Deux ans après la fin de la diégèse Blurr Thrower, le nouveau nom de Limbes n’incarne ni une totale renaissance, ni un simple nouveau chapitre, il est un entre-deux. Comme le signifie sa tête pensante Guillaume Galaup en début d’entretien, les limbes désignent un intermédiaire flou, entre le paradis et l’enfer. Difficile en effet de concevoir musicalement Ecluse, le premier album de Limbes, en stricte opposition avec les précédents travaux de son compositeur, ne serait-ce que par la stylistique, l’esthétique et la méthodologie qui sont sensiblement similaires. Pour autant, s’arrêter uniquement sur ce parallèle évident serait une erreur, puisque la différence est profonde et réelle, bien que subtile, résidant dans l’intention derrière la production du créateur. Un détail loin d’être anodin, surtout pour un projet tel que celui-ci quand on connaît l’importance de la dimension extrêmement personnelle de l’œuvre pour l’artiste avec tout ce qu’il y dépose.
Pourtant, c’est bien là que s’opère le changement pour le musicien : là où les œuvres noires de Blurr Thrower peuvent être envisagées comme des marques profondes, des mutilations mentales, pour reprendre ses mots, celles de Limbes sont de l’ordre de l’affranchissement. En somme, là où Guillaume Galaup allait puiser la noirceur pour la porter en lui, il cherche désormais à s’en dédouaner et s’en libérer. Pour le dire plus simplement, Limbes peut le libérer davantage. Si cette distinction artistique peut sembler nébuleuse à la lecture de cette introduction, l’artiste en parle avec une certaine fluidité et facilité dans l’interview ci-dessous, qui permet d’au moins deviner les contours de ce grand flou.
« J’arrive à construire quelque chose uniquement avec mes mains avant de faire simplement la transcription de quelque chose qui me ressemblait. Pour moi, la différence évidente entre Blurr Thrower et Limbes est là. »
Radio Metal : Limbes n’est pas exactement un nouveau projet, puisque c’est un peu la continuité de Blurr Thrower. Pour commencer, qu’est-ce que ce mot t’évoque et pourquoi avoir renommé ce projet ainsi ?
Guillaume Galaup : Étymologiquement, « limbes » est la zone floue qui sépare le paradis et l’enfer, et je trouvais que ça avait énormément de sens. Le terme « limbes » m’est très important, déjà, parce que c’est un terme que je trouve sublime. Quand on analyse et qu’on creuse un peu sur le sujet, il y a des tas de choses très intéressantes. Je trouve aussi que ça permettait de se séparer de la diégèse de Blurr Thrower tout en ayant une espèce de parenté, ce qui fait que je ne travaille pas forcément le matériau d’origine. Même si je pense qu’il y a beaucoup de différences entre Blurr Thrower et Limbes, j’avais quand même envie de garder une certaine forme de trait, presque une forme de mise en abyme du projet précédent pour pouvoir arriver à celui-ci. Voilà pourquoi Limbes s’appelle Limbes. En termes de définition même, je trouve que ça colle très bien au projet et à la musique, parce que j’essaye de faire des musiques un peu floues, un peu nébuleuses, assez complexes, notamment sur cet album – j’imagine que nous allons en parler après. Avec le recul, je trouve que le premier album de Limbes, Écluse, est très complexe, il y a beaucoup de riffs, c’est un album qui va très vite. Ça garde ce côté très spatial, très enivrant que les limbes confèrent, à mes yeux, dans leur définition et dans leur appréciation culturelle aujourd’hui.
Écluse reprend donc là où tu avais arrêté avec Blurr Thrower. Cette continuité était-elle parfaitement voulue dès le départ ou est-ce tout simplement inhérent à la manière dont, toi, en tant qu’artiste, tu composes ton univers musical ?
Je ne suis pas forcément d’accord pour dire qu’Écluse est la suite de Blurr Thrower. Pour moi, ce qui donne suite à Les Avatars Du Vides et à Les Voûtes est le split avec Mütterlein. Pour moi, le point d’entrée de Limbes apparaît dès que le split avec Mütterlein est sorti. J’étais déjà dans cette séparation, qui m’a été complètement naturelle, voire nécessaire. Je crois que j’en avais parlé la dernière fois – je ne me rappelle plus, je n’ai pas réécouté l’interview que nous avions faite précédemment, je vais peut-être faire de la redite, je m’en excuse. La diégèse de Blurr Thrower devait s’étaler sur un diptyque et j’ai eu des événements dans ma vie qui ont fait qu’il était nécessaire pour moi d’arrêter, car je ne me retrouvais plus dans cette diégèse et j’avais besoin d’en reconstruire une autre, qui au final est extrêmement proche. Pour répondre à ta question, Écluse donne plus suite au split, qui lui-même donne plus suite à Blurr Thrower. J’en vois une évidence quand je vois comment j’ai évolué dans ma vie, auprès d’événements et d’émotions qui ont changé et se sont transformés. À l’époque du split, j’avais un immense besoin d’effectuer presque une thèse religieuse basée sur une vérité très rousseauiste. Écluse garde ça, mais tout en ayant une espèce de notion de déconstruction, de regard sur soi qui est un peu différent. Je ne sais pas si j’ai répondu à ta question exactement, mais pour moi c’était ça.
Tu évoques surtout des différences conceptuelles et au regard de ton rapport à cette œuvre, mais musicalement, est-ce pour toi une œuvre très différente de ce que tu as pu faire avant ?
Il y a des similarités qui sont évidentes. Ça reste un black metal atmosphérique qui dépeint des sensations qui peuvent être très similaires, notamment pour les profanes. Je suis sûr que quelqu’un qui n’aime pas Blurr Thrower n’aimera pas Limbes. À l’inverse, si vous aimez Blurr Thrower, il y a des chances que Limbes puisse vous parler. Moi, en tout cas, d’un point de vue purement artistique, je vois de grandes différences en termes de riffing, de construction des morceaux et de façon d’approcher la musique.
Blurr Thrower était vraiment une diégèse qui s’inspirait de manière très directe de concepts philosophiques, religieux, politiques et poétiques. Je pense, par exemple, à « Par-Delà Les Aubes » qui est un hommage autant à Nietzsche qu’à Georges Bataille. À travers la diégèse de Blurr Thrower, il y avait vraiment l’idée de pouvoir retranscrire et me réaccaparer beaucoup de concepts qui n’étaient pas les miens. Alors que, justement, l’objectif de Limbes est de faire tout l’inverse, c’est-à-dire de puiser en soi le plus profond pour pouvoir faire apparaître des choses qui me sont les plus proches possible, avec une ambition de faire quelque chose qui soit toujours dans une forme de vérité la plus pure, la plus cristalline possible, que ce soit en bien ou mal. C’est pour ça qu’il y a beaucoup de thèses qui sont abordées au travers de Limbes que je n’aurais pas pu aborder à l’époque de Blurr Thrower. Des thèses romantiques, des thèses amoureuses, la remise en question de la passion que j’ai pu avoir, ma rencontre avec un psychiatre, etc. Tout ceci sont des éléments évidents que l’on retrouve dans Écluse. Je pense que je n’aurais pas pu les faire à l’époque de Blurr Thrower parce que j’étais trop cantonné à d’autres items qui étaient, pour moi, à l’époque, vraiment essentiels et qui le sont moins aujourd’hui.
Je pense aussi que c’est en lien avec le fait que j’ai gagné une certaine forme d’assurance. J’ai fait deux albums avec Blurr Thrower qui ont eu un retour d’estime assez correct, donc je n’ai peut-être plus forcément besoin de me cacher derrière des philosophes, des poètes, des journalistes, peu importe. Aujourd’hui, j’ai plus la maturité, l’envie et peut-être une certaine forme de légitimité. Après, je prends énormément de pincettes parce que je ne suis personne dans la scène, je n’ai rien fait. En tout cas, j’arrive à construire quelque chose uniquement avec mes mains avant de faire simplement la transcription de quelque chose qui me ressemblait. Pour moi, la différence évidente entre Blurr Thrower et Limbes est là. Elle se retrouve d’un point de vue artistique, autant d’un point de vue graphique que d’un point de vue musical, avec des morceaux qui sont beaucoup plus denses, encore plus éthérés et dont les riffs ne sont pas évidents au premier abord et nécessitent beaucoup d’écoutes avant de comprendre toutes les lignes.
« Tout l’album, de manière générale, est construit comme une rencontre, une romance, une passion, une histoire d’amour d’esthète, pour laquelle on n’embrasse pas nos peaux. »
Pour faire écho à ce changement diégétique, composes-tu toujours « au fur et à mesure d’une maquette qui est très grande et qui est composée de l’album en entier », pour reprendre les mots, ou est-ce que ça a un peu évolué ça aussi ?
Non, j’ai toujours la même façon de procéder. Enfin, il y a une différence majeure. Aujourd’hui, je compose de manière très instinctive. C’est-à-dire que je vais ouvrir mon logiciel de MAO et je vais écrire l’album au fur et à mesure, et sur la même fenêtre, à la fin, il y aura tout l’album. Donc j’ai toujours cette pensée de construire quelque chose avec une vision d’album. La différence avec Blurr Thrower est qu’avec ce dernier, j’avais l’album en tête dès le début – sauf quand il m’arrive au milieu de l’album des crasses qui doivent changer complètement la diégèse et que je dois rattraper en cours de route. A travers Blurr Thrower, j’avais l’idée de l’album de manière générale, que j’ai ensuite posée un petit peu comme un brouillon dans ma tête, pour ensuite appliquer ma thèse sur le disque. Aujourd’hui, je me laisse complètement porter par mon émotion, ce qui fait que ça crée des morceaux, voire des éléments intra-morceaux, qui peuvent être brutalement différents. C’est pour ça que j’ai mis en avant le morceau « Corridors » – le troisième d’Écluse – car il est extrêmement riche et il a beaucoup d’informations différentes en termes de riffs. C’est vraiment un morceau très évolutif, et je pense que c’est un symptôme de ma façon de composer aujourd’hui, qui est beaucoup plus instinctive qu’à l’époque. Quand je commence le morceau, je ne sais pas du tout comment sera effectué l’album après. Par contre, il y a un cheminement qui est hyper important de réécoute et de réanalyse. Je reconstruis des riffs, je réadapte, parce qu’il faut avoir une vision d’ensemble, mais aujourd’hui, je me prends beaucoup moins la tête qu’à l’époque, c’est clair.
Il y a certains riffs qui semblent bien plus viscéraux que d’autres et donnent l’impression d’être là pour être tranchants à un moment bien précis. Je pense notamment à la seconde moitié de « De Courbes & De Peaux ». Penses-tu à la façon dont tu vas percuter l’auditorat ou transmettre quelque chose avec ces riffs ?
J’apprécie beaucoup « De Courbes & De Peaux » parce qu’il a vraiment une histoire. Typiquement, c’est un morceau, au même titre que « Corridors », qui a connu beaucoup de changements parce que j’ai eu des moments de vie qui ont brutalement changé. Globalement, quand j’analyse Écluse, c’est le fruit de quatre rencontres distinctes qui sont des romances, des passions, etc. Il y a quelque chose qui est très romantique dans l’album. « De Courbes & De Peaux » a été la rencontre que j’ai eue avec une danseuse qui danse absolument fantastiquement bien et qui m’avait profondément ému et touché. J’ai directement adapté le morceau, dans sa deuxième partie, par rapport à ça. J’ai construit ce riff par rapport à une danse qu’elle m’avait envoyée, qui était filmée. C’est presque une OST de la danse qu’elle faisait. C’est pour ça qu’on se retrouve avec une deuxième partie de morceau qui est extrêmement lumineuse, très engageante, très intense pour pouvoir correspondre à cette partie-là. Ça a été un besoin viscéral de le faire parce que ça m’avait complètement obsédé – ce qui était très problématique, je m’en rends compte maintenant – et transcendé, et j’ai vraiment eu besoin de le coucher sur papier comme on marquerait un truc dans un journal intime de merde ou ce genre de choses, en mode : « Putain, cher journal, il s’est passé ça dans ma vie, c’était absolument fabuleux ! » Il faut l’écrire pour le garder. Tout l’album, de manière générale, est construit comme ça. Ça va être une rencontre, une romance, une passion, une histoire d’amour d’esthète, pour laquelle on n’embrasse pas nos peaux. Tout l’album a été construit à travers cette démarche. C’est pour ça que j’ai parfois du mal à l’écouter, parce que ça me transporte dans des périodes clés, grâce auxquelles je pense avoir beaucoup changé et évolué aujourd’hui.
On entend beaucoup que Blurr Thrower et Limbes sont du black metal méga cathartique… Pas du tout ! Pour moi, Blurr Thrower et « Vérité », le morceau de Limbes du split, ne sont absolument pas cathartiques. Le but était d’aller chercher la crasse, la merde, pour pouvoir ensuite tenter de construire quelque chose avec. Mais ça laisse des traces, c’est très difficile, c’est très délicat. Ce n’était pas « générateur de trauma », parce que j’exagérerais, mais en tout cas générateur d’une ambiance extrêmement morose, très mélancolique. Je mettais en mots ce que mon psychiatre a traduit comme de la dépression. Avec Écluse, la dimension est complètement différente ; j’avais vraiment besoin d’extraire ce genre de choses, parce que je pense avoir éminemment changé émotionnellement et intellectuellement avec l’aide de mon psychiatre qui m’a enfin donné un traitement qui était adapté et qui me permet de pouvoir être beaucoup plus calme, beaucoup plus apaisé, avoir beaucoup moins de crises comme j’ai pu en avoir. J’ai pu aussi quasiment arrêter la drogue, même si je me prends un gramme récréatif de temps en temps, mais en tout cas beaucoup moins qu’à l’époque où nous avions discuté la première fois. C’est aussi pourquoi l’album est aussi important : pour une fois, je pense vraiment me délester de quelque chose et être meilleur après.
La dernière fois, tu nous avais déjà dit que le black metal n’était absolument pas cathartique, que ta composition était, au contraire, comme une nécessité péremptoire que tu t’infligeais à toi-même. La construction du nouvel album, comme son nom, convoque une image d’un affranchissement, d’une épreuve à transcender – ce qui fait un peu écho à ce que tu viens de dire. La musique n’est-elle toujours que le témoin, qu’un médium ou ne participe-t-elle pas aussi de cet effort d’affranchissement ?
Si complètement, exactement. Je n’ai rien à dire [rires]. C’est exactement ça. C’est vrai qu’à l’époque, faire de la musique était une mutilation. En tout cas, c’était ma vision du black metal. C’était une mutilation, un tatouage, une scarification… C’était quelque chose de très fort. C’est plus une scarification mentale pour le coup, mais il y avait ce besoin de faire quelque chose de très négatif, de très noir pour garantir son authenticité. Je ne parle que pour moi, je ne critique pas du tout ce que font les autres qui, pour plein d’aspects, sont bien meilleurs que moi. Ce n’est pas du tout une règle d’or que je dicte auprès de tout le monde par rapport à ce que doit être le black metal ou pas. Ce n’est pas du tout le cas. J’avais vraiment besoin de créer du black metal comme on envisageait une mutilation. Sur Écluse, il y a vraiment ce besoin de faire quelque chose qui, à la fin, m’apportera du bien. Je trouve ça toujours extrêmement difficile de se séparer d’une chose qu’on a construite de ses mains, mais je pense que c’est nécessaire. Et cet album tranche un petit peu avec les autres parce qu’il y a vraiment cette ambition de faire quelque chose qui a, à la fin, un climax assez lumineux.
« J’avais vraiment besoin de créer du black metal comme on envisageait une mutilation. Sur Écluse, il y a vraiment ce besoin de faire quelque chose qui, à la fin, m’apportera du bien. »
Lorsque nous nous étions vus au Satanas Ebritas Conventus, tu nous avais dit qu’à chaque fois tu envisageais le concert comme étant le dernier. As-tu cette même conception avec les productions studio, par exemple, ou ton regard est-il différent ?
La rhétorique peut être la même, mais l’ambition va être différente. Pour les live, à chaque fois que j’en sors, je dis que ça va être le dernier parce que j’ai peur que ma voix ne tienne plus. J’ai peur de ne plus avoir la compétence physique pour assurer mes futurs sets. C’est pour ça que je préfère me déchirer un grand coup, et au pire, si c’est le dernier, au moins le spectateur en aura profité une dernière fois. Le but est quand même d’être toujours dans une forme d’intensité et de vérité. Je me caractérise comme une personne extrêmement sensible sur plein d’aspects, donc j’ai besoin que cette sensibilité apparaisse en live et que le live ne trahisse pas l’ambition initiale du projet. C’est vraiment une question de compétence technique qui peut assurer le fait que le live soit le dernier, et c’est ma grande peur. Ma grande peur, c’est que je ne récupère jamais ma voix. Il faut savoir qu’à chaque fois que je fais un live, j’ai besoin d’une semaine pour m’en remettre, parce que j’ai la voix qui est complètement vrillée car je n’ai aucune technique de chant. Ce sont des pertes de voix qui sont très impressionnantes, parce que je ne peux plus parler pendant une semaine, et ma grande peur est que ma voix ne revienne pas. Et si elle ne revient pas, le live c’est mort. J’ai déjà pensé à engager un chanteur, mais je me dis que nous ne pouvons pas être deux sur scène : moi à la gratte et un autre chanteur à côté. Je ne trouve pas ça esthétique et je trouve que ça trahit un peu le concept même du projet.
Sur CD, j’ai un petit peu la même approche, mais c’est plus la peur – notamment avec les médicaments – de ne plus pouvoir composer. Comme je le disais avant, aujourd’hui j’ai un super psychiatre – que je conseille à tout le monde d’ailleurs, si vous avez besoin d’un super psychiatre sur Paris, je vous invite à me contacter, il n’y a pas de souci, je pourrai le communiquer – mais j’ai des médicaments qui sont assez importants pour réguler un petit peu les pics d’émotions, et j’ai vraiment peur qu’à la fin d’un album, je me dise : « Putain, ça y est, j’ai tout donné, je ne pourrai plus jamais rien faire. » D’une certaine façon, je pense que j’ai un petit peu cette même philosophie, c’est-à-dire : « Allez vas-y, on donne tout, on met tout, au cas où c’est le dernier », mais j’ai toujours peur que je ne puisse pas continuer ce que j’ai à dire, même si ce n’est pas pour les mêmes raisons.
Tu disais que dans ta musique, il existe un parallèle important entre ce que tu tentes de communiquer et ce qui t’arrive. La dernière fois, tu nous avais confié en off que la pose de ton diagnostic était aussi liée à Les Voûtes. Là, tu l’assumes pleinement, que ce soit dans le communiqué de presse ou comme tu viens de l’évoquer pendant ces premières minutes d’interview. Pourquoi fais-tu le choix de souligner ce diagnostic posé par ton psychiatre ? Pourquoi est-ce important pour toi de lier ce diagnostic avec cette œuvre ?
Parce que ça se sent sur la musique. Je pense que l’évolution musicale que je peux avoir est aussi en lien avec ça. Je vois où tu veux en venir, ce n’est pas du tout pour appuyer ou pour raconter une histoire ou quoi que ce soit. C’est vraiment parce que ça a un impact fort sur ma manière de composer aujourd’hui. Sans le diagnostic, sans tout ça, il n’y aurait pas eu cette nouvelle approche, cette nouvelle façon de composer, et la notion même de catharsis par rapport à ça. Je pense que c’est essentiel aujourd’hui. Je me demande si ce n’est pas aussi une des différences majeures entre Blurr Thrower et Limbes. Parce que Blurr Trhower c’était la panique, je ne savais pas ce qui m’arrivait, je mettais le doigt sur une dépression, mais sans jamais traduire quoi que ce soit. Aujourd’hui, justement, je me sens beaucoup plus fort grâce à ce diagnostic, et je suis sûr que ça a un impact formel avec ce que je tente de faire, autant en live que sur album.
Dans le communiqué, il est mentionné que tu t’es inspiré des travaux de Kübler-Ross qui traite pour une grande partie des expériences de mort prochaine, de mort imminente et plus généralement de toute forme de perte catastrophique. Comment as-tu articulé ses travaux à ta création musicale pour Limbes ?
Je l’ai un peu constaté après : l’essence d’Écluse est aussi une certaine forme de deuil. C’est là que ça rejoint un petit peu cette notion de déconstruction, de renouvellement. Il y a un côté un peu – ça va faire méga con ce que je vais dire – Phoenix… Enfin bref, on s’en branle, mais vous voyez ce que je veux dire. Je me reconnais profondément auprès des travaux de Ross, parce qu’il y a cette notion de deuil qui, après analyse et après de nombreuses écoutes, correspond à ce que j’ai tenté d’écrire avec Écluse. C’est-à-dire qu’il y a l’expression d’un deuil de ce que j’aurais pu être au travers de Blurr Thrower pour faire quelque chose de nouveau. Honnêtement, en toute transparence, je n’avais pas mis le doigt dessus à l’époque, mais pour le split il y avait déjà cette ambition, c’est-à-dire de faire quelque chose de nouveau, quelque chose dans lequel on se délestait le plus possible de tout ce qui se passait avant, pour générer quelque chose de mieux par la suite. À l’époque du split je n’étais pas assez déconstruit, ni intéressé… Enfin, pas « intéressé », mais j’avais trop la gueule dedans encore à l’époque. Aujourd’hui, Écluse se termine à un point où, quand je compose, je me rends compte que je fais des riffs qui sont beaucoup plus lumineux, beaucoup moins étouffés dans les graves, et pour lesquels il y a tout autant d’informations, mais des informations qui sont beaucoup plus pures, beaucoup plus proches d’un Fluisteraars par exemple, plutôt que de faire du DSBM assez basique. C’est pour ça qu’il y a ce rapport avec Ross qui m’est hyper important. Au final, je me retrouve complètement à travers son interrogation et ses essais sur le deuil – qui sont très bien écrits, d’ailleurs, c’est beaucoup plus facile à lire que je ne le pensais. Ça n’a pas forcément été une inspiration en tant que telle. Je n’ai pas lu Ross et dit : « Vas-y, on va poser ça de cette manière-là. » C’est plus une auto-analyse que je fais de mon propre disque.
« A chaque fois que je fais un live, j’ai besoin d’une semaine pour m’en remettre, parce que j’ai la voix qui est complètement vrillée car je n’ai aucune technique de chant. Ce sont des pertes de voix qui sont très impressionnantes, et ma grande peur est que ma voix ne revienne pas. »
Il y a un concept qui est important chez toi : le flou. Tu nous l’avais déjà évoqué la dernière fois. Avec ce nouvel opus et aussi tout l’aspect esthétique et photographique que tu as apporté avec Limbes, tu rends cet aspect-là de plus en plus évident. Même musicalement, on sent quelque chose d’opaque et parfois confus, même s’il y a cet aspect de pureté plus lumineux que tu évoquais juste avant. Qu’est-ce qui te fascine dans le flou et pourquoi vouloir transmettre ce concept à l’auditeur ?
C’est une très bonne question. Je ne sais pas ce qui me fascine par rapport au flou, mais je sais que j’ai toujours été hyper intrigué par rapport à ça. Déjà à l’époque, il y avait une pochette d’album qui m’avait bouleversé, c’était la pochette de Mammal d’Altar Of Plagues. C’est une photographie d’un gamin, en flou, sur un trottoir. En tout cas, je la perçois comme ça. Déjà à l’époque, je me suis dit : « Putain, c’est exactement une photographie de mon travail artistique. » Enfin, « travail artistique », ça fait très branlos de dire ça. En tout cas, il y a vraiment quelque chose qui me parle et qui me touche par rapport à ça. Je pense qu’au travers du flou, il y a une expression fondamentale de mouvement. C’est-à-dire que la notion de flou induit le fait d’aller d’un point A à un point B. Au final, les diégèses, autant de Blurr Thrower que de Limbes, ont toujours été des diégèses en mouvement, c’est-à-dire qu’elles sont évolutives et ne stagnent pas dans leur propre répression ou dans leurs propres caractéristiques. Je pense que j’ai toujours voulu filmer – c’est très con à dire parce que je fais de la musique – ou en tout cas traduire, d’une certaine manière, le temps qui passe, ou une évolution de quelque chose qui mène indirectement, fatalement, à la mort, ou à une notion de finitude. Ce qui fait que quand je vois une photo floue, je vois l’âge qui passe, les évolutions de vie, les caractéristiques qui changent, les opinions qui s’amenuisent ou qui s’aiguisent. Je trouve que le flou traduit quelque chose qui est hyper intéressant artistiquement et dans lequel je me reconnais profondément. C’est vraiment une analyse à chaud parce que je ne me suis jamais posé cette question, mais je pense que cette notion du temps qui passe peut caractériser ça. Je trouve qu’il y a énormément de beauté là-dedans, même si ça génère beaucoup de terreur en moi. Ça provoque fondamentalement un minéral qui est hyper intéressant à sculpter.
Ça peut se rapprocher de la manière dont l’album est construit, qui va dans une direction et lorsque que l’on est entraîné dedans on ne peut pas retourner en arrière. Tout s’enchaîne, les morceaux, les étapes.
Oui. Il y a vraiment une notion de fatalité, d’évolution. C’est terrible et je me piège un petit peu – c’est en discutant avec vous que je m’en rends compte – parce que je fais à la fois une musique qui se doit d’être écoutée d’un bloc et qui traduit un voyage initiatique. En même temps, je me casse la tête à faire un mix qui fait que l’on se doit d’écouter plusieurs fois l’œuvre pour pleinement la comprendre. Parce que c’est comme ça que j’ai appris le black metal, ou même la musique en général. C’est ce que j’aime beaucoup au travers de groupes comme Bekëth Nexëhmü, qui est vraiment le sacerdoce de ce truc-là : tu écoutes, tu n’as rien capté ! Tu as mille riffs à la seconde, ça va hyper vite, le son est un peu crado, donc tu es obligé de réécouter plusieurs fois. C’est en réécoutant plusieurs fois que toute la beauté surgit. Je ne dis pas que j’y arrive, mais je tente un peu de faire ça au travers de mes œuvres et Écluse est, de loin, le truc le plus marqué par rapport à ça.
Effectivement, pour nous la démarcation par rapport à Blurr Thrower était la construction spatiale de la musique. Tu évoquais le mix, mais ça se produit aussi plus largement au niveau du mastering et de la production en général. C’était donc voulu, ce n’était pas juste une évolution technique naturelle et un changement de méthodologie ?
Non, c’était vraiment un souhait. Je voulais vraiment faire quelque chose de très opaque. En période de sortie j’aime bien écouter l’album pour être un peu dedans, pour en parler avec vous, pour faire des interviews, etc. À chaque fois que je réécoute le disque, je redécouvre des choses que j’avais construites. Je prends par exemple le morceau « De Courbes & De Peaux », sur la fin il y a un riff assez dithyrambique, très lumineux, très aérien, etc. Je me suis rappelé que j’avais fait une ligne de basse qui était assez correcte. Je l’ai écouté juste avant de vous avoir au téléphone et je me suis dit : « Putain, c’est vrai que cette ligne de basse est quand même pas mal. » Je veux que l’auditeur ressente ça aussi. C’est-à-dire que quand il réécoute le disque, il redécouvre des éléments ou il se concentre sur d’autres éléments, et se dit : « Il y a ça ! Je ne l’avais pas entendu ! » Ce sont les patrons de Paramnesia qui ont beaucoup apporté ça. L’album Paramnesia, les morceaux quatre et cinq, à chaque fois que je les écoute, je découvre de nouvelles choses. Je voulais vraiment avoir cette approche-là. Aujourd’hui, un groupe comme Bekëth Nexëhmü est vraiment le leader dans cette construction de black metal dit « atmosphérique » – parce que « black metal atmosphérique » ne veut rien dire. C’est vraiment un champion pour pouvoir faire ces longs riffings qui s’étendent et qui nécessitent beaucoup d’écoutes avant d’être pleinement compris et pleinement entendus. C’est en écoutant et en comprenant ça qu’à un moment donné, on a presque une épiphanie et on se dit : « Putain, mais la vue d’ensemble c’est ça ? C’est génial ! » À mon échelle – je ne dis pas du tout que j’ai le niveau du mec – ça m’a beaucoup inspiré.
Est-ce que c’est pour ça que pour la production – en tout cas, le mastering –, tu t’es tourné vers Déhà, parce que sa façon de faire t’intéressait ?
Je ne sais pas comment il fait, je ne comprends rien et je ne sais pas comment ça marche, mais ce qui est génial avec Déhà, c’est que derrière ses potards, il arrive par magie à faire monter ton mix sans perdre d’élément. Le problème quand tu fais un mix, surtout quand tu as un mix qui est aussi bouché que le mien, est que si jamais tu montes dans les compressions pour faire un mastering, tu vas avoir des pertes de dynamisme qui vont être très fortes. Tu vas avoir, par exemple, des pertes d’informations qui vont complètement à l’antithèse de ce que je tentais de faire. Déhà arrive à rehausser le son, à le rendre perceptible sans perdre aucunement de l’information, ni du dynamisme. C’est pour ça que je me tourne vers lui pour faire des mastering, parce qu’il est hyper fort. En plus, c’est un copain Déhà, nous nous sommes rencontrés au LADLO Fest, nos musiques nous parlent beaucoup. J’aime beaucoup ce qu’il fait, je le respecte éminemment, en plus c’est quelqu’un qui est éminemment gentil, très sympathique.
« Quand je vois une photo floue, je vois l’âge qui passe, les évolutions de vie, les caractéristiques qui changent, les opinions qui s’amenuisent ou qui s’aiguisent. »
Puisque nous parlons des collaborations, tu as réalisé un split avec Mütterlein il y a quelque temps et tu nous as évoqué cette étape qui était importante pour ta musique. Est-ce que tu envisages de nouvelles collaborations de ce genre avec d’autres artistes dans le futur ?
J’ai besoin d’écrire un album, déjà, qui donne la suite à Écluse. C’est ce que je vous disais tout à l’heure : j’ai vraiment besoin de faire un black metal qui soit beaucoup plus lumineux, beaucoup plus évident, et beaucoup moins complexe et pédant [rires] que ne l’est Écluse. J’ai vraiment besoin de faire un diptyque avec Écluse, de faire un album qui pourrait répondre à ce que j’ai écrit avec celui-ci. Après, par contre, oui. Il y a plein de choses à faire, il y a plein d’artistes que j’adore, il y a des tas de choses pour lesquelles je suis complètement ouvert. Je n’ai pas forcément envie d’en parler aujourd’hui parce que c’est vraiment très prématuré. J’ai beaucoup de mal à approcher d’autres artistes, parce que j’ai peur de passer pour un gros con à côté d’eux, mais je suis complètement ouvert à retravailler avec des personnes si ça a du sens pour nos deux projets, et j’ai déjà plein de personnes en tête avec qui je trouve que ça aurait du sens. Déjà le split avec Mütterlein était vraiment une chance inouïe. Je suis fan de ce que fait Marion [Leclercq], j’adore vraiment, je trouve ça extraordinaire. Son dernier album cartonne et c’est tout le bien que je lui souhaite, elle le mérite terriblement. C’est génial, c’est du Lingua Ignota du onzième siècle, c’est vraiment super. J’ai déjà eu cette chance énorme et je profite encore un peu [rires]. Je suis très fier d’avoir fait ce split. L’idée de base avec Marion était de faire quelque chose de très underground. On peut le trouver sur le Bandcamp LADLO, mais nous ne l’avons pas sorti sur notre Bandcamp. Nous avons eu très peu de copies, nous ne les vendons que quand nous faisons des concerts. Ça renforce le côté un peu exclusif, un peu souterrain du truc qui nous a profondément parlé à l’époque, et qui nous parle toujours, d’ailleurs. Je suis vraiment hyper fier de cette collaboration.
Tu as parlé à plusieurs reprises de diptyques. Pourquoi veux-tu construire les choses par deux ? En quoi est-ce que ça a du sens pour toi qu’un album réponde à un autre ?
Je ne sais pas. Je trouve qu’il y a une certaine beauté, une certaine cohérence à avoir un droit de réponse par rapport à un environnement. Je pense que je suis incapable de faire quelque chose d’entier et qui ne soit pas boiteux, d’une certaine manière. Je ne sais plus si je l’ai entendu ou si c’est mon interprétation, mais ça me semble complètement logique : le mec de Blut Aus Nord avait sorti MoRT et Odinist, et derrière il a fait Dialogue With The Stars. On a les deux premiers qui sont hyper sombres, très étouffés, suffocants, et derrière il nous pond un truc qui hyper lumineux, translucide à crever, éblouissant, plein de couleurs, plein de parfums, très riche. Cette espèce de parti pris de faire quelque chose de très sombre et, derrière, de faire quelque chose de très lumineux me parle. C’est comme ce qu’a fait Diapsiquir avec A.N.T.I et 180°, c’est-à-dire un album très sombre et un autre, par la suite, qui traduit une forte luminosité, avec une question de repentance pour ce qu’il a fait, sans pour autant que ce soit pour gommer ou pour corriger. Je trouve que ça traduit une certaine forme d’évolution dans la durée, et nous retombons un petit peu sur la discussion que nous avions sur le flou tout à l’heure, c’est-à-dire de faire quelque chose qui soit vraiment dans le mouvement et pas uniquement dans l’instant présent, qui illustre une certaine forme de voyage initiatique. C’est pour ça que je trouve que les diptyques sont hyper importants, parce que ça permet d’avoir, en tant qu’« artiste » un droit de réponse par rapport à sa propre œuvre précédente pour continuer la diégèse, d’une certaine manière. À travers ça, je vois immensément de beauté. Ça traduit aussi ma peur panique de la notion de finitude, mais j’y vois quelque chose de très fort, qui me parle et que j’essaye, à mon niveau, d’appliquer.
Tu ne nous avais pas caché ta fascination, voire ton adoration pour l’univers et les œuvres de Dehn Sora, tu nous avais dit vouloir « porter ses enfants » [rires]. Qu’est-ce que ça représente pour toi d’avoir travaillé avec lui pour l’artwork ?
Déjà, je voudrais en profiter – je suis désolé, je vampirise un peu le truc. Je n’ai pas travaillé avec Came [Roy de Rat], parce qu’il a beaucoup de travail en ce moment d’un point de vue perso, il doit s’occuper de plein d’enfants, ce qui fait que nous n’avons pas eu le temps. Donc ça n’a pas été une décision de ne plus bosser avec Came. Pour moi c’est hyper important de le traduire, parce que Came a fait du super travail auparavant, je suis immensément fier d’avoir travaillé avec lui. Ce qu’il a fait avec Les Voûtes a été absolument sublime, ce qu’il a fait avec Les Avatars Du Vide était parfait à l’époque et ce qu’il a fait avec le split, j’en suis encore très fier, et je suis hyper fier d’arborer ces blasons qu’il nous a construits. Le problème, à l’époque, était qu’il n’avait pas forcément le temps nécessaire pour pouvoir bosser sur la suite de Limbes. Donc effectivement, je me suis dit : « Vas-y, porte tes couilles et va parler avec le mec qui est vachement bien » [rires]. Je lui ai donc envoyé un mail. Je l’ai même fait corriger par une pote pour me dire : « Putain, vas-y, je ne passe pas pour un gros con ? » [rires]. Il a été hyper sympa et vraiment génial. Je suis hyper fier de ce qu’il a fait parce que c’est franchement la copie parfaite de ce que je voulais transmettre au travers de cet album, puisqu’on retrouve justement ces notions de romance, de déséquilibre, de finitude, etc. que l’album traduit. J’en suis hyper fier. Je suis très content de l’artwork tel qu’il est aujourd’hui, et j’espère que je vais pouvoir retravailler avec lui par la suite, qu’il sera d’accord, qu’il aura du temps, etc. parce que je suis fan de son travail et notamment celui qu’il a fait pour moi.
Tu l’as évoqué en quelques mots en parlant de romance, mais quelle était l’idée que tu lui as transmise pour qu’il en fasse une production ? Quelles étaient les consignes que tu lui as données ?
Je pense que cet album est très lié à une notion de romance toxique, à un narcissisme, à plein de choses. La notion de déconstruction vient aussi par le biais du spectre amoureux. Je voulais pouvoir traduire ça avec l’album, c’est-à-dire pouvoir exprimer une notion très romantique, très cathartique, qui soit assez évidente et qui traduise une certaine forme de repentance par rapport à plein de choses. De là, il en a fait ça, et moi ça me va très bien. C’est très juste avec la vision de l’album que j’ai.
Interview réalisée par téléphone le 11 janvier 2022 par Jean-Florian Garel & Eric Melkiahn.
Retranscription : Aurélie Chappaz.
Facebook officiel de Limbes : www.facebook.com/BlurrThrower
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