Comme chaque année, avec le printemps arrive la saison des festivals : avant les blockbusters de l’été, des festivals aux proportions plus modestes préparent le terrain. Et comme chaque année en avril, le Roadburn, qui a lieu à Tilbourg aux Pays-Bas et qui en était cette année à sa vingtième édition, ouvre la voie. Littéralement certes, mais aussi figurativement tant le festival s’attache à mettre en valeur les figures montantes des scènes diverses qu’il met à l’honneur. En effet, ses débuts consacrés uniquement au stoner sont loin : chaque année, la programmation s’élargit un peu plus, explorant toutes les possibilités et les interprétations possibles de ce que Walter Hoeijmakers, le directeur artistique du festival, appelle la « heaviness ».
Des cérémonies païennes de Heilung à l’electro agressive de Pharmakon, des marathons psychédéliques de Seven That Spells au bon vieux death d’At The Gates, en une trentaine de groupes par jour sur quatre jours, les déclinaisons sont infinies. Autant d’approches différentes d’une lourdeur littérale, émotionnelle ou symbolique, réunies au sein d’une édition particulièrement dense en émotions : avec notamment trois performances uniques au centre desquelles se sont nouées mort et renaissance, cette édition 2019 a célébré la puissance de catharsis de cette fameuse « heaviness », qui, une fois de plus, a réuni environ 4000 festivaliers par jour dans une communauté éphémère plus soudée que jamais. De ces quatre jours riches en émotions donc, voici dix performances qui ont particulièrement retenu notre attention.
Evénement : Roadburn
Dates : 11-14 avril 2019
Salle : Poppodium 013
Ville : Tilbourg [Pays-Bas]
Molasses
Depuis l’année dernière, le Roadburn propose des performances élaborées spécialement pour l’occasion : c’était le cas du Waste Of Space Orchestra qui réunissait Oranssi Pazuzu et Dark Buddha Rising en 2018, par exemple. Cette fois-ci, c’est la scène hollandaise qui est à l’honneur grâce au soutien de la région et de la ville. Si le nom du premier de ces projets, Molasses, n’est peut-être pas familier, les visages que l’on retrouve sur scène en revanche le sont : il ne s’agit de nuls autres que des membres de feu The Devil’s Blood moins Selim Lemouchi, leur leader décédé en 2014. Réunis sur scène pour la première fois depuis le concert-hommage à ce dernier qui avait eu lieu exactement au même endroit en 2014, accompagnés pour l’occasion de membres d’Astrosoniq, Birth of Joy et Donnerwetter, ils proposent des titres inédits composés pour l’occasion. Moins sombre et occulte que The Devil’s Blood, leur rock psychédélique semble à la fois nouveau et familier : en clair-obscur, la performance oscille entre les moments presque douloureux où Lemouchi brille par son absence, et des instants d’éclat, où le groupe semble émancipé de ce passé à la fois illustre et lourd. Farida Lemouchi, chanteuse et sœur de Selim, qui désormais chante ses propres mots, a abandonné sa posture théâtrale et hiératique et bouge, comme libérée. Une manière de faire triompher la vie sur tout le reste.
Lingua Ignota
Dans la Green Room, c’est à d’autres démons d’être exorcisés : Kristin Hayter prend place au milieu de la salle en tant que Lingua Ignota – langue inconnue en latin. Et en effet, la performance ne ressemble à rien de connu : perdue dans l’ombre au milieu d’un public recueilli avec un clavier et des lampes aveuglantes, l’Américaine, chanteuse et pianiste classique de formation, entremêle passages à la beauté lumineuse et hurlements déchirants. Entre piano-voix d’écorchée vive, noise assourdissante, reprise du mythique « Jolene » de Dolly Parton et invocation de la déesse Némésis, Hayter décrit par le menu tortures vécues et projetées : elle ne cache pas que son premier album, All Bitches Die, a été conçu comme une vengeance. Ayant dû faire face à des relations abusives et à la violence conjugale, hors de question pour elle de se contenter d’une posture de victime contrite : il s’agit de répondre à la violence par la violence. Inspirant un mélange de catharsis jubilatoire et de sainte terreur, la performance de l’artiste marque, et devant son succès, un deuxième concert est ajouté le lendemain à la programmation, cette fois-ci au Ladybird Skatepark.
Triptykon & Metropole Orkestra
La deuxième performance commissionnée spécialement pour le festival s’annonce historique : en effet, il ne s’agit de rien de moins que d’achever le cycle entamé par Celtic Frost avec « Rex Irae (Requiem) » dans Into The Pandemonium en 1987, et clôt (provisoirement) par « Winter (Requiem) » dans Monotheist en 2006. Et à événement exceptionnel, moyens exceptionnels : les deux morceaux seront interprétés par Triptykon, le dernier groupe de Tom G. Warrior, et par un véritable orchestre, le Dutch Metropole Orkest. De plus, un morceau inédit a été composé par Warrior pour relier les deux autres. Sur scène donc, l’installation est spectaculaire : des dizaines de musiciens étroitement alignés devant un chef d’orchestre, et de chaque côté, les membres de Triptykon. Dès les premières notes de « Rex Irae », l’émotion est palpable : plus de trente ans après sa sortie, les fans n’espéraient même plus pouvoir entendre un jour ce morceau en live… La majorité du set est consacrée au morceau inédit, qui a été composé en collaboration avec l’orchestre : oscillant entre lourdeur écrasante et beauté mélancolique, s’y succèdent passages presque tribaux et moments plus méditatifs. Célébration de ce que fut Celtic Frost alors que la mort de Martin Ain en 2017 refermait sans espoir possible l’histoire du groupe, double hommage à la double perte à l’origine du projet (Martin Ain pour Tom G. Warrior, Bidi van Drongelen pour Walter Hoeijmakers), cette performance tenait aussi de la consolation, et finalement du triomphe de la création. Pas mal, pour l’auteur de « Triumph Of Death »…
Anna von Hausswolff
Quelques heures plus tard, l’installation sur la Mainstage est plus modeste et l’entrée en matière se fait en douceur sur « The Truth, the Glow, the Fall », mais les spectateurs s’apprêtent à voir ce qui se révélera être sans doute le concert le plus lourd du week-end : la chanteuse et organiste suédoise Anna von Hausswolff prend place devant une salle déjà bien pleine, entourée de ses musiciens. Dès la première montée en puissance, servie par la sonorisation décidément remarquable de la salle, on est sidéré par la force de la voix de l’artiste, et par l’ampleur des chansons, qui en live semblent trouver un espace à leur mesure. Le dernier album, Dead Magic, est à l’honneur, mais quelques titres de The Miraculous seront aussi proposés. Entre le merveilleux de « Pomperipossa » et les passages cauchemardesques d’« Ugly and Vengeful », Anna von Hausswolff se révèle fascinante et insaisissable, une minute féerique, la suivante redoutable, petite silhouette qui danse comme une Ménade derrière son synthétiseur. Le son de l’orgue est monumental et écrasant, et l’intensité de la performance bouleversante : l’habituel va-et-vient des festivaliers entre les salles est interrompu et la salle captivée jusqu’à un « Come Wander with Me/Deliverance » grandiose. Inoubliable.
Fauna
Cette année, la légendaire église du Roadburn, Het Patronaat, rend ses derniers services (elle a été rachetée et ne pourra donc plus être utilisée par le festival). Lieu privilégié des performances intimistes voire spirituelles, elle est l’écrin idéal pour les Américains de Fauna : pionniers discrets du Cascadian black metal, proches de Wolves In The Throne Room, ils poussent à la fois la furie du black metal et la vénération de la nature à leurs extrêmes. En résulte un set très ritualisé, où les musiciens se présentent cérémonieusement, pieds nus, recouverts d’argile, et se rassemblent autour d’un autel où brûlent les inévitables bougies et bâtons d’encens. Entre cérémonie païenne (les musiciens tournent sur eux-mêmes, l’un d’entre eux semble mimer un oiseau, des traces rouges sont laissées sur les spectateurs du premier rang – on suppose qu’il échappe beaucoup de choses à notre œil profane) et black metal grandiose et écorché, les Américains proposent un set unique et habité.
Mono
On avait raté Mono qui jouait le jeudi soir « Hymn To The Immortal Wind » en compagnie du Jo Quail Quartet : coup de chance pour nous, un nouveau set a été annoncé le lendemain, remplissant on ne peut mieux le vide suspect laissé dans le programme entre Fauna et Messa. Pour l’occasion, les Japonais, dans une salle pleine à craquer malgré l’annonce tardive du concert, proposent un set remarquablement lourd et noise qui met à l’honneur leur album Nowhere Now Here, dont les titres occuperont près de la moitié du concert. Vastes paysages de guitares saturées, lourdeur cataclysmique, volutes et accalmies ; le public se fond complètement dans les longs titres instrumentaux du quatuor, à la fois expressifs et nuancés. Une pause régénérante au milieu d’un festival qui met parfois les nerfs à rude épreuve, que ce soit de la meilleure manière qui soit – performance éprouvante et cathartique – ou de la pire – même le Roadburn n’est pas protégé des festivaliers qui discutent au milieu de la fosse pendant des sets entiers !
At The Gates
Comme tous les ans, le festival invite un curateur qui aura l’opportunité de programmer les groupes de son choix. Cette année, c’est Tomas Lindberg d’At The Gates qui s’y colle, pour un événement intutlé « The Burning Darkness », et une sélection aussi variée qu’At The Gates est purement death : on y trouve ainsi Anna von Hausswolff et Mono donc, mais aussi le rock psychédélique de Loop et les envolées goblinesques et funky de The Exorcist GBG. Et puis, évidemment, At The Gates eux-mêmes, pour une performance taillée pour l’occasion. Dès l’entrée du groupe sur scène, pas de doute, on assiste à un moment unique : c’est par une reprise de « Red » de King Crimson que les Suédois décident en effet d’ouvrir leur set ! Et ce qui suivra sera un mélange de ce que le groupe sait faire de mieux – un death dynamique et accrocheur dans le plus pur style de Göteborg –, revisitant ses plus grands classiques pour l’occasion, et de performances inédites typiquement Roadburn, comme une reprise de « The Tempter » de Trouble en compagnie de Matt Pike (Sleep), des visites de Rob Miller d’Amebix et du Jo Quail Quartet, et notre favorite : une reprise surréaliste du légendaire « Koyaanisqatsi » de Philipp Glass en compagnie d’Anna von Hausswolff. Bref, de quoi contenter les fans du groupe comme les amateurs de curiosités. Les Suédois termineront sur un « The Night Eternal » d’anthologie, devant un public aux anges.
Maalstroom
Pour mettre en valeur les talents locaux, le festival consacre durant toute une journée l’église Het Patronaat à la scène black metal néerlandaise. Particulièrement bouillonnante, elle est présentée à la fois dans ses singularités et dans sa cohésion, notamment avec la troisième et dernière performance commissionnée pour l’occasion, Maalstroom, qui voit ces groupes réunir leurs forces et leurs talents pour créer un projet unique. Se succèdent donc, entre autres, les masques étranges de Laster, le black très hardcore de Terzij De Horde et les riffs anguleux de Dodecahedron. Lors de cette performance en particulier, l’émotion est à son comble : la veille avait été annoncé le décès de Michiel Eikenaar, ancien chanteur du groupe et figure centrale de la scène locale. Alors que dans les premiers rangs, les proches du groupes semblent légitimement bouleversés, la performance n’en est que plus intense et viscérale, et par là même le meilleur hommage qui soit. Sous ces mêmes auspices de création et de destruction s’inscrit Maalstroom : les membres de Fluisteraars, Terzij De Horde, Grey Aura, Witte Wieven, Verwoed, Laster, Turia et Project Nefast, rejoints sur scène par Ryanne van Dorst (Elle Bandita) le temps d’une chanson, proposeront un set intense et complexe dans une Het Patronaat pleine à craquer qui laissera d’ailleurs, comme souvent hélas, de nombreux festivaliers sur le carreau…
Marissa Nadler
Après trois journées de festival plus que roboratives, la douceur et la simplicité de Marissa Nadler sont salvatrices. Seule avec sa guitare et des effets d’échos sous des lumières bleutées, elle propose un set mélancolique tout en nuances, de l’amer « For My Crimes » au chatoyant « Poison ». Rejointe par Stephen Brodsky de Cave In avec qui elle a sorti un album, Droneflower, en début d’année, pour deux titres lourds et menaçants, elle distille des mélodies délicates sous lesquelles l’obscurité n’est jamais loin : après tout, c’est à l’occasion d’un duo avec Xasthur qu’on l’avait découverte il y a quelques années… Entre les chansons, Nadler discute avec fraîcheur et simplicité avec un public manifestement enchanté. Sensibilité à fleur de peau et vulnérabilité : la chanteuse rappelle s’il le fallait qu’il n’y a pas toujours besoin de lourdeur et de rangées d’ampli pour créer un concert intense et hanté.
Sleep
… Mais parfois, les rangées d’ampli ont du bon : clou du spectacle de ce festival, les Américains de Sleep ont snobé Coachella pour venir jouer non pas un mais deux sets au Roadburn. Quatre heures de show au total ; de quoi passer en revue une grande partie de la discographie de ces légendes du doom enfumé : le samedi, Holy Mountain est à l’honneur, et le dimanche, The Sciences, leur dernier album. En bonus, le légendaire Dopesmoker, The Clarity et d’autres titres. De quoi offrir un week-end inoubliable aux fans du groupe, venus se presser nombreux devant la Mainstage pour l’occasion. Le son est massif, les titres s’étendent à l’infini, le temps semble ralentir et se suspendre : Al Cisneros dodeline de la tête, manifestement transporté, image parfaite de la béatitude ; les riffs de Matt Pike vrombissent – il s’armera même d’une guitare acoustique sur « Some Grass » ; Jason Roede ancre la performance de derrière ses fûts. La foule headbangue comme une seule personne, véritable marée humaine en pleine communion. Groupe planant sur disque et transcendant en live, Sleep est une sorte d’apogée, un sommet qui semble ne pas finir, et dont il faudra pourtant redescendre en douceur pour revenir au monde réel, si peu séduisant qu’il soit en une froide soirée d’avril… Plus que jamais, le Roadburn est une parenthèse, et un rappel annuel de la raison pour laquelle nous sommes si nombreux à nous réunir autour de styles musicaux pourtant désagréables à bien des oreilles : parce qu’ils nous aident à vivre, tout simplement. Rendez-vous du 16 au 19 avril 2020 pour la prochaine édition !
Les artworks parcourant l’article sont sublimes. ça change du Hellfest.
Vivement la publication de l’interview de Mr Thomas Gabriel Fischer.
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