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Interview   

L’art total de Valnoir


En plus de quinze ans de carrière et après avoir avoir travaillé avec près de deux cents groupes, Metastazis, le studio de graphisme fondé par Valnoir, est parvenu à forger le style de toute une frange de la scène black metal contemporaine. En effet, si son champ d’exercice est plus vaste, s’étendant d’Alcest à Orphaned Land en passant par Der Blutharsch And The Infinite Church Of The Leading Hand et même As I Lay Dying (!), c’est surtout dans son style de prédilection, le black metal, donc, qu’il s’est illustré. De quoi faire un état des lieux, et nourrir un premier bilan avec une monographie qui sort ces jours-ci chez Timeless, Fire Work With Me. 276 pages, près de 2,5 kilos : il n’en fallait pas moins pour retracer une carrière protéiforme.

Tiraillé entre nostalgie et ambition, art contemporain et black metal, Valnoir fait de ses contradictions un terrain fertile, et feu de tout bois : ne rechignant ni devant une certaine impureté – fluides corporels, esthétiques controversées – ni devant les terrae incognitae – sérigraphie expérimentale, diplomatie nord-coréenne –, l’esthétique qu’il a définie au cours des ans et des projets est riche, élégante et radicale (il suffit de feuilleter Fire Work With Me pour comprendre qu’il n’y a aucune incompatibilité entre ces deux derniers termes).

Nous avons profité de la sortie de cet ouvrage copieux qui laisse autant de place à son activité de graphiste qu’à son travail avec l’artiste norvégien Morten Traavik (dont inénarrable concert de Laibach qu’il a contribué à organiser en Corée du Nord !) pour discuter de tout cela avec lui.

« C’est un peu illusoire de penser que sortir un bouquin à tirage relativement limité va laisser une trace historique ad vitam aeternam, mais ça me rassure de savoir que maintenant, c’est coulé dans le plomb. »

Radio Metal : Que représente pour toi le fait de sortir une monographie à ce moment de ta carrière ? Tu avais déjà sorti il y a quelques années un petit livre intitulé Croix De Bois, Croix De Fer, mais Fire Work With Me semble beaucoup plus ambitieux, beaucoup plus exhaustif, car tu remets vraiment en perspective ton travail d’une manière presque chronologique. Pourquoi maintenant ? Est-ce que tu as l’impression d’être à un tournant de ta carrière, de passer une étape ?

Valnoir : Croix De Bois, Croix De fer était juste un petit catalogue qu’on avait fait avec l’éditeur à l’occasion d’une exposition à Toulouse. Il n’avait pas grande prétention, c’était juste une petite compilation de travaux sur un petit format. Là, effectivement c’est un bouquin vachement plus ambitieux, beaucoup plus gros, qui pèse 2,5 kilos… Pourquoi le faire maintenant ? J’ai toujours eu envie de faire un bouquin, c’était une évidence. On est souvent trop pressé pour faire ce genre de chose, il faut savoir faire preuve d’un peu de patience, avoir quand même amassé un bagage suffisamment important pour mériter un livre… L’occasion a aussi été créée par mon éditeur, c’est lui qui m’a proposé de faire ce livre. Cela dit, ça fait une quinzaine d’années que je fais ce que je fais, et effectivement j’arrive à un moment où ce n’est pas que j’arrive au bout de ce que je peux faire dans le metal, mais disons que j’ai accompli la plupart des choses que j’avais envie d’accomplir. Ça ne veut pas dire que je vais arrêter, mais c’est vrai que j’ai travaillé avec quasiment tous les groupes avec lesquels j’avais envie de travailler, que j’ai poussé le truc relativement loin, et que donc c’est peut-être le moment de faire un point. On sort aussi un livre par peur de la mort, par peur de ne pas laisser de trace, de ne plus exister. C’est un peu illusoire de penser que sortir un bouquin à tirage relativement limité va laisser une trace historique ad vitam aeternam, mais ça me rassure de savoir que maintenant, c’est coulé dans le plomb. C’est lourd, posé sur une bibliothèque ; je peux me demander ce que je vais faire à partir de là.

De manière un peu latente dans le livre, il y a aussi le spectre des attentats de novembre qui ont peut-être été pour toi comme pour pas mal de monde une sorte de prise de conscience de sa propre mortalité…

Le bouquin était déjà bien avancé en novembre, mais il se trouve que j’étais en train de rédiger le gros texte d’introduction au moment des attaques, au moment où j’ai appris la perte d’une amie qui était une ex-petite amie, que deux autres copines s’étaient fait shooter mais avaient survécu… C’est vrai que c’est quelque chose qui hante ce bouquin de plusieurs façons. Je sais que dans trente ans, lorsque je le ressortirai, il me rappellera tout ça. Et effectivement, ce genre d’événement rend certaines choses extrêmement concrètes. Quand on passe la trentaine, il y a un début de prise de conscience de la mort, et là, ça rend les choses très solides. Ça n’a pas joué dans ma motivation de faire ce livre mais c’est vrai que ça en a durci certains éléments.

Le titre du livre, Fire Work With Me, est une allusion au « Fire, walk with me » de Twin Peaks j’imagine…

Oui, c’est une allusion à Twin Peaks. À l’origine, c’était une idée de ma copine. Ce n’est pas vraiment un hommage, on ne peut pas dire que le spectre de Twin Peaks hante mon corpus depuis le début, mais c’est une série et un film dont j’adore l’atmosphère. J’étais aussi intéressé par le jeu de mots : « fire work with me » qui donne à la fois « feu, fonctionne avec moi » et « feu, marche avec moi » en français, alors que « fire walk with me » signifie juste « feu, marche avec moi ». J’aimais bien ce double sens qui évoque la passion comme moteur de ce que je fais. La référence à Twin Peaks s’arrête assez vite en fait, je n’en ai absolument pas honte, j’en suis plutôt fier, mais si David Lynch fait partie de mes influences indirectes et lointaines, il ne faut pas non plus s’imaginer que c’est l’une de mes influences principales.

OK ! Moi j’y avais presque vu plus, parce que dans la série, « Fire, walk with me » fonctionne un peu comme une invocation du mal…

Évidemment, il y a tout ça, on peut approfondir l’interprétation et sans doute trouver plein de choses auxquelles je n’avais moi-même pas pensé. Ce choix de titre s’est fait assez naturellement, assez vite. Je me suis dit : « Ouais, ça colle, allez je prends ! » sans y réfléchir plus que ça, ça me semblait convenir, et je pense qu’il n’y aura jamais de conflit qui se révéleront plus tard par rapport à ça.

Plus concrètement, comment se passe ton travail avec les groupes en général ? Est-ce que ce sont eux qui viennent vers toi ? Comment est-ce que tu les choisis, et quel est leur niveau d’implication ?

La question de la prise de contact avec les groupes est assez récurrente, bizarrement… En fait, comme on pourrait s’y attendre, quand tu es jeune et que tu commences, comme tu n’as aucune visibilité puisque tu n’es pas connu, c’est toi qui démarche les groupes, et au fur et à mesure les choses évoluent, les groupes locaux commencent à te contacter, tu contactes des groupes un peu plus gros, et puis des groupes plus gros finissent par te contacter. Maintenant, c’est essentiellement les groupes qui me contactent. Ça m’arrive de démarcher moi-même quand j’ai vraiment un très gros coup de cœur pour un groupe et que je sens qu’ils sont suffisamment accessibles. Par contre, ce n’est pas parce que tu veux bosser avec Metallica que tu vas prendre directement contact, tu ne vas pas balancer un mail à contact@metallica.com et avoir une réponse, ça ne marche pas comme ça à partir d’un certain niveau ! Si tu n’as pas dans ton réseau quelqu’un qui peut contacter le groupe, c’est baisé : s’ils ne te contactent pas, tu ne travailleras jamais avec eux.

Au niveau de l’implication des groupes, il y a plein de cas de figure différents, rien n’est systématique. Il y a des groupes qui veulent être très impliqués, d’autres préfèrent te laisser carte blanche, ce qui peut parfois s’avérer être un cadeau empoisonné : quand, comme ça arrive parfois, ce sont des groupes qui sont somme toute sympathiques mais qui n’ont ni réel message ni réelle substance artistique, qui n’ont pas grand-chose à raconter sortis de leur musique elle-même, ce sera très difficile pour moi de trouver un sens, un message à ce qui n’en a pas. Je me retrouve devant une grosse page blanche. Dans ces cas là, tout l’univers du groupe est à créer, ce qui est toujours une tâche un peu délicate. Le taux d’implication du groupe dépend de la qualité de son univers et de la mainmise qu’il veut avoir sur l’artwork, tout en gardant à l’esprit le manifeste qu’il y a à l’entrée de mon site. Le dialogue va être plus ou moins approfondi, plus ou moins construit selon les groupes et leur volonté. Parfois aussi on discute un peu au début, je leur propose un concept qui leur va parfaitement et la discussion s’arrête là, ensuite je termine le travail. C’est toujours un peu au cas par cas.

« Je ne peux pas me permettre de refaire trois fois un artwork et de me faire casser les couilles par des mecs qui me payent 10 % de la somme que mon travail exigerait en temps normal si je travaillais avec des clients corporate. »

Justement, tu es connu pour cet avertissement à l’entrée de ton site où en gros, tu dis que Metastazis n’obéit pas à ses clients, que ton travail est à prendre ou à laisser, en tout cas pas négociable. Je me demandais si en travaillant dans le milieu où tu travailles, c’est-à-dire celui de musiques extrêmes où justement il semble qu’avoir une démarche radicale est requis, tu as eu besoin de ce manifeste ? Est-ce que ta démarche est mieux acceptée dans ce milieu-là qu’ailleurs ?

Première chose : on m’emmerdait avant, mais depuis que j’ai mis ça sur mon site, on m’emmerde beaucoup moins. J’ai fait en sorte que les gens ne puissent pas venir me voir sans avoir lu le manifeste. Ça fait un premier filtre, on vient toujours me voir en connaissance de cause. Parfois les gens viennent même un peu la queue entre les jambes et je dois les rassurer : « Non, attention, on peut quand même discuter, mais si vous me faites des remarques débiles, je ne les prends pas ! » Le guitariste d’un groupe norvégien avec lequel je travaille depuis très longtemps – dont je ne citerai pas le nom par respect pour le camarade en question – et pour lequel je viens de faire un artwork m’a écrit hier pour me dire : « Il y a un problème avec les couleurs : en Norvège, on a cette tradition de pull-overs bleu et rouge et là tu utilises du bleu et du rouge, ça me rappelle les pull-overs, est-ce qu’on peut changer ? » Je ne me suis même pas emmerdé à répondre à son mail, je pense qu’il va comprendre que s’il n’a pas de réponse, ça signifie que le fait que ça lui rappelle des pull-overs norvégiens n’est pas une critique recevable. Depuis que j’ai mis ce manifeste, les choses se sont facilitées.

C’est aussi quelque chose que j’impose dans ce milieu parce que souvent, on y travaille avec des budgets qui sont assez voire extrêmement limités, et je ne peux pas me permettre de refaire trois fois un artwork et de me faire casser les couilles par des mecs qui me payent 10 % de la somme que mon travail exigerait en temps normal si je travaillais avec des clients corporate. Ça aussi entre en compte. À l’époque où je travaillais en freelance pour des agences de communication avec des commandes pour Chanel ou Renault, j’étais payé 500 euros par jour pour faire des animations flash. Si je suis payé 500 euros par jour, je veux bien me faire casser les couilles. Je veux bien faire la pute, mais enfin je suis une escort girl, ce n’est pas la rue Saint Denis ici ! Si tu veux que je montre mon cul, il va vraiment falloir y mettre le prix ! De toute façon si tu bosses pour des boîtes de com’, ce n’est jamais pour faire des choses que tu mettrais dans ton salon, donc quoi qu’il arrive ta dignité d’artiste est déjà compromise. Mais quand je travaille pour le milieu du metal où je mets vraiment mes tripes sur la table, où j’y mets une partie de moi-même, ma sensibilité, mon univers, et tout mon cœur, si je peux comprendre que dans le fond mon travail ne convienne pas et que dans ce cas j’irai le modifier, je n’accepte pas qu’un mec dont le boulot est de faire des riffs et qui n’y connaît rien visuellement vienne me faire la leçon sur ma manière de concevoir une image. Non seulement pour des raisons budgétaires, mais aussi parce que c’est extrêmement déplaisant de voir son intégrité artistique remise en question par quelqu’un qui n’a pas l’autorité pour le faire, tout simplement.

Tes influences sont très larges et vont bien au-delà du folklore metal habituel, ce qu’on voit bien quand on feuillette Fire Work With Me. Comment est-ce que tu incorpores tout ça à ton travail ?

Le mal et la part noire de l’âme humaine, qui font partie des terrains d’exploration favoris du metal, ont une multitude de facettes dont l’univers visuel du metal n’explore en général qu’une fraction infime, ce qui le limite aux clichés qu’on connaît. En dehors du monde médiéval, de la peste noire, ou à l’inverse de l’industrialisation, ça ne va jamais chercher très loin, alors qu’en réalité il reste énormément de territoires à explorer. Avec quelques ajustements, ceux-ci s’adaptent extrêmement bien au monumentalisme du metal. C’est comme ça que je les incorpore : j’essaie juste de trouver des réponses différentes aux questions habituelles qui sont posées.

D’un côté, tu apportes ces nouveaux motifs et donc beaucoup de sang frais à l’imagerie du metal extrême, et de l’autre, on sent chez toi une nostalgie intense et sincère pour le black scandinave de la première partie des années 90, que ce soit avec le bouquin Krieghallen que tu avais sorti il y a deux ans ou avec Glaciation, ton projet musical. Il me semble qu’il y a deux dynamiques un peu opposées dans ton travail, et si je parlais d’étape de transition au début de l’interview, c’est aussi parce qu’en te lisant j’ai l’impression que la question de la maturité ou du passage à l’âge adulte du black metal, qui a commencé comme un truc très adolescent et qui maintenant, après vingt ans d’existence, peine parfois à se renouveler, te préoccupe un peu…

Tu soulignes en effet une espèce d’ambivalence, de paradoxe dans lequel j’évolue : c’est vrai que je vis dans une forme de nostalgie extrêmement puissante du milieu des années 90, période où j’ai commencé à écouter du black metal. J’écoutais du metal avant, mais en 1994, le black a vraiment été une révélation. Ça a été le véritable début de mon développement artistique et spirituel, pas seulement musical. C’était en effet quelque chose de très adolescent, qui vivait d’ailleurs très bien comme ça je trouve étant donné que j’étais moi-même adolescent ou post-adolescent à cette époque. C’était la seule chose dans laquelle je m’épanouissais. Maintenant, je suis tout à fait conscient qu’une partie très importante de cet univers artistique était bancale, parce qu’il était justement immature, adolescent, jeune tout simplement, et que la jeunesse brille par son énergie mais par contre peut pêcher par son immaturité et la courtesse de sa réflexion. Au contraire, maintenant ma démarche artistique a pour but d’être très adulte, très référencée, approfondie, réfléchie, mature, et tend justement à tourner le dos aux réflexions trop courtes, trop abruptes, et à la bêtise.

Le point de contact entre ces deux éléments, c’est le radicalisme scandinave, sa crudité, son aspect noir et blanc, son absence de kitsch, sa pureté protestante… Je m’y retrouve toujours, et c’est cette énergie que j’essaie de retrouver. Plus que la maturité du black metal, ce qui me préoccupe, c’est le fait qu’il soit devenu spirituellement trop adulte, modéré, et qu’il ait mis en grandissant beaucoup d’eau dans son vin. Le Black Metal avec son B et son M majuscules a pour colonne vertébrale la misanthropie, le rejet absolu et fondamental du christianisme et la radicalité des méthodes et du discours. Pour moi, ce sont des choses indissociables du black metal, même si elles peuvent s’incarner de manière différente. Je ne peux pas m’empêcher d’être agacé par des groupes de black à discours modéré, ça me ressort par les yeux, pour moi il y a aucune cohérence là-dedans. Qu’ils n’appellent pas ça du black metal, c’est tout ce que je leur demande. Sachant que je suis moi-même pas toujours très orthodoxe par rapport à cette espèce de foi que je prêche, parce que je suis moi aussi adulte, j’ai moi aussi des faiblesses… Je ne prêche et ne prie plus la mort comme je le faisais quand j’avais seize ans. C’est un peu difficile de vivre dans ce paradoxe, dans cette ambivalence, parmi des atmosphères, des univers, des ensembles de pensées qui sont complètement conflictuels et pas évidents à faire cohabiter.

Du coup qu’est-ce qui t’intéresse dans le black metal en ce moment ? Est-ce qu’il y a des groupes récents qui te parlent ?

Je ne sais pas trop quoi te répondre, c’est une question difficile parce que j’oublie toujours des choses… Je m’intéresse par exemple à la scène islandaise, comme pas mal de monde en ce moment. J’étais au festival Oration à Reykjavík il y a un mois et demi. Des groupes qui sont un peu tendance d’une certaine manière comme Nightbringer ou ceux de la scène de Trondheim m’intéressent parce que je trouve qu’il y a une flamme dans tout ça, en plus d’un certain brio artistique, d’une envie de très bien faire, de soigner les visuels et la musique, sans pour autant se vautrer dans une attitude mainstream. J’écoute énormément de vieux trucs comme Abigor, les vieux Ulver – et aussi des vieux Ulver un peu plus récents –, mais ça change du jour au lendemain, et le lendemain j’oublie ce que j’ai écouté la veille. Et bizarrement, j’ai l’impression que je me lasse un peu de la musique en ce moment, que j’apprécie moins, qu’elle me fait moins voyager. C’est peut-être le fait d’avoir vraiment la gueule dedans qui finit par me fatiguer un peu. Je ne vais plus voir de musique live, ça me fatigue prodigieusement, et c’est vrai que j’écoute de plus en plus de musique à bas volume chez moi, en fond… J’ai l’impression qu’en ce moment – je pense que c’est passager – je suis moins impliqué dans l’écoute de la musique que j’ai pu l’être à une certaine époque.

« Ma démarche artistique a pour but d’être très adulte, très référencée, approfondie, réfléchie, mature, et tend justement à tourner le dos aux réflexions trop courtes, trop abruptes, et à la bêtise. »

Justement, à côté de cette lassitude par rapport à la musique, on voit bien dans Fire Work With Me un certain attrait pour le monde de l’art contemporain. Au long de ta carrière, certains de tes projets t’ont fait te frotter à ce milieu, que ce soit tes impressions avec des matériaux inhabituels – des ossements et du sang humains pour des affiches respectivement pour King Dude et pour Watain – et les patchs cousus à même la peau de la pochette de Glaciation qui font penser à l’art corporel, ou ton travail aux côtés de Morten Traavik. Est-ce que c’est un monde qui t’intéresse ? Est-ce que tu t’y sens bien ? Est-ce que c’est quelque chose que tu as envie d’explorer ?

J’aime la pratique de l’art dit contemporain, mais je ne me sens pas nécessairement partie prenante de ce milieu car comme on le sait, c’est un monde très particulier qui n’a rien de très séduisant. Mais en effet, à long terme j’aimerais m’acheminer de manière quasiment exclusive vers des pratiques artistiques contemporaines. Si on me dit que la pochette de Glaciation ou les impressions avec des mediums inhabituels sont des projets d’art contemporain, ça me va tout à fait. Contrairement à beaucoup de gens, je ne trouve pas cette étiquette salissante. J’essaie aussi de rendre au metal un peu de ce qu’il m’a donné en essayant de le sortir de sa beauferie, de ses clichés, un peu à la façon de Stephen O’Malley qui, même si je ne l’aime pas trop en tant que personne, a su donner une visibilité au metal qui sort du festival de Wacken et des culs montrés à la télé. Pour moi, c’est quelque chose qu’on doit au metal parce que ce n’est pas uniquement une musique d’abrutis ancrée dans ces clichés. Ça peut être un vecteur d’expression beaucoup plus dense, intense, et intéressant qu’on veut bien le penser. Il y a aussi mes activités avec le NSK (Neue Slowenische Kunst [Nouvel Art Slovène]) qui sont des gens qui font des choses capitales dans l’histoire de l’art ; les livres d’histoire de l’art en parlent déjà d’ailleurs. Les fréquenter, travailler et discuter avec eux m’enrichit énormément, ça me permet de voir les choses sous une perspective complètement différente tout en restant dans des façons artistiques sombres, tragiques et monumentales. C’est ça ce que j’aime dans le metal : le tragique, le monumental, l’obscurité, la face noire de l’âme humaine. C’est ça que je retrouve chez ces artistes-là, donc pourquoi pas ?

Les affiches dont on vient de parler et la pochette pour Glaciation ont pour point commun de donner une importance au corps dans une forme – le graphisme – où ça ne va pas nécessairement de soi. Au-delà de l’aspect controversé, dans quelle mesure c’était important pour toi de faire entrer le corps en art, d’une certaine manière ?

La controverse, c’est très secondaire. On m’a dit : « Oh, tu fais ça pour choquer ! », mais ce n’est pas choquant, on est entourés de milliards de choses plus choquantes que ça. Au départ, l’une des choses qui m’ont vraiment saisi et qui m’ont fait plonger dans le black metal, c’était la notion de mise en danger. Celle-ci était réelle, comme le montrent toutes les polémiques, les controverses, et les actes qu’il y a eu autour de la scène au début et au milieu des années 90. Cette mise en danger passe systématiquement par le corps. Comme disait Céline, il s’agit de mettre ses tripes sur la table. À mes yeux, c’est très important, et quel meilleur moyen de le faire que de prendre les choses au premier degré ? D’où ces projets avec le sang et les ossements qui gravitent autour du corps.

En tant qu’être humains, nous sommes faits de chair et de sang, et projeter l’art sur ce corps ou ce corps sur l’art trouve un écho chez tout le monde. C’est quelque chose qu’on a tous en commun : notre corps, notre sang est un vocabulaire universel. Il rappelle aussi le but auquel est vouée notre existence, à savoir la mort. Cette mise en danger, cette prise de conscience, cette exploration autour du corps, de l’être humain en tant que machine et pas en tant qu’esprit m’interpelle dans ma pratique et aussi chez des artistes contemporains comme Michel Journiac, qui avait fait du boudin avec son propre sang, ou comme Marina Abramović, qui a beaucoup joué sur la mise en danger justement. Même si mes références sont très limitées, l’art de la performance des années 70 a toujours fait partie de mon univers, notamment à cause de ces principes de mise en danger et de travail sur le corps.

Dans le livre, tu inscris clairement le metal dans la continuité du romantisme, et notamment ta pratique à toi, à travers le concept d’œuvre d’art totale (Gesamtkunstwerk) qui semble te tenir très à cœur et qui vient du romantisme allemand. En fait, il me semble que tu inscris le metal dans une continuité historique (qui va donc du romantisme noir à l’art contemporain) et ce faisant lui donne une échappée possible. Je trouve que de toute façon le black lorgne du côté de l’art contemporain et de la performance parfois…

Oui, de façon involontaire, mais tout à fait. Placer le metal dans le romantisme, ça ne se discute même pas. Le romantisme, c’est l’exacerbation des sentiments, et le metal ne fait que ça ou presque. On aime se plaindre, on aime crier, on aime dire qu’on a mal, on aime en vouloir à la terre entière avec du vent dans les cheveux. Cette idée d’art total – née du romantisme en Allemagne plus ou moins autour de Wagner en effet – m’a d’instinct toujours plu dans le black metal, bien avant que je connaisse le terme. L’art total, c’est un principe artistique qui va se décliner sur toutes les facettes : la musique, le texte, le visuel, le son, l’image… On peut par exemple dire que le cinéma est une forme d’art total dans le sens où ça implique une multitude de disciplines artistiques qui se retrouvent toutes condensées par ce prisme. Quand je l’ai découvert, le black metal c’était ça aussi : il y avait évidemment la musique, mais aussi le visuel, la spiritualité, les idées qu’il y avait derrière, la mise en scène… Il y avait quelque chose de total que je retrouvais beaucoup moins dans les autres genres musicaux et dans le metal en règle générale. C’est une problématique qui m’obsède en effet.

Pour finir, je voudrais parler de la dimension politique de ce que tu fais. Tu utilises beaucoup d’esthétiques totalitaires, tu as travaillé avec des personnalités un peu controversées allant de Peste Noire au gouvernement de la Corée du Nord… Ça a pu éveiller certains soupçons, tu racontes d’ailleurs de manière assez drôle dans le livre une anecdote par rapport à certains de tes profs qui semblaient assez inquiétés par tout ça. Je me demandais si maintenant que tu as une longue carrière derrière toi et que tu as fait tes preuves, les gens comprennent mieux ta démarche et donc tu rencontres moins d’attitudes un peu bébêtes dans ce genre, ou est-ce qu’à l’inverse, comme j’ai l’impression qu’on a tendance à avoir une parole de plus en plus policée et consensuelle même au sein du metal, au contraire tu as plus de remarques ?

Un peu des deux. Être malpoli, c’est quelque chose qui a toujours été important pour moi. Être impoli face aux choses, face aux gens, face à la pensée, quitte parfois à se prendre un peu les pieds dans le tapis en s’embarquant dans des projets dans lesquels on n’aurait peut-être pas dû s’embarquer… Certaines explorations ont été un peu casse-gueule. Les projets que Morten [Traavik] mène en Corée du Nord avec moi à ses côtés, si ils sont controversés sur la forme parce que ce sont des projets menés en coopération avec l’état nord-coréen, sur le fond ils se défendent parfaitement dans le sens où c’est une démarche de diplomatie culturelle, de dialogue entre l’Occident et la Corée du Nord. Ce qui est controversé et considéré comme subversif, c’est le simple fait d’avoir un dialogue avec la Corée du Nord et de ne pas tout simplement les boycotter bêtement comme prétend le faire l’Ouest de manière générale. Ce qui est stupide ; on ne règle pas les problèmes par le silence, on les règle par le dialogue. Parfois par la guerre, mais aussi par le dialogue, c’est d’ailleurs l’un des rôles de la diplomatie d’essayer justement de régler les conflits par l’échange et la discussion plutôt que par l’agression physique. C’est le fondement de ces projets avec la Corée du Nord, avec le fait qu’évidemment, ça nous fait tripper : nous sommes en train de débroussailler un territoire parfaitement vierge dans lequel personne n’a osé foutre les pieds. C’est très excitant : nous avons l’impression de marcher sur la lune à chaque fois que nous montons un projet là-bas parce qu’à chaque fois, nous sommes les premiers à le faire. Et puis ça fait chier la bien-pensance, donc ça soulève des questions, des débats et rien ne vaut un bon débat enflammé ma foi !

Pour moi, et à l’inverse de ce dont je parlais dans la question précédente, elle est là la vraie dimension politique de ton travail. On le voit dans Fire Work With Me où tu fustiges abondamment la laideur et la bêtise à laquelle nous sommes plus ou moins condamnés. J’ai l’impression que ton combat est plutôt là, en fait…

Si je devais avoir un combat, en effet, ce serait simplement de demander aux gens d’être plus exigeants avec eux-mêmes au lieu de se faire chier dans la tête à longueur de journée. D’essayer de se cultiver et d’ouvrir un livre, de s’intéresser à autre chose que toutes les merdes qu’ils vont chercher dans les médias, sur internet… Faire preuve d’un peu plus de goût, être un peu moins con et s’intéresser au fondement des choses et pas simplement à la surface qu’on veut bien leur servir. On peut fustiger le capitalisme et tout ce qui va autour, n’empêche qu’à la base, ce sont les gens qui sont en demande… C’est pour ça qu’on a l’impression d’être entourés par une humanité parfaitement stupide et vilaine, non pas parce qu’elle est née vilaine, mais parce qu’elle se fait vilaine toute seule comme une grande. C’est ça qui me révulse, clairement. Ce manque d’exigence par rapport à soi-même, ce manque de dignité, ce manque de goût, de culture… Il y a d’autres choses évidemment mais par rapport à ta question, c’est la première qui me vient à l’esprit.

Pour finir, le livre va sortir ces jours-ci il me semble… À côté de ça, qu’est-ce qu’on peut attendre de toi dans les mois à venir ?

Le livre était censé sortir demain mais comme d’habitude, l’un des prestataires de service a pris du retard donc il n’arrivera que lundi prochain. À côté de ça, plusieurs choses : d’abord, comme d’habitude, une tripotée d’artwork, c’est mon pain quotidien. Et puis mon camarade Morten Traavik va partir en Corée du Nord la semaine prochaine pour finir de mettre en place notre nouveau projet, la DMZ Academy, qui se déroulera à Pyongyang soit à l’automne, soit au printemps prochain. En gros, ce sera un symposium visuel qui comprendra ateliers, conférences et expositions d’artistes occidentaux et nord-coréens. J’irai pour y donner une grosse conférence et pour y exposer. Nous sommes encore en train de bosser dessus, je viens de rendre mon projet mais je ne peux pas en parler pour le moment car il n’a pas encore été validé par les censeurs : Morten va les rencontrer là-bas et le leur proposer. Il est assez délicat à manipuler car il est controversé à la fois pour les Nord-Coréens, les Sud-Coréens, et les Occidentaux. Il peut potentiellement m’exploser à la gueule d’ailleurs. Entre ça et le bouquin, c’est déjà pas mal !

Interview réalisée par téléphone le 5 avril 2016 par Chloé Perrin.
Retranscription et introduction : Chloé Perrin.

Site officiel Metastazis : Metastazis.com.



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