Des artistes comme Kvelertak à l’identité unique, dans le sens le plus littéral du terme, font se demander d’où vient une telle originalité et surtout si elle est naturelle. Et il est courant de penser que cela est issu d’un processus conscient allant de la volonté initiale de faire ce qui n’a jamais été fait par le passé à l’expérimentation de mélanges jusqu’alors improbables. Il est effet difficile, quand on écoute par exemple « 1985 », le single de Nattesferd, le nouvel album de Kvelertak, de s’imaginer les Norvégiens arriver spontanément à ce mélange entre un chant quelque part entre le black metal et le harcore et une section instrumentale classic rock voire hard FM.
Mais ce serait en conclure que l’innovation, qu’elle soit artistique ou dans d’autres domaines, est forcément issue d’un processus réfléchi et prémédité. Et il apparaît dans cette interview, que les musiciens de Kvelertak, s’ils ont un désir manifeste de ne pas tomber dans une routine, ne sont pas du genre à coller deux influences opposées pour le principe, ni a trop préméditer ce qu’ils font. D’ailleurs, l’effet d’accroche irrésistible de la musique du groupe en concert, passés quelques courts instants où l’on se sent dérouté, semblent prouver que le processus artistique est au contraire très naturel et immédiat.
Et c’est d’ailleurs le seul véritable objectif que se fixe le groupe, sa décision d’enregistrer live et de le faire dans son pays d’origine, n’étant pas étrangère à cet état d’esprit.
« Tu sais, nous faisons partie d’une énorme conspiration Illuminati, c’est pour ça que le groupe se porte si bien et c’est aussi pour ça que nous sommes représentés par une chouette [petits rires]. Nous sommes soutenus par des puissances cachées [rires]. »
Radio Metal : Nombreux sont-ils dans la presse à qualifier votre nouvel album Nattesferd d’album metal le plus attendu de l’année, en raison du succès de vos deux premiers disques. Est-ce que vous avez ressenti cette pression ?
Erlend Hjelvik (chant) : Non. Les gens nous demandaient exactement la même chose avant le second album, en disant : « Qu’est-ce que ça va faire de donner une suite au premier album ? » Ils se disaient que ça allait être un second album difficile. Mais non, je pense que c’est difficile uniquement si tu réfléchis trop aux attentes des gens. Depuis le premier jour, lorsque nous avons formé le groupe, nous faisons de la musique pour nous-mêmes et la chose la plus importante est que nous, en tant que groupe, nous aimions notre propre musique. Tant que nous faisons ça, je crois que le reste se passera bien.
Du coup, quel était votre état d’esprit lors de la composition de ce nouvel album ?
Nous avons travaillé sur cet album pendant un an, donc c’est un peu difficile à identifier mais je suppose qu’il y a eu plein de… Nous avons eu de longues pauses après avoir énormément tourné pour le second album et aussi le premier ; nous n’avons eu presque aucun temps mort entre le premier et le second album. C’est pour ça que nous avons été un peu lents après le second, je pense que nous avions besoin de nous détendre. Mais ça fait comme si nous travaillions sur cet album depuis longtemps, alors qu’il a été retardé à plusieurs reprises à cause de choses comme… Nous avons eu l’occasion de tourner avec Slayer et Anthrax, et tu ne peux pas refuser ça. Mais je suis super content de la façon dont tout le processus de composition s’est passé. C’est sûr que la majorité de l’écriture s’est faite les quelques derniers mois et c’était bien. Nous avons l’impression d’être de plus en plus un groupe à nouveau parce que cet album était davantage un travail collectif. Avant, c’était Bjarte [Lund Rolland], notre guitariste, qui faisait grosso-modo toutes les chansons complètes, ensuite nous les répétions dans notre local. Mais maintenant, les gens amènent un riff sur la table et nous voyons ensemble comment compléter la chanson. Donc ouais, c’est bien !
Lorsque nous avons parlé à Vidar Landa en 2013, il nous a dit que la seule chose dont vous ayez parlé avant de faire Meir était que vous vouliez « plus de chœurs et essayer d’utiliser le plus possible de membres du groupe qui sont capables de chanter. » Du coup, qu’avez-vous voulu améliorer cette fois ?
[Rires] Vidar a dit ça ? Je ne me souviens pas l’avoir entendu le dire mais tu as raison, avant le second album, nous avons dit beaucoup de choses quant à la façon dont nous voulions que cet album soit et, au bout du compte, le résultat n’avait pas grand-chose à voir [petits rires]. Je suppose que cette fois, nous n’avons rien dit. Nous faisions juste ce que nous faisions. Nous n’avons rien planifié. Il est ce qu’il est. Je suppose que cet album est plus influencé par le classic rock, je dirais, qu’avant mais c’est comme le bon mieux dicton : faisons en sorte que ça reste simple et stupide (« keep it simple stupid », en anglais, NDT). Par exemple, les lignes de basses sont plus simples, ça a été l’album le plus facile à enregistrer pour Marvin [Nygaard]. C’était ça notre approche. La seule chose qui s’est passée, c’est qu’après avoir écrit quelques chansons et que nous voyions la tournure que prenait l’album, je me souviens être en train de dire dans la salle de répétition : « Ok, il nous faut au moins une chanson heavy supplémentaire. » Et c’est là que nous avons fait « Berserkr » pour avoir le bon équilibre. C’est la seule chose qui s’est passée.
Vous avez pour la première fois enregistré chez vous, en Norvège. Qu’est-ce que ça a changé ?
C’était simplement plus pratique, puisque nous vivons en Norvège. Avant, nous devions voyager aux Etats-Unis et c’était cool parce que c’est bien de se retrouver tous ensemble en tant que groupe mais, tu sais, en vivant tous les six dans une maison, nous avons fini par en avoir marre les uns des autres ! [Petits rires] Et puis tu dois t’inquiéter de finir tout le truc avant de prendre l’avion pour retourner chez toi parce que tu es obligé de prendre les billets à l’avance. C’était donc une bonne chose de ne pas avoir à se soucier de ces choses, de pouvoir passer la journée au studio et puis revenir chez soi, traîner avec d’autres gens. Ce n’était pas aussi intense, je dirais. C’était bien plus relax d’enregistrer en Norvège. Aussi, nous avons enregistré les choses en live cette fois, du coup c’était une expérience complètement différente.
Qu’est-ce qui vous a fait penser que c’était le bon moment pour autoproduire l’album plutôt que de continuer avec Kurt Ballou qui s’est chargé des deux albums précédents ?
C’est simplement que nous voulons que ça reste intéressant. Nous voulons essayer de nouvelles choses. Je pense que ce serait ennuyeux si nous allions chez Kurt Ballou à chaque fois que vient le moment de faire un album. C’était sympas de le faire sur les deux premiers albums mais, cette fois, nous avons ressenti qu’il était temps d’avoir une nouvelle approche, simplement pour que ça reste intéressant pour nous et pour les fans. Ce n’est pas quelque chose à laquelle nous avons dû réfléchir ou discuter, c’était implicite.
Les albums produits par Kurt Ballou ont un son très distinct. Du coup, penses-tu que les deux premiers albums ne montraient pas exactement le véritable son de Kvelertak ? Penses-tu que ce nouvel album sonne plus personnel ?
Oui, je dirais ça. Evidemment, les deux premiers albums sonnent bien mais je ne pense pas que ce soit une représentation fidèle à cent pour cent de la façon dont sonne le groupe lorsqu’on va nous voir en concert. Et c’est pour ça que nous avons fait l’album ainsi, en enregistrant live. Ça fait maintenant tellement d’années que nous tournons, du coup ça avait du sens d’utiliser toute cette expérience ou tout ce que nous avons appris avec les années, mettre ça en évidence dans l’album. Je dirais que c’est l’album qui sonne le plus Kvelertak à ce jour. Je trouve qu’il sonne plus organique et dynamique. C’est plus naturel, en fait. Je suis super content du résultat.
« Je n’aime pas la direction que prennent les choses de nos jours. Je trouve qu’internet est en train de ravager les gens [petits rires]. »
Vous avez aussi choisi de ne pas refaire appel à John Baizley qui avait fait les illustrations des deux précédents albums. Cherchiez-vous une nouvelle interprétation visuelle de votre musique ?
C’est comme ce que j’ai dit avant, nous voulions quelque chose de nouveau, avoir un nouveau studio mais aussi une nouvelle personne pour faire la pochette. Ça serait ennuyeux si nous faisions à chaque fois la même chose. Nous savons tous comment Kvelertak est censé sonner et quel type d’esthétique convient au groupe. C’est comme lorsque tu regardes nos t-shirts, il y a certains thèmes et tout semble un peu lié, je pense, même si nous faisons appel à des personnes différentes. John Baizley a fait du très bon boulot avec les deux premières pochettes mais… Arik Roper, le mec qui a fait la nouvelle pochette, je voulais faire appel à lui depuis que nous avons démarré le groupe, donc c’était bien d’enfin pouvoir le faire. Ça semble être une suite naturelle à ce que John Baizley a fait pour nous. C’était parfaitement sensé de faire appel à lui. Je trouve le résultat magnifique. Ça pourrait être quelque chose venant d’un roman de science-fiction des années soixante-dix ou quatre-vingt. C’est donc une esthétique parfaite pour l’album.
La chouette est de retour sur l’illustration. Qu’est-ce que cet animal symbolise pour le groupe ?
Tu sais, nous faisons partie d’une énorme conspiration Illuminati, c’est pour ça que le groupe se porte si bien et c’est aussi pour ça que nous sommes représentés par une chouette [petits rires]. Nous sommes soutenus par des puissances cachées [rires]. C’est une blague mais c’est juste que c’est un animal cool et mystérieux. Il va vraiment bien avec notre musique et nous l’utilisons presque depuis que nous avons formé le groupe. Lorsque nous avons fait notre première collection de démos nous-mêmes et avons pressé nos propres CDs, nous avions une illustration [avec une chouette] et nous n’avons depuis jamais arrêté de l’utiliser. C’est une mascotte pour nous.
Le premier single de l’album s’intitule « 1985 ». Qu’est-ce que cette année a de spéciale pour en avoir fait une chanson ?
C’est juste la première chose qui m’est venue en tête lorsque j’ai écouté la chanson, quand est venu le moment d’écrire les paroles. Je suis né en 1985 mais ce n’est pas pour ça que je l’ai écrite. Je suppose que c’est simplement que j’ai commencé à penser à l’album 1984 de Van Halen et ensuite j’ai pensé à George Orwell qui avait un livre qui portait le même titre, et j’ai commencé à réfléchir au monde dans lequel nous vivions. Je ne veux pas donner l’impression d’être un vieil homme aigri mais je n’ai que 31 ans et, en gros, je pense que les choses étaient bien moins compliquées et que les gens étaient plus heureux avant. Je n’aime pas la direction que prennent les choses de nos jours. Je trouve qu’internet est en train de ravager les gens [petits rires]. Voilà de quoi parle cette chanson.
Il y a une tradition dans les albums de Kvelertak qui est d’avoir une chanson « Nekro ». Sur le premier album, il y avait « Nekroskop », sur le second, c’était « Nekrocosmos » et maintenant, il y a « Nekrodamus ». Quelle est l’histoire derrière ça et qu’est-ce qui relie ces chansons ?
[Rires] Ouais, ce n’était pas si conscient. Ça s’est fait un peu comme ça. La première fois, ce n’était qu’un titre de chanson et ensuite, pour le second album, « Nekrocosmos » m’est venu à l’esprit parce que je pensais à macro-cosmos et j’ai commencé à penser à « Nekrocosmos », et j’ai dit : « Ok, c’est sympa qu’il y ait un genre de lien. » Et la même chose s’est produite sur le troisième album avec « Nekrodamus », ça s’est juste installé dans mon cerveau. Je trouvais que ce serait marrant d’avoir une chanson « Nekro » sur chaque album. Aussi parce qu’au début, lorsque nous sonnions de façon calamiteuse et que nous faisons d’horribles démos [petits rires], nous avions pour habitude de dire que nous jouons du « necro n’ roll ». C’est donc, en gros, un renvoi vers ça.
Qu’est-ce que le nom de l’album, Nattesferd, signifie ?
Ça signifie « voyage de nuit ». A l’origine, c’était censé être un autre titre mais lorsque nous avons vu l’illustration, ça nous a paru logique de l’appeler ainsi. Toute l’atmosphère que nous a procuré l’illustration colle à la chanson et je trouve que « voyage de nuit » est une bonne description de l’album. Et avec un peu chance, les gens y verront un peu une référence à l’album Fly By Night de Rush qui a aussi une chouette sur sa pochette [petits rires].
Et c’était quoi le titre originel ?
Ça, je ne vais pas le dire, au cas où les gens le préfèrent [rires]. C’est un secret.
« Je prends ça comme un compliment lorsque les gens nous regardent en pensant ‘mais c’est quoi ce bordel ?’ et ensuite je vois leurs têtes commencer à bouger. C’est généralement ce qu’il se passe lorsque les gens viennent nous voir en concert. »
Tu as déclaré que vous n’aviez « pas peur de dire que ceci est [votre] meilleur album à ce jour. » Qu’est-ce qui te fait penser ça ?
Comme je l’ai dit plus tôt, nous l’avons enregistré en live et, simplement, j’aime comment il sonne. Il sonne plus authentique que les deux autres albums, je dirais. C’est ce qui fait que je le préfère. Aussi, certaines chansons sont parmi les meilleures que nous ayons jamais écrites. A titre personnel, mes préférées sont « Dendrofil For Yggdrasil », la première piste, et « Onskapens Galakse ». Je ne veux pas faire mes propres louanges [petits rires] mais je suis assez confiant lorsque je dis que « Onskapens Galakse » est la meilleure chanson que nous ayons jamais faite ! J’en suis super fier !
Votre musique est assez unique et mélange une grande diversité d’influences, du black metal jusqu’au classic rock, le folk rock, le punk, etc. Comment en êtes-vous arrivé au style et au son de Kvelertak au départ ?
C’est juste un reflet de ce que nous écoutons et ce que nous aimons en tant que personnes. Nous écoutons tous les types de musiques au sein du groupe. Différents membres ont des goûts différents. Nous prenons tout ce que nous aimons et les mettons dans un grand melting-pot. Peu importe vers quel style nous penchons, ça sonne toujours comme Kvelertak. Ce n’est pas quelque chose à laquelle nous réfléchissons trop mais nous aimons toutes sortes de musiques des Beach Boys jusqu’à Burzum [petits rires] et tout ce qu’il y a entre. C’est un peu difficile de répondre mais c’est juste un hommage à toutes les choses que nous aimons, en gros.
Est-ce qu’il y a une ligne à ne pas franchir, des styles et influences à ne pas utiliser dans une chanson de Kvelertak ?
Ouais, bien sûr, la musique tropical house et le jazz n’entreront jamais dans l’univers de Kvelertak [petits rires]. Ouais, nous restons attachés au rock n’ roll. Il y a même un truc qui sonne comme de la country sur cet album. Je n’aurais jamais cru que ça arriverait mais il y a une partie sur la chanson « Heksebrann » qui sonne presque comme quelque chose qu’on entendrait sur un album de country rock. Nous n’arrêtons pas de découvrir des choses mais… Je ne pourrais jamais dire jamais mais je suppose que… [Il se reprend] Ouais, je dirais que si nous aimons la musique, alors ça entrera dans l’univers de Kvelertak [petits rires]. La musique que tu écoutes se glisse toujours dans ton subconscient. Donc les chansons sont le résultat de tout ce que nous écoutons.
Tu as dit au cours d’une interview que tu avais vu des gens qui vous découvraient sur scène être d’abord sceptiques puis finir par bouger leur tête sur la musique. Est-ce le genre de sentiment et de musique que vous vouliez créer : aussi bien étrange qu’irrésistible ?
Ouais ! Et je prends ça comme un compliment lorsque les gens nous regardent en pensant « mais c’est quoi ce bordel ? » et ensuite je vois leurs têtes commencer à bouger. C’est généralement ce qu’il se passe lorsque les gens viennent nous voir en concert. Peut-être que les gens écoutent les deux premiers albums et se disent « nah, ce n’est pas mon type de musique » mais… Comme en Norvège, nous avons tout type de fans, des filles de seize ans jusqu’à des motards de cinquante ans, donc je crois que les gens doivent venir nous voir en concert et ensuite ils sauront vraiment quoi penser de nous.
Comme on l’a dit, cet album a été enregistré en Norvège. Plus généralement, à quel point votre pays influence le groupe ?
Kvelertak n’aurait jamais été Kvelertak si nous ne vivions pas en Norvège. Je pense que ce serait impossible dans un pays différent, sauf peut-être si nous étions Suédois, je pense, parce que nous partageons beaucoup d’Histoire, ou Islandais peut-être aussi… Mais je suis inspiré par la mythologie nordique, la nature et le vieux folklore. Donc ouais, ça a eu un grand impact sur nous. Et le fait de chanter en Norvégien est naturel pour nous, c’est une grosse part de notre son et ça le rend davantage unique. Bon, nous sommes un groupe norvégien, c’est aussi simple que ça !
En 2014, vous avez été invités à jouer aux Grammys norvégiens et avez réalisé une impressionnante performance. Comment c’est arrivé et comment c’était de prendre part à ça ?
Je n’ai aucune idée de comment s’est arrivé ! On nous a demandé de le faire, donc bien sûr, nous avons accepté. Cette chaine de télévision, NRK, c’est un peu la chaîne nationale. A chaque fois que nous y jouons, ils font toujours du très bon boulot sur le son et ce genre de choses. C’est amusant à faire. Et bien sûr, c’est amusant lorsque tu peux faire quelque chose de spécial, comme ramener ces cinq batteurs avec des masques de chouettes qui, en fait, étaient des genres de gardes nationaux et aussi deux musiciens locaux – Morten Abel et Thomas Dybdahl – qui sont parmi les plus grandes stars en Norvège. C’était en fait une idée que nous avons eu lorsque nous étions en tournée, après avoir bu trop de tequila : « On devrait demander à ces mecs de jouer de la guitare au début de ‘Evig Vandar’ ! » [Rires] Ils se sont juste retrouvés à jouer de la guitare et rien d’autre [petit rires]. En gros, c’est simplement nous en train de faire les fous.
Interview réalisée par téléphone le 31 mars 2016 par Philippe Sliwa.
Retranscription & traduction : Nicolas Gricourt.
Photos : Stian Andersen (1) & Paal Audestad (2 & 3).
Site internet officiel de Kvelertak : kvelertak.com