En trois albums et une dizaine d’années d’existence, les Américains d’Inter Arma se sont forgé une place à part parmi la descendance pléthorique de Neurosis. Originaires de Richmond en Virginie, souvent classés dans le doom ou comparés à des groupes de post-metal, ils ne sont en fait ni l’un ni l’autre : leurs morceaux peuvent évoquer tout autant du Pink Floyd que du sludge musclé. Évitant avec soin les tics et les poncifs de tous ces genres à coup de performances live transcendantes et de longues chansons insaisissables, le quatuor intrigue, et ça ne semble pas près de changer avec un quatrième album, Sulphur English, au titre hermétique et à la pochette flamboyante. Trois ans après un Paradise Gallows tout en nuances, on s’attend donc à quelque chose de plus corrosif… et on fait bien !
L’introduction atmosphérique du disque, sombre et inquiétante, laisse en effet rapidement la place à des riffs écrasants et à une double pédale cauchemardesque. Intitulé « Bumgardner » en hommage à Bill Bumgardner, confrère de Lord Mantis et Indian décédé il y a peu, dédicataire de l’album aux côtés d’Adrian Guerra de Bell Witch, lui aussi mort prématurément il y a quelques années, il place Sulphur English sous des auspices lourds voire étouffants. Et rien dans ce qui va suivre ne viendra contredire la tonalité de cette ouverture : entre « Citadel », sa lourdeur écrasante et ses psalmodies caverneuses, ou un « Sulphur English » final abrasif quasiment black metal, l’album se déploie en longs titres apocalyptiques et flirte quasiment constamment avec le death metal. Sorte de cousin éloigné d’Exuvia de The Ruins Of Beverast, il en a la densité parfois éprouvante, la discordance angoissante et la fièvre tribale.
Malgré cette unité d’humeur, c’est toujours dans ce qu’il sait faire de mieux que le groupe excelle : des morceaux d’une richesse telle qu’ils demandent toute l’attention de l’auditeur – impossible de vaquer à ses occupations avec Sulphur English en musique de fond ! – nous faisant passer d’un style à l’autre avec une subtilité confondante. De ce point de vue, l’enchaînement d’une fluidité redoutable « Howling Lands »-« Stillness » part d’une ouverture presque tribale avec batterie chamanique et hurlements perçants, nous fait ensuite passer par une véritable élévation, puis par un break percussif hypnotique, pour nous faire aboutir sans à-coup sur la guitare acoustique qui ouvre « Stillness », morceau qui passe lui-même par une americana sombre, un passage progressif du doom à la Sleep et un solo déchirant, avant de revenir sur les arpèges de guitare acoustique du début. Certes, l’architecture méticuleuse des morceaux y est sans doute pour beaucoup, mais la virtuosité des musiciens est aussi à saluer : plus encore que celle des vocalises de Mike Paparo, qui vont du death growl aux hurlements black en passant par les incantations solennelles, c’est la versatilité du jeu du batteur T.J. Childers qui impressionne. Habité en live, il livre une performance spectaculaire sur cet album, ancrant l’auditeur tout au long de son long parcours dans les plaines dévastées de Sulphur English.
Bref, si par rapport aux opus précédents, Paradise Gallows se distinguait par ses échappées progressives et des changements d’atmosphère presque chromatiques, Sulfur English constitue pratiquement son double maléfique voire infernal : tout comme « A Waxen Sea » semble un jumeau discordant de « An Archer In The Emptiness » – mêmes crissements de guitare, même répétitivité des riffs –, les libertés que prend le groupe sur ce dernier album semblent constituer un miroir obscurci de celles qu’on entendait sur son prédécesseur. Volonté délibérée de la part du groupe : Paparo confie d’ailleurs s’être inspiré des affres de la dépression qu’il a traversée et des remous politiques actuels pour écrire ses paroles. Plus encore que par le passé, si Inter Arma nous décrit un monde dévoré par les flammes, c’est pour en extraire la beauté aveuglante de la destruction.
Album en écoute intégrale :
Clip vidéo de la chanson « Howling Lands » :
Album Sulphur English, sorti le 12 avril 2019 via Relapse Records. Disponible à l’achat ici