Pour le leader de Dream Theater, l’expérience solo constitue depuis plusieurs années un moyen de s’ouvrir à d’autres collaborations pour quitter le domaine stylistique et les schémas habituels de son groupe. Si ses deux premiers albums sous le nom de Mullmuzzler évoluaient encore dans un registre progressif proche de Dream Theater, bien que plus rock que metal, le droit obtenu en 2005 de publier ses albums solos sous son propre nom semble avoir sonné pour James Labrie comme une autorisation à s’évader pleinement sur le plan musical. Ainsi Elements Of Persuasion, sorti en 2005, l’a vu se réorienter de façon inattendue vers un son beaucoup plus lourd, agressif et moderne, puis les deux albums suivants s’aventurer carrément dans le death metal mélodique (avec l’appui des growls du batteur Peter Wildoer). Les revirements sont donc prévisibles lorsque s’annonce un nouvel opus de James Labrie, mais ils parviennent encore à surprendre, pour le meilleur ou pour le pire. Loin d’enfoncer le clou d’un metal plus tranchant, Beautiful Shade Of Grey nous projette à l’autre extrémité du spectre musical, dans une pop acoustique extrêmement légère et simple d’accès.
Les fondations de Beautiful Shade of Grey, que James LaBrie a composé avec Paul Logue, bassiste du groupe de metal mélodique Eden’s Curse, ont été posées il y a plus de dix ans, lorsque les deux se sont rencontrés à l’occasion de la participation du chanteur à la chanson « No Holy Man » d’Eden’s Curse. L’idée de collaborer sur un autre projet ne les ayant pas quittés au fil des années, c’est l’arrivée de la pandémie, début 2020, qui a incité le chanteur à la concrétiser. La thématique principale de l’album est l’état d’entre-deux dans lequel on se retrouve parfois, où l’on ne se sent ni tout à fait heureux ni tout à fait malheureux. La pochette en offre une illustration métaphorique à travers un personnage à la croisée de deux chemins, l’un parfaitement lisse, mais s’enfonçant dans un paysage de ténèbres, et l’autre plein d’ornières, mais traversant un monde lumineux, verdoyant et serein. Malheureusement, sur le plan musical, le deuxième thème abordé par James LaBrie dans ses textes, à savoir « la beauté des êtres humains », semble avoir pris le dessus sur cette exploration des zones grises et une mièvrerie pop l’emporte sur les nuances qu’elle laissait augurer.
Plutôt engageant, « Devil In Drag », premier morceau au refrain extrêmement accrocheur, annonce la tendance ultra-mélodique de l’album, tout en affirmant une belle consistance. Le mixage très équilibré rend justice au chant de James LaBrie, forcément plus mis en valeur que chez Dream Theater et ici convaincant car mélodieux sans excès de suavité. Les envolées de synthé, la batterie vigoureuse de Chance LaBrie (fils de James) et des soli de guitare acoustique pimentent ce morceau qui, en mêlant rock classique, pop et légère coloration prog, laisse penser à un retour de James LaBrie au style de Mullmuzzler. Dès le morceau suivant, « SuperNova Girl », cette hypothèse est balayée par une orientation beaucoup trop sirupeuse dans laquelle les touches folk rock des guitares et le lyrisme vocal n’apportent aucune saveur inédite. « Give And Take », d’une teneur plus sombre et plus élaborée, rehausse le niveau et offre un bon exemple de ce que James LaBrie gagne à s’échapper de Dream Theater : débarrassés de la démonstration technique et de la prééminence instrumentale, la mélodie et son chant s’épanouissent de façon naturelle. Si l’on ne peut en dire autant sur d’autres morceaux de l’album, sa voix sait ici ne pas surjouer l’émotion et le souci général d’une certaine mesure, avec l’intrication tout en douceur de la guitare lead acoustique, du piano, du chant et de la section rythmique, donne un caractère authentique à cette ballade. Le mélancolique « Sunset Ruin », en revanche, ne réconciliera pas les détracteurs de James LaBrie avec son chant parfois exagérément caressant qui retrouve une énergie plus captivante sur la composition à la Toto « Hit Me Like A Brick ».
La reprise de « Ramble On » de Led Zeppelin à la fin – avant une version électrique de « Devil In Drag qui n’apporte pas grand-chose – souligne l’ambition de James LaBrie d’adopter à travers cet album une approche rock acoustique. Si les éléments acoustiques (guitares lead et rythmique et basse) font le sel de certaines compositions, la reprise des Anglais, à la fois trop fidèle et figée dans une perfection technique et sonore qui éteint le feu de l’original, illustre l’échec du projet à aboutir à une œuvre vivante et novatrice. Partagé entre morceaux prog rock à la limite de l’AOR, touches folkisantes et ballades soft rock, Beautiful Shade Of Grey ravira sans doute les amoureux de la voix de James LaBrie et ceux qui avaient été convaincus par ses premières réalisations personnelles. D’une qualité inégale, trop accaparé par la recherche de l’entrain mélodique pour éviter une teneur pop sans originalité ou saveur particulière, il ne parviendra en revanche pas à séduire les autres malgré ses quelques moments plaisants.
Clip vidéo de la chanson « Give And Take » :
Clip vidéo de la chanson « Devil In Drag » :
Album Beautiful Shade Of Grey, sorti le 20 mai 2022 via InsideOut Music. Disponible à l’achat ici
Malheureusement j’ai peur de faire partie de la deuxième catégorie présentée dans la conclusion. Et pourtant, j’aime beaucoup Labrie en solo et j’adhère complétement à l’impression qu’il se révèle plus libre et plus mélodie qu’au sein de DT. A voir avec le recul, le successeur de Impermanant Resonance aura forcément une lourde tâche pour convaincre