellement. Il aurait cependant été erroné de voir dans cet EP un avant-goût de l’album à venir, de même que le premier single de celui-ci, « Lilian », composé par Ville Friman dans le style purement traditionnel du groupe, n’était qu’un extrait trompeur. Puisant son inspiration dans un fonds historique et légendaire des plus sombres, Anno 1696 s’y imprègne en effet d’une noirceur et d’une dureté plus fortes qu’à l’accoutumée. Une tendance à laquelle Markus Vanhala, à qui l’on doit l’essentiel de la composition sur cet album, n’est peut-être pas étranger, mais que l’on doit surtout au fait la musique a été abordée comme une BO du récit.
Pour mieux refléter la façon dont réalité et fiction se confondent parfois, surtout lorsque la première appartient au passé et s’emmêle de légendes et de superstitions, Niilo Sevänen s’est inspiré des deux : d’un côté, les faits historiques de la fin du XVIIe siècle, et de l’autre, la nouvelle Sudenmorsian d’Aino Kallas, une des rares histoires finlandaises de loup-garou. Des années 1660 à 1690, la vague de chasse aux sorcières, qui avait commencé à s’achever dans le reste de l’Europe, atteignit ses confins, les pays scandinaves, jusqu’en Finlande où sévit également, en 1696 et 1697, une terrible famine qui tua la moitié de la population. C’est sur cette toile de fond historique, qu’il entremêle du mythe du loup-garou, que Niilo Sevänen a tissé une histoire d’amour tragique, opposant un chasseur de sorcières et le principal protagoniste qui tente de protéger sa bien-aimée de la folie meurtrière du premier. Avant de donner naissance à l’album, cette histoire a d’abord pris la forme d’une nouvelle, qui accompagne le disque dans ses versions artbook et vinyle. Fidèlement au jeu de confrontation prisé d’Insomnium entre ombre et lumière, Anno 1696 est construit sur l’expression intercalée de l’amant et du chasseur de sorcières, la raison et l’amour d’un côté, la folie religieuse de l’autre. Deux élans contraires qui s’incarnent dans deux apports nouveaux à la musique du groupe : d’un côté, de nombreux passages de synthé en mode chœur féminin et même une véritable voix féminine, et de l’autre, la virulence quasi black metal qui caractérise certains passages. Notons que c’est cette fois Coen Janssen d’Epica qui s’est chargé des parties de claviers.
Sur le fond folk d’un lent battement et de motifs répétés de guitare sèche, Niilo Sevänen se fait conteur, posant par son introduction parlée, d’une voix comme issue du fond des temps, la dimension narrative de l’album, qui s’écoute comme se lit une légende d’un autre âge et s’appréhende comme un tout. Le livre ainsi ouvert, une déferlante de riffs, blast beats et vocaux death/black comme Insomnium en a rarement délivré marque le basculement dans le récit, qui nous transporte dans la violence de l’an 1696. L’ambiance est posée ; on revient ensuite à un death mélodique plus habituel, un ténébreux maelström traversé de beaux leads de guitare et de claviers, semblable à la spirale funeste qui engloutit le pays. Première entrée en scène du chasseur de sorcières, le magnifique « White Christ » s’abat comme la chape meurtrière de la folie humaine. C’est nul autre que Sakis Tolis de Rotting Christ qui vient poser son timbre rocailleux sur ce morceau lourd et massif assez peu représentatif du style d’Insomnium, si ce n’est dans sa capacité à être aussi pesant qu’accrocheur. Côté guitares, des leads scintillants et un lumineux solo s’élèvent au-dessus d’un lit de terreur, tandis que de presque imperceptibles lignes de synthé résonnent comme les échos lointains des « sorcières » suppliciées. L’inquisiteur s’exprime à nouveau à travers « The Witch Hunter », représentatif du regain de lourdeur et d’agressivité de l’album. Ses guitares et ses mélodies qui s’entrecroisent comme autant de voix offrent une composition plus technique que celles habituelles d’Insomnium.
C’est du point de vue du principal protagoniste de l’histoire que se place « Godforsaken », magistrale mise en musique de sa quête de lumière et de vérité dans un monde plongé dans les ténèbres. Un morceau aussi profondément atmosphérique qu’intensément épique. Le chant d’une délicatesse surréelle de Johanna Kurkela (première apparition d’une voix féminine chez Insomnium), de légères notes de guitare acoustique, un bref mais céleste solo et les voix harmonisées de Markus Vanhala et Jani Liimatainen s’y opposent aux grunts sans fond de Niilo Sevänen, soutenus d’une chevauchée de guitares leads et d’une rythmique féroce et frénétique, empreintes de black. Véritable concept-album, Anno 1696 témoigne d’un travail très minutieux sur la relation entre textes et musique. Ainsi, dans « Starless Paths », épousant avec une grande finesse le fil narratif, le solo de guitare jaillit telle la lueur de la torche tenue par le narrateur, symbole de la raison et de l’espoir qu’il entend apporter.
En puisant une fois de plus dans ses chères terres finlandaises, mais en creusant dans la part la plus sombre de leur histoire, Insomnium livre un album qui demeure fidèle à son identité tout en lui insufflant un caractère nouveau (ou retrouvé), une force âpre, primaire. Anno 1696 est une œuvre aboutie et puissamment animée par les forces, destructrices comme héroïques, qui l’ont inspirée.
Chanson « The Witch Hunter » :
Clip vidéo de la chanson « White Christ » :
Clip vidéo de la chanson « Lilian » :
Album Anno 1696, sortie le 24 février 2023 via Century Media Records. Disponible à l’achat ici