S’adapter. C’est précisément ce qui interroge Leprous aujourd’hui. Non pas pour sa propre musique, les Norvégiens n’en ressentent aucunement le besoin et ne s’interrogent que très peu sur leur orientation musicale. C’est l’état du monde en temps de pandémie qui oriente leur pensée : comment tirer le meilleur parti d’une situation vicieuse pour conserver ce qui est précieux. Aphelion renvoie précisément à cette idée : lorsqu’on se trouve le plus éloigné possible de la lumière, il faut trouver les ressources pour s’en approcher. Leprous n’avait pas pour projet de sortir un album aussi rapidement après Pitfalls (2019), la pandémie en a décidé autrement. Si Pitfalls – un album sur l’anxiété et la dépression – pouvait surprendre par les accents pop développés par Leprous, Aphelion n’introduit pas un changement de la même envergure en raison de sa proximité avec son prédécesseur. Le groupe opère toutefois différemment et évite de faire d’Aphelion une simple extension de Pitfalls. Au contraire, Aphelion met en exergue l’une des forces sous-estimées de Leprous jusqu’alors.
Leprous a tiré à son avantage l’absence de tournées pour accoucher d’un album à la réalisation plus libre et hétéroclite que jamais. Les chansons d’Aphelion ont été conçues à différents moments, sous différentes configurations, suivant différentes méthodes. Elle ont également été enregistrées dans trois studios différents : le Ghost Ward Studio de Stockholm avec David Castillo, Ocean Sound Recordings et les Cederberg Studios avec Christer Cederberg (Anathema). Un travail de gymnaste mixé par Adam Noble (Placebo, Nothing But Thieves, Biffy Clyro) et masterisé par Robin Schmidt (Placebo, The Gaslight Anthem). Leprous ne s’est en outre pas privé d’accueillir quelques invités. Il enregistre le retour de Raphal Weinroth-Browne au violoncelle et Chris Baum au violon, cette fois accompagnés sur « Running Low » et « Nighttime Disguise » d’un groupe de cuivres nommé Blåsemafian, passé tout près de représenter la Norvège à l’Eurovision cette année. Leprous s’est donc donné les moyens de ses ambitions. Un sens du spectacle que « Running Low » ne tarde pas à mettre en avant, où les premières élancées de chant d’Einar Solberg répondent à ces cordes de piano martelées. Leprous conjugue à nouveau sens de l’orchestration et mélodies envoûtantes, à même d’atterrir sur un refrain influencé par ce pop rock sophistiqué présenté sur Pitfalls, lui-même mis en valeur par le développement aussi progressif qu’immersif du morceau. Tout repose sur un jeu de tensions et leur relâchement ponctuel et obéit à un impératif inconditionnel : la fluidité. Sur ce plan, Aphelion est l’album le plus abouti de la discographie de Leprous. Les évolutions les plus audacieuses sont les plus naturelles, que ce soit lors de l’énergie déployée sur des titres aux rythmiques soutenues comme « Silhouette » ou « The Silent Revelation » ou des pseudo-accalmies, à l’instar d’« Out Of Here ». Même les accents rock bluesy qui introduisent « All The Moments » finissent par se muer en gradation mélancolique sans créer de frictions entre les deux vocabulaires musicaux.
Si Leprous a réussi à donner une étonnante cohérence à Aphelion, au regard de sa conception « chaotique », ses titres ne s’en apprécient pas moins singulièrement, ce qui renforce la diversité de l’opus (« The Shadow Side » propose même un solo rock extrêmement appuyé, fait relativement rare pour le groupe). « Castaway Angels » incarne cette philosophie par ce sentiment de bulle qu’il dégage dès les premiers arpèges de guitare acoustique à pleine effleurés et tout au long de son élégante progression vers des sommets émotionnels. Aphelion n’a besoin d’être parcouru qu’une seule fois pour entériner ce qu’on supposait jusqu’alors : Leprous est l’un des groupes au songwriting le plus puissant à ce jour, parfaitement intégré à la palette dynamique et pleine de finesses des musiciens, Einar Solberg et Baard Kolstad en tête. Leprous est parvenu à accrocher sans édulcorer. « Nighttime Disguise » fait honneur à ce goût pour les jeux de rythmiques aux guitares accordées très bas et les métamorphoses grandiloquentes. Il finit par éclater lors d’un final évoquant les premières heures du groupe et ces cris intenses et déchirés d’Einar portés jusqu’à la dernière note.
Aphelion démontre que Leprous n’est pas obsédé par le changement. Les fondamentaux d’Aphelion ont été développés lors de l’exercice précédent. Ce que Leprous a réalisé, c’est un exercice de maîtrise. Celle de sa formule qui devient capable de ciseler des morceaux indépendants, variés, mouvants et ô combien fluides. Le tout sans se réduire. Aphelion prend des allures d’enchaînement de singles que l’auditeur peine à prendre en défaut. Comme si écouter Leprous commençait petit à petit à devenir incontournable. Si on refuse d’y adhérer, il mérite au moins d’être éprouvé. Aphelion est de cette trempe. L’apprécier dépendra toujours des affects de chacun comme pour toute œuvre musicale ; l’esquiver est en revanche une lacune.
Clip vidéo de la chanson « Running Low »:
Clip vidéo de la chanson « Castaway Angels » :
Album Aphelion, sortie le 27 août 2021 via Inside Out Music. Disponible à l’achat ici