On pourra s’étonner de voir revenir Mike Shinoda avec un nouvel album moins d’un an après le traumatisant décès de son compère Chester Bennington, mais c’est précisément ce dernier, ou plutôt la période de trouble psychologique qui s’en est suivie, qui a été le déclencheur de ces nouvelles musiques. Comme chez beaucoup d’artistes, Mike Shinoda est son propre thérapeute, utilisant son expression artistique – pas seulement musicale, mais aussi graphique – pour accepter la douloureuse réalité et remettre de l’ordre dans son chaos émotionnel, comme il l’a finalement toujours fait.
Post Traumatic est cet album, qu’il partage avec ses fans se souciant de lui à travers cette épreuve, et plus généralement, tous ceux ayant été touchés par la disparition du frontman de Linkin Park, car finalement, tous partagent une part de chagrin, et l’échange apporte souvent une forme de réconfort dans ces moments difficiles. Shinoda nous en dit quelques mots ci-après.
« Les gens me connaissent comme le gars de Linkin Park. A un certain degré, quand Chester est mort, mon cerveau avait du mal à appréhender l’idée qu’une partie de mon identité semblait perdue. La réalité est que ce n’est pas entièrement vrai. Je suis un artiste et un musicien, peu importe avec qui je suis, mais parce que j’ai créé tous ces trucs de cette façon, j’avais du mal à le gérer. »
Radio Metal : Tu reviens aujourd’hui avec Post Traumatic, ton premier album sous ton propre nom, un album très personnel. Comment te sens-tu en t’exposant d’une telle façon ?
Mike Shinoda (chant, programmation, guitare, etc.) : C’était presque comme un journal intime pour moi. Au début, il y a environ un an, après la mort de Chester, j’avais un peu peur d’aller en studio, simplement parce que j’avais associé ça à tant de supers souvenirs avec Chester dans le groupe. Lorsque j’ai commencé à venir au studio, au début, je ne faisais que jammer et m’amuser à la guitare, au clavier et au piano, sans vraiment faire de chanson. J’ai quand même fini par écrire deux ou trois trucs et j’ai réalisé que j’avais l’occasion de capter ces moments qui étaient en train d’arriver, et avec un peu chance, faire ça de façon à… Comme c’était une expérience vraiment unique de traverser tout ça, j’ai donc pensé que peut-être des chansons uniques en ressortiraient. Et finalement, j’ai décidé qu’à chaque fois que j’aurais une idée ou une pensée étrange à propos de certaines choses sous une certaine forme directe et pertinente, je la concrétiserais. Je me disais que je pourrais toujours l’enlever plus tard si c’était trop, mais je n’ai finalement rien eu à retirer.
La musique et l’art en général ont-ils toujours été la réponse naturelle pour toi, dès que quelque chose t’affectait dans ta vie ?
Ouais, depuis que je suis enfant, je me suis toujours tourné vers la peinture, le dessin et la musique dès que j’affrontais quelque chose de difficile. J’ai commencé à dessiner quand j’étais tout petit, dès que je pouvais à peine tenir un crayon dans mes mains. Au lycée, j’ai voulu devenir un artiste professionnel. J’ai été au ArtCenter College Of Design de Pasadena, et j’ai étudié l’illustration avec une spécialisation sur le design graphique, et j’ai fini par obtenir quelques boulots de design graphique et d’illustration à la fin de l’université quand j’essayais de financer mon hobby de musicien. Mais le groupe était en train de décoller et finalement les deux domaines ont échangé leurs rôles ; la musique est devenue mon boulot et l’art un hobby. Donc ouais, dès que quelque chose de difficile arrive, souvent j’écris de la musique à ce sujet ou alors je peins une image, et les peintures résultantes cette fois-ci sont devenues le packaging et le merch. J’ai collaboré avec mon ami Frank Maddocks sur ceux-ci. Et la musique, évidemment, c’était une thérapie tout seul [petits rires]. Une thérapie sans thérapeute !
Tu as déclaré avoir commencé à te sentir déphasé avec la réalité, que la connexion avec la réalité était détériorée ou troublée. Dans de nombreux cas la musique est utilisée comme une échappatoire à la réalité, mais cet album n’était-il pas l’opposé pour toi, une façon de te reconnecter à la réalité ?
Je dirais que c’était plus une façon de retrouver de l’ordre dans le chaos qui m’entourait. Les choses étaient très chaotiques et je ne parvenais pas… Une chose qui a créé cette complexité est le fait que j’ai toujours voulu être un artiste, genre un musicien et un artiste visuel. J’ai façonné cette œuvre que les gens connaissent en relation à un groupe de six gars. Les gens me connaissent comme le gars de Linkin Park. A un certain degré, quand Chester est mort, mon cerveau avait du mal à appréhender l’idée qu’une partie de mon identité semblait perdue. La réalité est que ce n’est pas entièrement vrai. Je suis un artiste et un musicien, peu importe avec qui je suis, mais parce que j’ai créé tous ces trucs de cette façon, j’avais du mal à le gérer. Pendant que je continuais avec la peinture et la musique, mon cerveau fonctionnait grosso-modo comme… Ils disent que le côté gauche du cerveau est le côté analytique et le côté droit est le côté créatif. Tu découvriras que de nombreux peintres et artistes sont gauchers à cause de ça, parce que le côté droit du cerveau fait fonctionner le côté gauche de leur corps, c’est souvent le cas. En fait, je suis droitier, donc je ne sais pas si ça signifie que je suis plus analytique ; j’aime à croire que je suis un peu plus entre les deux. Ce qui était intéressant pour moi dans ce cas est que le côté créatif était beaucoup à l’œuvre, il tirait les ficelles de bien des façons, alors que le côté analytique de mon cerveau était saturé et trop fatigué pour gérer les choses, donc le côté créatif de mon cerveau agissait en toute liberté.
« Je ne crois pas qu’il aurait lui-même imaginé qu’il y aurait une telle effusion de réactions. Ça montre bien à quel point il a été une influence positive sur les gens et la portée de l’œuvre que nous avons créée ensemble et dont il faisait partie. »
Tu as choisi une expression très mélodique, plutôt electro-pop pour cet album, ce qui créé un feeling assez apaisant, réconfortant dans nombre de ces chansons – et même exaltant sur une chanson comme « Hold It Together ». Etait-ce ta façon de mettre l’auditeur à l’aise afin de lui faire passer ces messages et sentiments lourds que tu avais à exprimer ?
Je ne réfléchissais même pas en termes de style ou d’approche. Je ne faisais que créer les sons que je voulais entendre et les intégrer aux chansons de façon à ce que, selon moi, ils servent les paroles et le chant. Peu importe la plateforme sonore, du moment que ça soutenait le chant, c’était la meilleure approche. En fait, je pense que la tonalité des chansons a été façonnée par mon vécu au jour le jour. Certains jours, au début, étaient plus sombres, et puis à mesure que le temps passait, ça l’était moins, donc les chansons ont suivi aussi cette évolution.
Tu as déclaré justement que « tout est au service des paroles. » Est-ce que ça signifie que la musique n’était pas le but premier du processus ?
Généralement, chez moi, tout se produit en même temps. Par exemple, je n’écris généralement pas une chanson sans un peu de musique. En ce moment, dès que j’écris de la musique, je pense aussi au chant. Même si je ne fais que composer quelque chose au piano, pendant que je le fais, je chante un peu par-dessus aussi, et si c’est trop haut ou trop bas… Si je veux atteindre une certaine note mais que je ne peux pas l’atteindre, alors je transpose la partie de piano plus bas afin de pouvoir atteindre la note la plus aigüe, si ça a du sens. Si c’est en Do mais que je veux atteindre une note mais n’y arrive pas, alors il se peut que je descende en Si, ou en La, et je joue la chanson en La afin de pouvoir atteindre les notes.
On entend des gens demander comment tu vas à la fin de la première chanson, « Place To Start ». As-tu ressenti une responsabilité envers tes fans, du fait que le chagrin n’était pas seulement le tien mais qu’il était partagé par des millions de personnes ?
Bien sûr ! Le groupe est au cœur de ce qu’on a vécu avec ce qui s’est passé avec Chester, mais tous ceux qui ont été touchés par sa voix et lui en tant que chanteur avait sa propre version de ce vécu, de ce sentiment de perte. Donc j’ai ressenti qu’il y avait une encore plus grande effusion de chocs ainsi que de messages de soutiens, d’hommages, y compris des peintures et visuels muraux, et ce genre de choses. Il y avait bien plus que je ne l’aurais imaginé. Je ne crois pas qu’il aurait lui-même imaginé qu’il y aurait une telle effusion de réactions. Ça montre bien à quel point il a été une influence positive sur les gens et la portée de l’œuvre que nous avons créée ensemble et dont il faisait partie. Donc, autant j’avais un peu peur d’aller au contact des fans, de la façon dont ils réagiraient, leur chagrin et leur recherche de réponse, autant à mesure que les choses avançaient et que je sortais de la musique qui parlait de ça, de ma réaction et de ma version de ce qui s’est passé depuis, j’ai été vraiment rassuré et j’ai ressenti beaucoup d’élan en provenance des fans qui ont réagi de façon très positive.
Cet album offre une variété d’expression et beaucoup de boulot de production, ainsi que beaucoup de chant mélodique, par rapport au chant rappé. As-tu le sentiment d’avoir grandi en tant qu’artiste en faisant cet album ?
Je l’espère ! Je veux dire que j’essaye toujours de me pousser plus loin à chaque album. Je me suis effectivement surpris par tout le chant que je fais, alors que ce n’était pas prévu, mais c’est ce que je me suis senti de faire. J’ai le sentiment qu’écrire un album est une opportunité d’apprendre à s’améliorer dans l’écriture et l’enregistrement de la musique. Je suis toujours excité par les choses différentes que je peux essayer en studio, que ce soit comment écrire une chanson ou comment l’enregistrer, ou comment la jouer. En faisant ça, la principale chose sur laquelle j’étais concentré était d’essayer de capturer les choses qui se passaient, comme les émotions et les problématiques, dans chaque chanson, en faisant de mon mieux pour cataloguer et capter toutes ces choses avec précision. Faire ça, c’est comme un défi insaisissable, il y a une part de mystère là derrière. C’est donc un vrai challenge, je trouve. Lorsque je l’écoute, je l’entends se produire.
Interview réalisée par téléphone le 11 juin 2018 par Nicolas Gricourt.
Transcription & traduction : Nicolas Gricourt.
Site officiel de Mike Shinoda : www.mikeshinoda.com
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Je surkiffe son thème musical pour la série Into The Badlands.