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Interview   

Les instantanés de Déhà


En étant sans doute l’un des artistes les plus prolifiques de la scène metal underground, Déhà a une discographie monumentale qui a de quoi donner le vertige… Entre ses multiples projets solos, ses collaborations, ses simples participations et son travail de production, il est presque impossible de suivre le musicien au jour le jour. En réalité, Déhà ne s’arrête jamais. Si nous pourrions percevoir cela comme une marque de fabrique, lui ne le voit pas du tout du même œil, puisque ce besoin de composer en permanence est quasi maladif pour lui. Si cette formule peut paraître, sinon présomptueuse, du moins assez fausse ou caricaturale dans la bouche de certains musiciens, ce n’est certainement pas son cas. Au contraire même, Déhà semble souffrir de cet excès d’authenticité et de ses maux/mots qui ne peuvent s’exprimer que par ses instruments.

Pour autant, quantité et qualité ne font que rarement bon ménage dans le milieu de la musique, mais là encore ce n’est pas l’objectif du musicien que de produire quelque chose de strictement carré dans ses œuvres. Déhà a le goût de l’imperfection et du sentiment réel, celui qui sonne vrai et qui vient du fond des tripes, quitte à l’étendre dans des compositions fleuves mélancoliques. Malgré cela, impossible de nier ses capacités : il n’a jusqu’à présent jamais réellement proposé de mauvaises copies, ce qui peut impressionner d’autant plus. Pour autant, Decadanse est pensé différemment du processus instantané et de l’énergie brute, il fait partie de ces albums qui « ont besoin de prendre le temps de macérer dans le noir » pour reprendre les mots du musicien. Il est une synthèse très travaillée de son savoir-faire et de la pluralité de ses influences musicales. C’est à l’occasion de cette sortie que nous avons souhaité nous entretenir avec Déhà, qui s’est exprimé longuement sur bien des sujets avec une très grande sympathie, nous ouvrant ainsi les portes du vaste studio actif en permanence dans sa tête.

« Je fais beaucoup trop de musique, c’est un fait. »

Radio Metal : Même si ça faisait un moment que nous voulions faire cette interview, nous avons presque la pression de t’avoir, parce qu’on se demande : « Mais en fait, par où commencer ? »

Déhà : Voilà, c’est fait ! Merci beaucoup ! [Rires] Non, moi-même je ne sais pas par quoi commencer. Je sais que c’est un handicap d’avoir autant de groupes, d’outputs musical, etc. Je sais que c’est un handicap.

Un handicap ?

Oui, je pense. C’est logique en même temps. Tu fais trois ou quatre albums « majeurs » de styles différents en une année, à un moment donné ça doit être chiant pour les gens de voir quelqu’un comme ça de partout, même si à mes yeux, je ne pense pas. Si Devin Townsed fait neuf albums en une année, je les mange et je les achète, mais c’est peut-être moi et ma vision des choses. C’est vrai qu’il y a toujours le truc de : « Qui es-tu, qu’est-ce que tu fais ? » Que veux-tu que je dise ? Je ne sais pas ! [Rires] À part les trucs un peu bateau. Je fais beaucoup trop de musique, c’est un fait.

Dis-nous la vérité, tu veux être celui qui a le plus gros CV sur Metal Archives…

Je crois qu’il y a pire que moi ! Y a Rogga Johansson qui a énormément de projets. En Belgique, il a Stijn Van Cauter qui a des projets de funeral doom, comme Until Death Overtakes Me et ce genre de choses qui part dans tous les sens. Il y a deux ou trois homonymes, du genre Swartadauþuz de Bekëth Nexëhmü, avec qui j’ai collaboré récemment, lui aussi il a sa dose de groupes… Donc avoir le plus gros CV, non. Après, peu importe si la musique vient de moi ou si je la produis, si elle parle aux gens, je suis content. Je n’ai pas besoin de plus.

As-tu le temps de dormir quand même un peu ?

Ça sert à quoi ? [Rires]

Plus sérieusement, nous avons l’impression que finalement tous les albums que tu sors sont comme des instantanés, des photographies d’un moment. Est-ce ainsi que tu envisages la création ?

Absolument ! C’est exactement ça ! Il y a un point dans le temps que je veux mettre dans presque chacun des albums que je fais. Il y en a qui peuvent avoir une signification plus « fun », il y en a qui peuvent être plus personnels, mais c’est vrai que ce sont des photos, et encore plus dans mes productions. Quand j’ai décidé à un moment donné de faire un remix, un remastering ou re-recording d’un truc, ça me fait chier, parce que je ne vais pas retrouver la même ambiance qu’il y avait avant, parce que justement dans cette photo-là, il y avait un son, il y avait une ambiance, il y avait une innocence particulière que maintenant je n’ai plus, et que donc ça me plaît moins. Alors que j’ai vingt ans d’expérience en plus. Mais oui, c’est exactement ça, c’est vraiment une photo d’une humeur ou de quelque chose, d’un événement majeur de ma vie ou de quelque chose qui m’a influencé, ou une envie de parler de quelque chose en particulier, et c’est exacerbé pour en faire un moment entre trente minutes et une heure. C’est exactement ça.

Si tu devais voir un trait commun entre les différents groupes que tu as, quel serait-il ?

Je ne sais pas. Je pense qu’il y a des projets qui sont plutôt utiles pour exprimer une émotion en particulier qui, si on casse le quatrième mur, me crée des limites qui me permettent de ne pas aller trop loin. Je te donne un exemple : dans Aurora Borealis, qui est un projet plutôt post-rock instrumental, il n’y a pas de voix, pas de parole, donc c’est une limite, mais je vais devoir travailler beaucoup plus sur des mélodies, des leads et ce genre de choses pour que justement on ne ressente pas cette absence de voix. Et il va aussi y avoir une émotion que je vais mettre dedans. Une émotion très légère, disons très mélancolique. Pas de la tristesse ou une certaine dépression que je pourrais mettre dans d’autres projets, même si cela pourrait être un petit peu assujetti – je pense par exemple à Imber Luminis où on parle beaucoup, justement, du côté un peu « post », où il y a beaucoup de mélodies très prisées du post-rock. Oui, c’est un fait, on pourrait mettre les deux l’un à côté de l’autre, mais pour moi c’est différent, parce que dans le concept musical, déjà il y a des paroles dans l’un et pas de paroles dans l’autre. Imber Luminis, c’est un peu… Enfin, « c’était », car maintenant nous sommes un groupe – en tout cas quand nous pourrons nous voir, mais maintenant ça devrait aller mieux, car forcément, nous ne pouvions pas nous voir à cause de la crise du Covid – mais avant, quand j’étais tout seul, c’était moi, mes émotions un peu primaires, un petit peu « j’ai seize ans et je ne vais pas bien dans ma vie », donc pas du tout le même truc qu’avec Aurora Borealis, où ça parle plutôt de quelque chose de très contemplatif.

« Dans Déhà, outre le fait que ce soit un pot-pourri et qu’on pourrait penser que c’est un fourre-tout, non, je ne vais pas sortir des choses que je considère comme non abouties. »

Il y a quelque temps, nous avons eu en interview Hyrgal avec qui tu as travaillé. Il disait que ça lui arrivait d’avoir un album quasiment abouti et qu’à froid, s’il n’en était plus satisfait, il pouvait jeter tout ce qu’il avait produit. Est-ce que ça t’est déjà arrivé ?

Oui, carrément. Je me souviens d’avoir eu cette question en interview : « Est-ce que tu ne devrais pas travailler un peu plus tes albums au lieu d’en sortir autant par année ? » Je trouve que c’est une question complètement légitime, parce qu’il y a des groupes qui prennent quatre ou cinq ans pour faire un album, mais d’un autre côté, je suis partisan du fait que s’il y a une humeur, s’il y a une ambiance, on s’en fout que ça ait été fait en live en une demi-heure en mode impro. Si ça parle, que ça touche, que c’est bon et que c’est bien fait, le résultat c’est la même chose. Je considère que c’est un petit peu du cirque de dire : « Regarde, j’ai composé ça en live sur Twitch, à l’arrache, j’ai juste fait les paroles après, ça m’a pris trente minutes pour les écrire et deux heures pour les faire. » C’est comme dribbler avec un ballon, c’est très bien, par contre pendant un match c’est différent. Là, je ressens la même chose. Je veux essayer de garder cela de côté et de ne garder que la musique comme résultat final. Donc oui, il y a des fois où je vais sortir un album que je vais travailler pendant cinq ans, je vais mettre énormément d’espoir dessus, ça va faire un effet de pétard mouillé parce que ça ne plaît pas pour X ou Y raisons, légitimes ou pas. Et puis je vais cracher un truc à l’arrache, je vais dire : « Oui, ça m’a l’air pas mal », et ça va fonctionner de ouf ! Je ne peux pas savoir, mais je me dis que c’est cool, c’est de la musique, on parle musique, on ne fait que de la musique. Je trouve que c’est beaucoup plus important que de voir plus loin. Donc, oui, il y a des fois où tu composes un album et tu te dis : « Putain, c’est tellement mieux que tout ce que j’ai fait. » Pour moi, c’est l’Ave Maria II.

Le fait qu’il n’y ait pas de rapport entre le temps passé sur un projet et son succès n’est-il pas frustrant ?

Je crois qu’il y a des bonnes choses à prendre des deux côtés. Effectivement, plus tu vas donner de l’espoir à une sortie, souvent parce que tu as mis beaucoup de temps pour y arriver, si le retour n’est pas ce que l’on avait imaginé, oui, on risque un petit peu d’être déçu, d’avoir une frustration. Je me souviens que j’avais un peu eu ça avec la première sortie d’Ave Maria, il y a une dizaine d’années, parce qu’il y avait eu un problème avec le label, la sortie n’était pas parfaite, etc. Il y a eu des problèmes, je ne vais pas entrer dans les détails. Pareil, pour l’Ave Maria II, j’ai beaucoup trop mis d’espoir dedans. C’est là que c’est drôle parce que l’album est un succès, il est complètement sold-out, nous sommes en train de faire le LP. Je suis ultra-content du fait qu’il soit sold-out, car c’est rare quand même de vendre trois cents copies comme ça, en moins d’un mois, c’est la première fois que ça m’arrive, mais je m’étais mis tellement de pression que sur le coup, je me suis dit : « Non, ce n’est pas assez, je n’ai pas eu assez de retour, je n’ai pas vu de chronique partout, je n’ai pas eu les interviews » ou ce genre de chose. Après, l’album n’a pas buzzé, parce que, maintenant, on sait très bien que c’est comme ça que ça marche, avec les réactions vidéo, les intagrammeurs, etc. Ça ne fait pas partie de mon truc, je reste toujours dans l’underground.

Je sais que l’underground a changé, ça ne me convient pas forcément, mais d’un autre côté, je tente de vivre avec et me dis : « Tu sais quoi ? Ce n’est pas important, s’il y a trois cents copies qui sont parties, c’est que ça s’est vendu, donc c’est cool. » Donc je ravale ma frustration et je me dis : « Mais, en fait, tais-toi, c’est très cool. » À la base, je fais de la musique de manière très égoïste. D’une part, le fait de l’avoir sorti, c’est quelque chose, et d’autre part, d’avoir des gens qui viennent te trouver et te disent : « Ça m’a donné ça, j’ai ressenti ça, ça m’a aidé dans la vie, etc. », c’est du bonus. C’est là où je me dis que c’est terrible, c’est génial, mais je pense que je voudrais davantage retrouver ce rapport très égoïste à la musique et me soucier un peu moins de ce que les gens en pensent. Mais c’est quand même un combat, parce qu’il y a des personnes – amis proches ou pas – dont tu as envie qu’ils aiment ton album. Même si ce sont des proches, et non des chroniqueurs ou autres, tu as quand même envie que ton album soit apprécié par cette personne, et tu te mets cette pression. J’ai de moins en moins envie de me mettre cette pression.

Quelle est la place du projet Déhà, en ton nom propre, par rapport aux autres groupes que tu as ?

C’est un pot-pourri, je mets tout dedans, je n’ai pas de limites. C’est là que je me permets de faire des choses qui me sont venues de manière naturelle. Je prends, par exemple, l’album Contrast II, je l’ai sorti sur Déhà parce que pour moi, ça ne servait plus à rien de sortir sur Umber Luminis, puisque c’est devenu un groupe depuis et je ne veux pas sortir quelque chose tout seul sans le groupe. Je l’ai donc sorti sous le nom de Déhà au départ et je me rends compte que, outre le succès de l’album, c’est quelque chose que j’ai toujours voulu faire. Donc je vais garder cette optique de faire des albums qui vont s’appeler Contrats II, III, IV, V, etc. Là, je travaille sur le III et j’en suis ultra-content, même s’il est très loin d’être fini, et je vais continuer là-dessus. Comme il y a la série des À Fleur De Peau, qui est un mélange de black metal un peu dépressif/post-black metal/ce que tu veux, mais il y a un concept lyrique plutôt qu’autre chose. Le style s’est créé par lui-même et il y a toute une série d’albums. C’est comme une espèce de groupe dans le groupe. Je n’ai plus envie de créer encore un groupe pour un truc en particulier. Si je le fais, c’est vraiment parce que j’ai trouvé un son, une ambiance, quelque chose que je ne veux plus mettre ailleurs et donc ne plus mettre dans le projet Déhà. Dans Déhà, outre le fait que ce soit un pot-pourri et qu’on pourrait penser que c’est un fourre-tout, non, je ne vais pas sortir des choses que je considère comme non abouties. Je veux sortir des choses qui, pour moi, sont abouties, valent la peine d’être sorties, d’une part, et valent la peine d’être écoutées, d’autre part. Decadanse est quand même sorti chez Les Acteurs De L’Ombre, pour moi c’est un gage de qualité.

« C’était un peu ce côté où on en a marre de tout et au lieu de dormir, on essaye de travailler jusqu’à ce que l’on soit physiquement exténué, que l’on se couche et que l’on recommence. »

Est-ce que ça a une importance pour toi de sortir cet album spécifiquement chez Les Acteurs De L’Ombre ? Peut-être pour appuyer une certaine singularité sur cette œuvre ?

Pour moi, Les Acteurs De L’Ombre c’est… C’est un label, bien sûr, mais ce sont des gens derrière. Il y en a que je connais, d’autres que je ne connais pas forcément, nous ne sommes pas frères, mais ce sont des gens avec qui nous pouvons causer, nous nous comprenons, nous avons des atomes crochus absolument incroyables. Quand je parle de quelque chose, c’est pris, c’est compris et c’est digéré de la manière qui me fait plaisir, surtout quand on parle de musique. Pour être complètement transparent, il y a cinq ou six ans j’avais envoyé un album aux Acteurs De L’Ombre pour le sortir et ils m’ont dit non. Et ok, il n’y a pas de prise de tête, c’est normal. Là, j’ai fait plus ou moins la même chose, je suis arrivé avec cet album en leur disant : « Je vous propose cet album-là. » J’avais un argumentaire absolument incroyable, on va être honnêtes [rires]. Je voulais que cet album soit chez Les Acteurs De L’Ombre et pas ailleurs, et au final nous discutons, nous parlons, et voilà.

Pour moi, il y avait une importance là-dessus, c’est un fait. C’est un album qui a des paroles dans les deux langues, en français et en anglais, donc j’aime bien que ce soit sorti sur quelque chose de francophone, peu importe d’où ça vient. J’ai toujours suivi Les Acteurs De L’Ombre depuis les débuts, je voulais revenir à ce côté un petit peu avant-garde. Ils sortent beaucoup de black avant-garde et je pense que cet album c’est ça, un album de black avant-garde. Il y a une signification, outre l’amitié que j’ai pour eux et cette espèce d’ambiance solennelle que j’ai avec eux depuis tant d’années où ils sortent des trucs incroyables. Être là-dessus, c’est un gage de qualité pour moi-même, et c’est un honneur. C’est un mélange des deux. Je suis ultra-content d’un point de vue fan d’être là en me disant : « Ouah, putain, je suis sur un label sur lequel j’ai acheté des trucs ! » D’un autre côté, je me dis : « Non, c’est normal parce que j’ai bossé sur cet album ! »

Sur Decadance, tu chantes à la fois en français et en anglais. Pourquoi jongler avec les deux langues, parfois dans le même texte ? Est-ce qu’il y a une idée de défi quelque part ?

C’est simplement parce que, pour moi, le français c’est quitte ou double. Il y a des fois où ça va sonner complètement cliché ou gênant comparé à l’anglais où ça va passer beaucoup plus facilement. Donc je veux travailler mon texte en français, je veux qu’il parle de quelque chose. Même s’il y a encore deux-trois choses dans les textes qui me font un petit peu tiquer, parce que je ne suis pas trop habitué, je l’assume entièrement. Il y a tout le langage que je voulais mettre dedans, que ce soit un langage très informel, un langage de rue que je parle tous les jours, ou un langage un petit peu plus classieux à gauche à droite. Je voulais qu’il soit exactement comme le langage que j’ai en anglais aussi dans ce texte. Puisque l’album est assez avant-garde, qu’il part dans tous les sens, il était pour moi complètement logique de mélanger les deux langues. Encore une fois, le français est une très belle langue, et selon que tu la chantes ou que tu la cries, il y a une ambiance différente qui se crée. C’est là que, pareil, je voulais une ambiance différente. Tu prends n’importe quel chanteur, tu le fais chanter en anglais, tu le fais chanter en français, c’est différent. Je prends un exemple qui n’a rien à voir : Lara Fabian, tu lui fais chanter son hit « Je T’aime », en français, ça déglingue, t’es content. Puis rappelle-toi la reprise d’« Adagio » d’Albinoni qu’elle avait faite, qui est en anglais, c’est complètement différent, tu ne la reconnais presque pas. Tu reconnais son timbre, sa tessiture, tout ce que tu veux, mais y a un truc qui te fait dire : « Putain, c’est différent. » C’est ça que je voulais rajouter dedans : quelque chose de différent, sans pour autant changer qui je suis.

Quel était ton état d’esprit pour écrire les paroles, qu’est-ce qui t’a inspiré sur cet opus spécifiquement ?

C’est le diable en l’homme. Pour citer Iron Maiden : « The Evil That Men Do », on est vraiment dedans. Tu as deux morceaux. Le premier, « The Devil’s Science », la science du diable, c’est un mec qui se rend compte qu’être bon ne sert à rien et donc qui pète un câble. Bien sûr je paraphrase un petit peu, mais c’est ça. Le deuxième morceau, va-t-on savoir si c’est une suite ou pas, mais ce mec veut se donner corps et âme à la guerre, à la mort, et la meilleure représentation des deux, c’était Kali. C’est là que, pour moi, tout prenait sens. Maintenant, et là on parle de concept lyrique, comment est-ce que j’étais quand j’ai fait les paroles ? Je n’étais pas si bien que ça. Je venais de terminer l’album de Coma auquel je participe, Never Forgive – Never Forget – Never Heal, et qui m’avait bien déglingué parce que c’est quand même un triple album. Reinhard [Hirchauer alias Vøid] était à la maison, je lui montrais les chansons et il m’a dit : « Il faut absolument que tu les travailles. » Je lui ai dit : « Oui, je ne sais pas quand » et en fait, avant d’aller me coucher, j’ai commencé à écrire. Ça m’est venu d’un coup et le lendemain, je lui ai dit : « Tu sais quoi ? on enregistre. » Il m’a dit : « Oui, ne t’inquiète pas, je t’enregistre derrière. »

« Je suis très dans l’émotion pure, dans le primaire, dans les ‘one shots’, dans l’imperfection. »

Mais je n’étais pas bien parce que ce triple LP, c’était trois ambiances différentes, un peu « un endroit, trois salles ». Tu as un album ultra-bourrin, tu en as un qui est très émotionnel, un autre où ce n’est que de l’« ambiant ». Nous avions terminé par le bourrin, et nous nous étions explosé la gorge tous les deux d’une manière absolument violente. J’ai eu le temps de récupérer pendant que j’écrivais les paroles, mais il y avait toujours cette ambiance de travail avec lui, et c’est ce qui m’a donné un peu ce petit coup de pied au cul pour me dire : « Il faut que tu bosses. » Avec lui derrière, qui était très motivant à me dire de ne pas m’inquiéter, que ça irait, j’ai pu me lâcher. J’ai pu me lâcher comme je ne l’avais pas fait avant. Donc au lieu de m’enfoncer dans un autre album de black metal progressif pas franchement folichon, nous avons été beaucoup plus loin, nous avons travaillé un petit peu plus, nous avons travaillé des lignes de voix, etc. pour arriver à un résultat où je me disais : « Putain, c’est bien, je suis content » [rires]. C’était le manque de sommeil, la gorge un peu explosée, bouffer de la merde et boire de la merde… tout en étant complètement sobre ! C’était un peu ce côté où on en a marre de tout et au lieu de dormir, on essaye de travailler jusqu’à ce que l’on soit physiquement exténué, que l’on se couche et que l’on recommence. C’était un peu ça cet album, et je crois que ça se ressent sur les dualités entre des chants clairs très clichés et des hurlements primaires un peu « foufous ». Je crois que ça se ressent que j’en avais un peu marre de tout [rires].

Pour revenir sur ta discographie de manière générale, quelle a été la première brique dans cet élan créatif, quel projet a été le moteur de tout ça ?

J’ai créé quatre projets en même temps – forcément, il fallait bien que je fasse ça [rires] – en 2006, quand j’ai vraiment commencé. J’avais besoin de quatre manières différentes de m’exprimer. Le tout premier était Merda Mundi : j’avais besoin de faire un black metal sans compromis. J’ai eu besoin très vite d’Yhdarl qui me permettait de survivre, de me lâcher, de lâcher les pensées les plus horribles et les plus sales, et d’en faire quelque chose de dégueu. D’un autre côté, je voulais faire quelque chose qui soit beaucoup plus atmosphérique, mais aussi garder cette ambiance doom, donc j’ai créé Slow. Et d’un autre côté, j’avais besoin de faire quelque chose qui était beaucoup plus mélodique, et beaucoup plus rentré dans un cliché mélodique facile, et qui me permettait de travailler différemment avec Aurora Borealis. Il est impossible pour moi de dissocier ces quatre groupes.

Pour toi, quel est le projet le plus marquant ou le plus significatif ?

Yhdarl, c’est clair et net. Sans Yhdarl, je ne serais pas là où j’en suis maintenant. Je ne vais pas dire que je ne serais pas en vie, ce serait mentir, je n’ai plus les couilles pour me tuer, mais il me permet d’être là, il me permet vraiment d’être en vie. Je me vide complètement avec. Il y a des trucs avec Yhdarl qui sont gênantes tellement c’est mal fait, mais c’est de la catharsis primaire. C’est ce que je recherchais. Je sais que c’est cliché de parler de catharsis et de musique émotionnelle, mais on est en plein dedans, c’est exactement ça. Donc Ydharl est pour moi le projet le plus important, certainement plus que le projet Déhà, pour le moment, parce que pour l’Ave Maria II, qui est donc la suite de l’Ave Maria I qui était sorti en tant qu’Yhdarl avant, je me suis rendu compte que c’était beaucoup trop bien, beaucoup trop propre, beaucoup trop travaillé pour être du Yhdarl qui est beaucoup plus primaire, dégueulasse, et je veux retrouver cette crasse. Alors, effectivement, j’ai peut-être moins besoin de ce projet qu’avant, c’est un fait, je me sens mieux dans ma vie, je travaille pour aller mieux de toute manière, mais ça n’en reste pas moins quelque chose dont j’ai besoin. C’est comme accepter de vivre avec une dépression. La dépression est quelque chose de constant et il y a des fois où les piques vont être très difficiles, et il y a des fois où tu vas très bien vivre – que ce soit pendant des semaines ou des mois, ça peut très bien se passer. Yhdarl représente ça à mes yeux. J’ai besoin à un moment donné d’avoir cet outlet et d’y aller, sans compromis. C’est là que ça fait du bien, c’est une « art therapy » pure et dure, qui n’a pas de but lyrique. C’est quelque chose de ressenti, donc c’est pour ça que pour moi, c’est vraiment le projet qui est le plus important, d’un point de vue purement égoïste. Si je parle d’un point de vue de ce qui plaît aux gens, c’est le projet Déhà, c’est clair et net.

Finalement, ce que tu dis aussi, c’est que Yhdarl correspondait à une époque de ta vie et que c’est pour ça qu’il est aussi significativement plus important pour toi ?

Non, parce qu’il est toujours d’actualité. C’est vrai qu’il m’a beaucoup aidé pendant plus d’une dizaine d’années, mais il est toujours d’actualité. J’ai toujours quatre ou cinq choses d’Yhdarl qui sont prêtes, parce que j’ai enregistré des albums dans un état d’esprit, et là je n’ai plus l’état d’esprit pour faire les paroles de tel machin, donc j’attendrai de replonger dedans. Je n’ai pas d’intérêt à fausser des émotions, je veux rentrer dedans. Mais ne t’inquiète pas, ça revient, je ne pense pas que j’irai un jour à trois cents pour cent bien, même si c’est mon but – c’est vraiment mon but, je te jure [rire]. J’en ai marre d’aller mal, j’ai envie d’aller mieux, j’ai envie que tout aille bien dans ma vie, et si à un moment donné je n’ai plus besoin de ce genre de truc, tant mieux ! Mais là, pour le moment ce n’est pas le cas.

« Il ne faut pas être dupe, je compose de la musique comme je respire, mais je ne sais faire que ça. C’est un handicap, ça me nique mes jours, mes nuits, mes relations, tout. »

Rassure-nous, tu feras toujours de la musique même quand tu iras mieux ? [Rires]

Oui, ne t’inquiète pas, je ferai de la pop ! [Rires] J’ai trop d’amour pour la musique pour ça, mais à partir du moment où je n’ai plus rien à dire dans une émotion, c’est là que j’arrêterai un groupe, si j’en ai vraiment besoin. Là, j’ai toujours quelque chose à dire sur tous les groupes qui existent, donc ils ont leur part de signification pour moi, et c’est pour ça qu’il y en a beaucoup, forcément.

Est-ce qu’il y a des styles musicaux que tu n’arrives pas à aborder ? Puisque tu touches même à la musique électronique, noise, hip-hop…

Oui, le jazz ! J’adore le jazz mais je suis incapable d’en faire, je n’ai pas les compétences pour. Le power metal, je peux en composer mais je suis un piètre soliste, donc c’est du n’importe quoi. Il faudrait que je kidnappe Nils Courbaron de Dropdead Chaos pour le foutre dans un coin de ma cave et lui dire : « Tu fais des solos et tu fermes ta gueule maintenant, tu bosses ! » Je suis un grand fanatique de power metal. Il y a beaucoup de choses où je n’ai pas encore les compétences, et c’est pour ça que maintenant il y a des styles de musique que je vais faire. Par exemple, Obstruct de Déhà, c’est vraiment quelque chose d’un petit peu plus post-punk. J’ai les compétences dans la voix maintenant, donc je vais travailler beaucoup plus là-dessus. J’arrive aussi à faire des trucs un petit peu plus techniques, donc j’ai commencé à faire un petit peu de death quand j’ai fait un split en 2020. Forcément, à un moment donné, je prends certaines compétences, et donc ça m’ouvre des portes sur ce que je ne pouvais pas faire avant. Maintenant, oui, j’aimerais bien faire du jazz, faire des trucs beaucoup plus solistes où je ne suis pas encore assez bon… Du prog ! Du prog à la Neal Morse/Transatlantic, ce genre de chose ça me parle à mort ! Mais je me mets dans le crâne que je dois tout faire : la batterie, la basse, la guitare… Possiblement, si je rentre dans un groupe de prog et que tu me dis « là tu fais la basse », je serai un peu plus content de travailler sur mon instrument privilégié pour peut-être faire quelque chose. Il y a beaucoup de styles que j’aimerais bien faire… Inch’Allah, un jour !

Tu disais qu’il y a certains projets qui ont pris plus de temps que d’autres : quels sont les albums qui se sont vraiment étalés dans le temps, en termes de composition ? Est-ce que cet album-là, Decadanse, fait partie de ces projets qui ont mis pas mal de temps pour être conçus ?

Carrément, il a mis cinq ans. Je l’ai commencé en 2015, je l’ai terminé en 2020, et nous le sortons maintenant. L’Ave Maria II en fait partie : il a mis dix ans. Les albums de Slow, forcément, prennent beaucoup plus de temps. C’est peut-être le premier groupe qui a eu son succès, donc je suis un peu attendu au tournant, alors dans ma tête, je me mets une pression légitime, du genre : « Je dois faire mieux, je veux faire mieux. » Mais nous sommes deux, ça joue aussi. Il y a certains albums qui, pour moi, ont besoin de prendre le temps de macérer dans le noir. Dans d’autres groupes non. Il y a des fois où ça va aller vite, et d’autres non. Je ne peux pas forcément le dire. Par exemple, le deuxième album de Sorta Magora est prêt depuis des années, il est fini. Le troisième est presque composé, le quatrième, je l’ai déjà commencé. Mais ce n’est pas encore le temps, ce n’est pas maintenant que je vais le sortir. Je sens quand je vais avoir besoin de le sortir et je le sortirai quand j’en aurai envie – ou plutôt, quand nous aurons envie, puisque nous sommes deux dans le groupe. Il n’y a pas de projet en particulier, en tant que groupe, qui prennent plus de temps qu’autre chose. Ça dépend de tellement de choses.

Comme nous en parlions tout à l’heure, ce n’est pas un signe de : « Plus ça prend de temps, plus ce sera qualitatif. » Mais il est vrai, je ne suis pas dupe non plus, que Decadanse ayant été beaucoup travaillé, il y a des détails que d’autres albums faits à la va-vite – ou plus vite, disons – n’auraient pas. J’en suis totalement conscient, ça fait partie des buts et des résolutions que je me suis fixés ces dernières années : travailler davantage – même si je travaille vite – à plus prendre mon temps, avoir plus de recul. Encore une fois, je suis tout seul, donc ça joue. Quand tu as cinq personnes derrière, tu as cinq avis différents sur un produit fini, sur un instrument en particulier, donc il y a plus de données. Moi, je suis tout seul et je veux rester tout seul, donc je prends plus de recul. C’est pour ça que cette année-ci sortent des albums qui ont macéré depuis un an ou deux. Ou Decadanse qui est prêt depuis deux ans, et pour lequel, à force d’écoute, de réécoute, je me suis dit : « Non, l’album déchire, c’est bon ! On peut le sortir. » Il y a plus de travail là-dessus depuis ces deux dernières années.

Tu as ton propre studio depuis quelques années maintenant. Est-ce que travailler pour les autres, avec leurs consignes, ça t’apporte quelque chose personnellement, un épanouissement supplémentaire ?

C’est complètement génial. Tu craftes un son pour un groupe en particulier, qui va te faire confiance, qui va t’écouter, et de là, ça me permet – et je parle vraiment de manière égoïste – de prendre du recul sur mes propres chansons et de me dire justement : « Oui, cet album-là vaut la peine », en raison des détails que je vais avoir beaucoup plus envie de mettre dans des albums que je produis pour des groupes plutôt que dans les miens, parce que c’est là que je vais me donner plus. Ce n’est pas moi qui ai composé, donc je vais avoir des idées d’arrangements ou autres. C’est là que je vais pouvoir crafter davantage, aller plus dans le détail, parce que pour eux c’est composé, c’est terminé. Moi, je me dis : « Tiens, si on rajoute ça, un petit son de piano juste là, etc. » En testant, ce sont eux qui me disent : « Oui, non, peut-être » et moi, je suis content parce que je vais ajouter mon petit grain de sel, ce qui est justement ce que les producteurs font. C’est comme ça que de temps en temps, après avoir travaillé sur un de mes albums pendant un an, je vais rouvrir le projet de me dire : « Putain, ça manque d’un truc ! » De là je vais retravailler les petits détails, parce que l’expérience que j’ai acquise avec d’autres groupes va aider.

« Decadanse en live, ce n’est pas que c’est impossible mais presque, il y a tellement de voix, ça ne s’arrête tellement jamais que c’est irréaliste à faire en live tout seul. »

Ça vaut pour moi mais aussi d’autres choses, et pour l’inverse : ça m’est déjà arrivé d’avoir un chanteur qui vient, qui a une métrique absolue, qui veut faire quelque chose de manière très droite, très parfaite, et en fait de lui dire : « Tu sais quoi ? Encule ta métrique, va en impro, ne cherche même pas à travailler à être sur le temps, vas-y, kiffe, gueule, donne-moi de l’émotion, j’ai besoin de ça, et on voit si ça marche. » Parfois ça marche, parfois pas, mais il faut tester ! Je suis très dans l’émotion pure, dans le primaire, dans les « one shots », dans l’imperfection. Je me rends compte en travaillant avec des groupes que parfois il faut enregistrer plusieurs fois parce que c’est mieux [rires], et parfois c’est l’inverse, il y a besoin de ce côté primaire pur et dur, un diamant pas du tout poli, parce ce que ça le demande, et c’est là que c’est cool : tu peux jauger. Donc oui, c’est vraiment génial d’être producteur, « it’s a blessing » comme on dit en anglais.

Concernant les différents projets collaboratifs que tu as : est-ce que tu es à l’origine de ces projets ou est-ce qu’on est venu vers toi pour que tu collabores ? Comment s’est faite la rencontre ? Je pense notamment à des projets internationaux comme Acathexis ou Maladie…

J’espère que tu as la liste devant toi parce que je ne suis pas sûr de me rappeler tous les groupes [rires]. Pour Acathexis, je n’ai pas envie de dire que c’est moi qui l’ai formé mais c’est moi qui suis arrivé avec un album presque écrit. Là nous sommes arrivés au stade où nous composons le deuxième album et nous travaillons tous ensemble, je ne suis plus du tout en « main » et c’est ultra-cool parce que chacun a son input, c’est génial. Maladie, c’est un peu plus différent parce que Björn [Köppler] est complètement… chtarbé. Quand Björn a fait le premier album, à la base, il m’avait juste appelé pour faire des voix en français. Il a adoré ma voix, alors il m’a dit : « Vas-y, fais tout. » J’ai dû apprendre à parler en allemand, à peu près, en tout cas le plus possible pour pouvoir prononcer, à faire de l’espagnol aussi, parce que le mec voulait faire des phrases en anglais-espagnol-français-allemand, parfois il m’a fait chanter du russe… Bref, le mec est perché, mais c’est un génie incroyable. De temps en temps je vais me poser, je vais juste finir de travailler les voix sur un album de Maladie – où je ne fais que les voix –, je lui envoie, le mec est content. Deux mois après : « Tiens, voilà le prochain album. » Putain, et après on parle de moi, bravo mec ! Donc avec Maladie, je vais avoir beaucoup plus de recul, je vais beaucoup plus travailler sur les voix et sur les arrangements de voix, parce que nous sommes plusieurs chanteurs dans Maladie. Même si maintenant nous ne sommes plus que deux, il y a toujours Alexander [Wenz] qui gueule et ses voix sont absolument… Nous avons besoin de ses voix, elles marquent. Et puis, en composition, je vais peut-être faire un petit lead ou deux, une petite proposition ou deux, mais Björn est tellement bon ! Que veux-tu que je propose ? Il n’y a pas grand-chose à composer dessus. Et vu que Björn est un peu comme moi, il aime bien avoir le contrôle, il veut tout faire, donc je lui propose et il me dit : « Non, ne t’inquiète pas, c’est bon, je fais tout ! » Je n’ai rien à dire non plus.

Sinon, prenons un des derniers groupes, Lykta, il est international avec Swartadauþuz de Bekëth Nexëhmü, nous sommes deux et nous faisons presque tout tous les deux, sauf que c’est moi qui ai fait la batterie pour tout, la production bien entendu. Lui a fait guitare, basse et voix, et moi j’ai fait tout le reste, sauf les voix, parce que je lui ai dit : « Non, ta voix tue mec, on prend ta voix. » Prends Iniquitatem, un autre projet, avec le même gars d’ailleurs, c’est un peu plus différent. Il a fait les ambiances avec les synthétiseurs. Moi, j’ai fait tout le reste, donc toutes les voix, les paroles, mais sans ses ambiances je n’aurais rien fait, c’est une influence parfaite pour créer. Je pense que ça peut dépendre, mais je pense pouvoir rester à ma place de temps en temps. J’ai aussi ce concept de : s’il le faut, je vais rester à ma place. Je dois prendre du recul et me dire : « Qu’est-ce que tu peux apporter de bien ? Et qu’est-ce qui va être bien, vraiment, dans ton apport ? » sans que l’on parle de présence. Prends Wolvennest, par exemple : je ne compose pas du tout, mais j’arrange, et mes arrangements apportent quelque chose au groupe, au point que maintenant, j’ai « ma » chanson dans Wolvennest, « Disappear », que je suis en chant lead, parce que le groupe a considéré que ça valait la peine d’utiliser ma voix et j’en suis ultra-heureux. Maintenant, sur scène j’ai plus de place, mais pareil, je sais rester à ma place, parce que c’est là que c’est important. Wolvennest, c’est une entité où il y a plusieurs personnes, et à mes yeux, ça doit rester une entité de plusieurs personnes. Je veux rester à ma place, c’est une question de logique.

Question toute simple mais par quel instrument as-tu démarré la musique ?

La guitare. J’ai commencé tardivement, j’avais quinze ans. J’avais un voisin qui m’a appris les accords vite fait, bien fait, et après il m’a dit : « Vas-y, maintenant tu te démerdes ! » Effectivement, il avait raison. Donc j’ai très mal appris la guitare, en autodidacte ; ce qu’il m’a appris, ça a pris deux jours et le reste c’est vraiment en autodidacte. Je me suis pris ma première basse peu après, je crois que j’avais dix-sept ou dix-huit ans, parce que je voulais plus ou moins apprendre. Bizarrement, je n’ai pas appris la basse comme un guitariste, j’ai directement voulu y mettre les doigts et c’était cool. Il y avait aussi tout le reste, les voix… c’était surtout les voix qui m’intéressaient le plus. Là, ça a pris des années d’apprentissage : comment gueuler, comment bien mettre sa voix pour ne pas se la casser, comment tenter de bien chanter, comment arriver à s’analyser, à s’écouter surtout, quelles sortes de voix différentes, etc. Donc c’était guitare avant, puis la basse, puis la voix où je voulais vraiment faire des choses assez cool. C’est pour ça que je n’ai rien sorti avant 2007, alors que j’ai vraiment commencé tout ça en 1998 ; j’étais déjà en train de tripoter la guitare de ma sœur vers 1998, et ne prenez pas mal cette phrase ! [Rires] Le piano, non, je n’en joue pas ; je sais faire deux-trois trucs, mais je ne suis pas du tout un pianiste ou ce genre de chose, je sais triturer. La batterie, pareil. Je suis en train d’apprendre puisque je suis au Blackout Studio de Bruxelles maintenant, donc je m’entraîne de plus en plus à la batterie pour arriver à faire mes propres trucs, à faire mon petit Judas Iscariot à moi tout seul, à faire mon propre groupe dans lequel je joue tout, y compris la batterie – non pas la programmer, mais la jouer vraiment, c’est un petit kiff de faire ça, franchement.

« Pourquoi je fais peu de live ? Parce que j’adore les live, mais en live je vais donner une émotion et je ne veux pas la répéter. À partir du moment où je vais répéter une émotion, ça va me faire chier. »

On a l’impression qu’il y a une véritable facilité pour toi de composer de la musique, alors que globalement c’est quelque chose de très difficile si on veut réellement produire de la qualité. Est-ce que tu perçois ou ressens cette facilité chez toi ?

Absolument. Il ne faut pas être dupe, je compose de la musique comme je respire, mais je ne sais faire que ça. C’est un handicap, ça me nique mes jours, mes nuits, mes relations, tout. Je m’en suis rendu compte récemment. C’est tellement une obsession que je ne suis pas capable de faire autre chose, et je me rends compte que oui, vraiment, c’est un handicap. Je me lève musique, je me couche musique et toutes – je dis bien toutes – mes relations ne seront jamais à la cheville de la musique. Donc de base ce n’est pas juste pour n’importe qui. Quand je parle de mes relations, c’est amicales et tout ce que tu veux derrière. Je sais que c’est vraiment difficile. Je vais oublier des trucs parce que je vais avoir envie de composer un album, alors qu’il y a des choses importantes. En même temps, c’est génial parce que, oui, je peux mettre en musique des choses que j’ai en tête. C’est comme d’habitude : tu as un truc génial et tu as un truc pourri à côté.

Peut-être un autre revers de cette médaille : avec certains automatismes que tu acquiers dans la façon de composer, surtout quand on a une discographie énorme comme la tienne, est-ce que tu as peur de te répéter ?

Je vais être honnête avec toi, je m’en bats les couilles, pour la simple et bonne raison que je fais de la musique de manière égoïste. Si je me répète, c’est parce que j’ai décidé de me répéter. Comme je viens de le dire, je suis tellement obsédé que je sais quelle mélodie, je sais « qui-que-quoi-comment ». Je sais que si à un moment, je décide de reprendre telle mélodie que j’ai sortie dans un album en 2009, je vais le faire. Si j’en ai envie, je le fais. Je sais que je vais me répéter, c’est obligatoire. Pas mal de gens me disent : « Il y a deux ou trois de tes groupes qui pourraient n’en être qu’un. » Oui, pas de problème, si toi tu penses que tu en as envie, cool, mais c’est toi et ta propre vision. Moi et ma vision ultra-égoïste de la chose, nous ne pensons pas comme ça. Dans ma tête et dans mon cœur, ça a une signification au-delà des autres, et en fait – là aussi, c’est à prendre avec des pincettes – je m’en bats complètement les couilles de ce que les gens disent.

On peut remarquer que, proportionnellement au studio, tu ne fais pas forcément beaucoup de live dans tes projets divers. Pourquoi ? Est-ce que tu t’es déjà posé la question de produire le projet Déhà en live ?

Je vais répondre de manière inversée. Oui, il y a certains trucs de Déhà que j’aimerais bien faire. Le gros problème, c’est comme d’habitude : il faut trouver un line-up, il faut que le line-up soit cool, il faut payer le line-up. Une fois que ça, c’est fait, il y a tout le reste : il faut répéter, il faut se préparer, il faut voir si c’est possible. Decadanse en live, ce n’est pas que c’est impossible mais presque, il y a tellement de voix, ça ne s’arrête tellement jamais que c’est irréaliste à faire en live tout seul, donc j’aurais besoin de vocalistes pour m’aider. Tu imagines que rien qu’en disant ça, il faut au moins trois chanteurs. Il faut aussi trois guitares parce que c’est impossible que j’enlève la puissance des guitares. Donc, trois guitares, trois chanteurs, une basse, certainement un claviériste, un batteur qui va travailler sous click avec des samples, plus les visuels… Tu sais quoi ? A un moment donné, il faut aussi prendre du recul et se dire : « Est-ce que ça va attirer suffisamment de gens pour que tout le monde soit payé ? » Il faut aussi parler pépettes à un moment donné. Même si j’aimerais bien amener certains albums sur scène, ça ne va peut-être pas forcément fonctionner.

Maintenant, pourquoi je fais peu de live ? Parce que j’adore les live, mais en live je vais donner une émotion et je ne veux pas la répéter. À partir du moment où je vais répéter une émotion, ça va me faire chier. Je vais le sentir, ça ne va pas aller. D’un autre côté, je déteste aussi tout ce qui se passe avant et après le live. Je déteste l’attente parce que je suis là pour jouer, faire ma catharsis. L’après, même chose. Je ne conduis pas, donc la plupart du temps, je rentre avec quelqu’un, donc forcément, à un moment donné j’ai envie de rentrer parce que je n’ai pas l’habitude d’être en public tout le temps. Même quand je vais voir des concerts, quand c’est fini, je rentre, ou si jamais je vais voir le groupe qui m’intéresse, je rentre juste après. Je ne vois pas l’intérêt de rester entouré de gens et – gros cliché numéro trois – je n’aime pas être entouré de gens. Même si j’ai de très bons amis qui m’aiment et que j’aime, j’ai besoin de mon chez-moi, d’être posé et de n’avoir personne autour. C’est très difficile d’aller voir un concert et de dire : « Tu ne joues que pour moi, maintenant ! » Donc je préfère assumer et simplement rentrer. Donc oui, je fais des concerts et je rentre à la maison, si je peux. Si je ne peux pas, je vais me mettre dans un coin et attendre que ça passe, et ça se voit que je ne vais pas forcément bien. C’est embêtant, parce que le live c’est génial, de fait, pour pouvoir exprimer des choses sur scène, communiquer avec des gens qui peuvent comprendre.

« A partir du moment où je n’aurai plus rien à dire dans une émotion, c’est là que j’arrêterai un groupe. »

Tu as fait pas mal de live sur Twitch où tu composes des morceaux en direct. Qu’est-ce qui te plaît là-dedans ?

Je me suis rendu compte qu’il y a des gens assez fous pour pouvoir s’intéresser au processus de création de musique. Je trouve que c’est assez cool, et que ça va complètement bien avec ce « forcing » incroyable que je fais envers moi-même d’être présent, d’être un petit peu plus social. Je suis dans ma bulle, je suis dans ma zone de confort, je suis dans mon studio, d’un autre côté, je parle avec des gens, certains que je connais, d’autres non, certains qui parlent et d’autres non. Je n’ai rien à prouver à personne, mais d’un autre côté, il y a une légère pression, ce petit coup de pied au cul qui fait que ça me donne envie. Pour être honnête, je n’en ai pas fait depuis des mois parce que je n’ai pas envie. Je n’ai plus envie de composer pour le moment. J’ai envie de parler musique. À un moment donné, je rediscuterai musique en écoutant certains albums que je considère comme importants, par exemple, mais il est vrai que ça tourne autour de moi et de ma discographie. Je n’aime pas non plus tout le temps que ça tourne autour de moi, mais c’est vrai que les gens sont intéressés par ça. C’est génial d’avoir des gens qui sont intéressés par ce que je fais et simplement de pouvoir parler par écrit. J’ai envie d’aller plus loin dans le concept et de faire des interviews de personnes qui écoutent de la musique : « Qu’est-ce que tu écoutes ? Pourquoi ? Comment ? » Avoir une interview complètement inversée, je trouve ça génial. On oublie souvent les auditeurs, mais c’est quand même vraiment important de ne pas les oublier. Sans les auditeurs, les artistes ne sont que dalle. C’est un échange que forcément j’ai ressenti beaucoup plus en 2020, parce qu’il y avait la crise sanitaire et le fait que beaucoup de personnes avaient du mal, et que je suis quand même quelqu’un d’assez drôle, j’aime bien faire des blagues, donc autant mélanger les deux. C’est vrai que je n’avais que ça à foutre, donc allez !

Concernant la partie graphique – les artworks de tes projets – comment choisis-tu qui va les illustrer et comment vas-tu les illustrer ? Prenons l’exemple de Decadanse, pourquoi avoir fait appel à Popescu Oana Beatrice ?

Outre le fait que Oana est une de mes meilleures amies depuis des années et que c’est quelqu’un que je considère comme une artiste absolue, c’est quelqu’un qui va comprendre. Je savais qu’en lui donnant ça, elle allait comprendre directement la vision du truc. Dès le premier croquis qu’elle m’a envoyé, je n’avais rien à redire. Il y a des gens avec qui tu travailles comme ça. J’avais eu la même chose quand j’avais travaillé avec Nihil, qui est un artiste français expatrié à Oslo absolument incroyable. Business For Satan, Pierre Perichaud, qui est un de mes meilleurs amis et, lui aussi, on lui donne un truc et il fait quelque chose d’absolument incroyable. Regarde la pochette de Transcending Rites, c’est lui, ce qu’il a fait est absolument incroyable. Outre le fait que ce sont des gens qui n’ont rien à prouver à personne, il y a le fait que ce qu’ils font me plaît, de manière complètement viscérale. De base, je vais dire que je veux que ce soit ça pour mon projet, et il y a des fois où je vais travailler mon projet pour qu’il ait une qualité visuelle qui va bien avec l’artwork de telle personne. Bien entendu, parfois c’est l’inverse. Il est clair que quand Oana m’a demandé ce que je voyais pour Decadanse pour avoir deux ou trois idées, je lui ai dit que pour moi, c’était la mort cosmique, et « pouf », voilà le résultat, c’est parfait, c’est exactement ça que je voulais. Je voyais des couleurs un peu bleutées mais pas bleues non plus, et c’est exactement le résultat.

Il y a plusieurs artistes avec qui je parle pour des projets pour le moment, ce sont tous des artistes qui sont à l’écoute, qui ne vont pas juste faire le travail et si ça ne plaît pas, tant pis. Tu discutes. Comme moi en production, c’est comme ça que je le vois aussi : il y a un dialogue, nous nous parlons, et même pour certains, nous devenons potes. Même si je considère que la musique est plus importante que l’aspect visuel, il est clair que maintenant, les deux sont très importants, et que si tu as une pochette de merde avec un album génial, il est clair et net que ça va bien moins marcher, je ne suis pas dupe non plus. Il faut aussi soigner le visuel et travailler avec des artistes bons qui vont me comprendre, qui vont aller dans mon sens le plus possible, c’est génial.

Interview réalisée par téléphone le 8 mars 2022 par Jean-Florian Garel & Aurélie Chappaz.
Retranscription : Aurélie Chappaz.
Photos : Emilie Foudelman (1, 3, 7, 8, 9) & Anass Elazhar Idrissi (4).

Facebook officiel de Déhà : www.facebook.com/dehamusic

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