Si l’appellation « deathgaze » en fera sourire plus d’un, Kardashev (du nom d’un astrophysicien) a fait de cette niche son domaine, allant jusqu’à orner de ce mot certains produits dérivés, comme par défiance. Après deux EP, le quatuor nous offre, via leur nouveau berceau Metal Blade, leur premier album complet depuis Peripety (2015). Kardashev présente son style comme « impitoyable, mais délicat ». Les passages brutaux se matérialisent comme une tempête, une entité indomptable dotée d’une volonté propre. La voix, elle, voltige, glisse sur ces montagnes russes. Les transitions et changements d’intensité ne sonnent que rarement comme des gimmicks ; les accalmies laissent le temps de reprendre quelques repères, de regarder autour de soi. Qui dit « gaze » dit démultiplication de guitares, et puisque le groupe n’a pas l’intention de tourner pour cet album, il s’en donne à cœur joie.
Kardashev intègre les codes de divers styles de death. Le rendu ne s’apparente cependant pas à un immense défouloir (quand bien même les auditeurs dont la nuque démange y trouveraient leur compte), et cherche plutôt à nous tirer une larme. L’ensemble reste carré, millimétré, mais un côté organique demeure. Les sensations sont semblables à celles insufflées par du death symphonique, mais sans recours à une pléthore d’instruments. Le chant flexible de Mark Garrett se pare de mélanges et d’harmonies. N’ayant pas abandonné sa gestuelle si particulière, cet interprète singulier va jusqu’à occasionnellement tirer sur ses joues pour altérer sa voix. « Compost Grave-Song » évoque la victime d’un destin tragique qui s’époumone face à l’océan, dernier recours pour évacuer ce qui l’accable. L’impact résultant n’a rien à envier à la puissance d’un Joe Duplantier, période From Mars To Sirius (les sous-titres de la vidéo officielle débutent d’ailleurs par « Gojira riff »…) L’usage du chant clair peut rappeler la voix invitée sur The Xun Protectorate de Khonsu, même si on est à des années-lumière de leurs arrangements industriels. Cette manière de faire surgir une mélodie au cœur du chaos donne également envie de se plonger dans du death mélodique. Mark rate peu d’occasions d’exprimer un côté plus intime, sans que le groupe nous prive de déluges de percussions avant (voire pendant) ces envolées.
Les membres ont pu satisfaire leurs appétits scientifiques au cours des premières années d’existence de la formation ; Peripety et Iota, quant à eux, étaient focalisés sur le vécu de Mark. The Baring Of Shadows a pris le risque, outre l’affirmation stylistique, de laisser sur le palier la science-fiction, la philosophie, et même les expériences subjectives. À travers cinq histoires qui n’étaient pas les leurs, les membres ont peint une fresque sur l’empathie, rempart contre la charge émotionnelle intense qui déchirait les États-Unis. Le groupe a souhaité montrer son attachement au progressif en utilisant une histoire comme tuteur pour cet album, un format se prêtant parfaitement à quelques insertions narratives, assurées par le batteur aussi bien vocalement que par sa plume. Liminal Rite vient nous interroger sur la frontière parfois ténue entre nostalgie et obsession, et sur le rôle de la culpabilité dans ces concepts. Le passé peut en effet, dans notre esprit, prendre des formes trompeuses pour mieux nous hanter – d’où le champ lexical fantomatique qui envahit les titres. Si Kardashev a autrefois traité de voyages temporels, ici ce n’est qu’une image… ce qui n’enlève rien au caractère intrigant voire terrifiant du récit. On pourrait rapprocher cette œuvre de celles traitant d’Alzheimer, comme le récent film The Father.
Le prologue trouvera sa réponse dans la conclusion de l’album, tandis que l’interlude central « The Blinding Threshold » sert de pivot tout en faisant écho au titre de l’album, « liminal » pouvant renvoyer à la notion de seuil ou de transition. Chaque moitié du disque forme un acte – une impression accentuée par des transitions bien léchées, à l’instar de celles de The Baring Of Shadows. « Beyond The Passage Of Embers », leur plus long morceau à ce jour, sonne très tôt comme une conclusion, mais parvient à tenir en haleine, notamment via l’intervention du saxophoniste de Bohren & Der Club Of Gore, spécialisé dans les ambiances feutrées mais sombres. Une fois tous les éléments en place, la fin s’impose, écrasante, cousine de la chute abyssale du Pelagial de The Ocean. Le chant des cigales y remplace les eaux glacées, et s’avère plus oppressant que rayonnant… aussi bien pour l’auditeur que pour le narrateur, qui ne manque pas d’achever de nous clouer en transmettant son ressenti.
À défaut de tourner, le groupe n’en communie pas moins avec sa fanbase, agrandie à grand renfort de streams (composition, analyse de leurs thématiques… et parties de jeux vidéo). Un programme de support permet également aux adhérents de faire des suggestions lors du processus de composition. Liminal Rite est assurément tragique, mais une fascination presque morbide nous intime de poursuivre l’observation, écarquillant même les yeux. Le cataclysme est grandiose et les déflagrations lumineuses, et on s’y jette avec passion. Les éléments et le talent étaient déjà là ; Kardashev et Metal Blade nous les servent ici sur un plateau ornementé, avec une présentation travaillée. Tout est prêt pour accueillir des invités plus nombreux et affamés que jamais. À partir de là, reste à voir si la formule va s’essouffler ou ouvrir d’autres horizons.
Clip vidéo de la chanson « Glass Phantoms » :
Clip vidéo de la chanson « Compost Grave-song » :
Album Liminal Rite, sortie le 10 juin 2022 via Metal Blade Records. Disponible à l’achat ici