Il est clair que l’on vit une époque de nostalgiques. Il suffit de voir la déferlante de groupes rétro dans la scène rock depuis dix ans, avec d’abord la vague des années 70, puis celle des années 80 actuellement en plein essor. La logique voudrait que la prochaine vague soit celle des années 90, ce que le guitariste-compositeur Pierre Danel confirme. Véritable amoureux de cette décennie au cours de laquelle il a grandi, pour sa musique, ses films et ses jeux vidéo dont il loue la créativité qu’il ne retrouve plus aujourd’hui, il profite avec ses collègues de Kadinja d’un second album, intitulé Super 90′, pour la célébrer.
Sauf que le combo parisien ne cherche pas tant à émuler ces années-là qu’à distiller des clins d’œil, parfois inconscients, ou à s’en inspirer dans le processus même d’enregistrement. Car autrement, Kadinja reste parfaitement ancré dans son époque avec un djent/metal progressif moderne, technique et chirurgical, mais non dénué d’émotion ; d’ailleurs, là est peut-être tout le challenge que relève Kadinja dans ce créneau musical.
C’est notamment de cet équilibre qu’il est question dans l’entretien qui suit en compagnie de Pierre Danel, mais aussi de sa passion pour les années 90 et de la manière dont celle-ci s’intègre à Super 90′, ou encore de la place de chaque membre dans la dynamique de Kadinja.
« Tout était vachement plus singulier [dans les années 90]. Du cinéma aux jeux vidéo, en passant par la musique, je trouve que tout avait réellement un sens. […] C’est le pré-Internet, pour moi c’est les dernières rock stars, les derniers gros films, alors que maintenant on est noyés dans beaucoup de choses. »
Radio Metal : Vous avez entamé le travail sur le deuxième album à peine un an après le premier. Qu’est-ce qui a déclenché cette urgence d’enchaîner tout de suite ? Est-ce que c’est le succès et la tournée du premier album qui vous ont dynamisés ?
Pierre Danel (guitare) : Pour te répondre honnêtement, le premier album a été fait en très longtemps. J’ai commencé cet album en 2013, et il a dû finir d’être composé en 2016-2017 quand il est sorti. En réalité, je pense que c’étaient tellement de vieux morceaux que tout le laps de temps qui s’est écoulé entre-temps a permis de mûrir un petit peu ce qui allait se passer après, et du coup ça a donné beaucoup d’idées pour le nouvel album, qui s’est fait ultra-rapidement. Je pense que c’est un truc qui était assez spontané, de faire ce nouvel album, avec surtout une nouvelle image, de nouvelles envies, de nouveaux goûts musicaux car nous nous sommes ouverts à beaucoup de choses.
En effet, j’avais entendu parler du fait que l’enregistrement du premier album avait pris beaucoup de temps, et j’avais lu Morgan [Berthet] qui disait que pour lui, l’enregistrement des batteries avait été un processus assez fastidieux parce qu’il enregistrait deux morceaux par-ci, deux morceaux par-là, parfois plusieurs mois plus tard, et que du coup, c’était quand même un processus assez frustrant et compliqué pour tout un tas de raisons logistiques. Ça a dû vous faire du bien, pour ce nouvel album, de faire les choses beaucoup plus vite…
Ouais. C’était un bonheur. Le truc a été organisé, et en même temps nous n’avons pas subi plusieurs changements de line-up pendant l’album, ce qui était le cas de l’ancien, où nous avions eu beaucoup de changements, avec des guitaristes qui changeaient, etc., donc nous nous retrouvions avec plusieurs line-up différents. Là, nous nous sommes retrouvés sur un processus de création où nous étions vraiment le groupe définitif. Il y a eu ça, et puis le fait est que nous ayons eu le temps de nous préparer, et que Morgan ne soit pas rentré à court, parce que quand il est entré dans Kadinja, il est entré pour l’enregistrement d’Ascendancy, et du coup, je pense que ça l’a mis plus tôt dedans, parce qu’il a dû apprendre les morceaux, les relever et les jouer. Là, il y a du travail qui a été fait en amont, et après tout le temps où nous avons joué ensemble, j’ai commencé à découvrir son jeu, à comprendre comment il fonctionnait, etc. C’était pareil au niveau des post-productions, les batteries se rapprochaient plus de ce qu’il pouvait faire réellement et de ce qu’il aurait pu penser. Donc c’était vachement plus simple.
Est-ce que ce dynamisme que vous avez à enchaîner tournées et albums est un rythme que Morgan peut suivre ? Il a quand même plusieurs projets, il est assez demandé. Est-ce que sa situation est compatible avec la vôtre ?
Complètement. Il faut se dire que Morgan a beaucoup de projets en session, mais après, son seul autre groupe réel, c’est Myrath. Donc Morgan n’a finalement que deux groupes : Kadinja et Myrath. Après, c’est énormément de sessions, et je sais qu’il nous met en priorité avec Myrath sur tout ce qu’il a à faire, et disons que ces derniers temps, Kadinja a pris une plus grosse importance pour lui.
Je me rappelle qu’il semblait assez ébloui de ta manière d’écrire les parties de batterie, et que lui, ça lui avait du coup permis de se dépasser et de penser autrement. Penses-tu que ce soit ça, la clé de son enthousiasme pour le groupe ?
Oui. Je pense que tout simplement, il se retrouve dans le style de musique, dans les compos, et aussi dans l’amitié que l’on peut avoir entre nous. Maintenant, au-delà de tout ça, Kadinja est vraiment un groupe d’amis, et je pense que réellement, il y a un petit peu tout qui s’est mêlé, il y a les tournées, les moments que nous avons passés ensemble… Et je pense que c’est une musique qui lui tient à cœur ; je pense que c’est un de ses projets de cœur, c’est certain.
Le nouvel album s’appelle Super 90′, c’est clairement une célébration des années 1990, qui vous sont apparemment très chères, puisque à cette époque-là, tout vous plaisait, que ce soit la manière d’enregistrer, la musique, les films, les jeux vidéo. Pourrais-tu nous dire ce qui, pour vous, fait la beauté de cette décennie-là ?
Premièrement, je pense que tout était vachement plus singulier. Du cinéma aux jeux vidéo, en passant par la musique, je trouve que tout avait réellement un sens. Premièrement, le metal, si je devais en revenir à la musique, c’était un style qui faisait face à la pop. C’est-à-dire qu’à l’époque, on pouvait écouter les derniers albums de néo-metal qui sortaient dans des bornes d’écoute au supermarché, on avait MTV, on avait M6 Music, tous ces trucs-là qui malgré tout diffusaient ces styles de metal. Je pense que c’est le pré-Internet, et je pense qu’il y a quand même eu ce truc qui faisait que le style s’est démocratisé vachement plus. Il y a aussi le fait qu’à propos des films, de nos jours, on est beaucoup plus dans le remake, dans le fait de refaire des choses qui ont déjà été créées, et je pense que c’est un peu partout pareil, alors que dans les années 90 on était dans une ascension au niveau du cinéma, je trouve, même pour les films tout public, tout ce qui était Steven Spielberg, George Lucas, etc. Après, honnêtement, je pense aussi que ça a un rapport avec notre enfance, notre adolescence, et que nous avons un côté nostalgique par rapport à ça, et que nous ne voyons peut-être pas les choses de la même manière. Mais voilà, c’est le pré-Internet, pour moi c’est les dernières rock stars, les derniers gros films, alors que maintenant on est noyés dans beaucoup de choses.
Tu parlais de singularité, et c’est vrai qu’à l’époque, dans les jeux vidéo à histoire, il y avait une narration vraiment propre et originale, alors que dans les jeux vidéo de maintenant, on peut avoir du mal à trouver un jeu vidéo qui, en termes de narration, se démarque des autres, c’est très standardisé…
Exactement. Ils se ressemblent tous énormément maintenant. C’est un peu comme les films. On commence à tourner en rond, on commence à trouver les mêmes histoires, on les décline, et finalement, on est un peu en train de faire des copies de choses qui ont déjà existé, alors qu’à l’époque, mine de rien, ça allait d’une console à l’autre, ce n’était pas le même jeu, pas le même créateur, il y avait toute cette petite magie, y compris la magie de la technologie qui avançait à chaque fois, d’une console à l’autre. Là, on est arrivés à un point où c’est maigre. Le projet devient de plus en plus maigre, et quelque part, la créativité, l’invention ne sont pas les mêmes qu’avant. Donc entre la magie d’un Zelda sur Nintendo 64 et ce qui se fait maintenant, ça me donne envie de revenir sur ma vieille Nintendo [rires].
« On commence à tourner en rond, on commence à trouver les mêmes histoires, on les décline, et finalement, on est un peu en train de faire des copies de choses qui ont déjà existé […]. La créativité, l’invention ne sont pas les mêmes qu’avant. Entre la magie d’un Zelda sur Nintendo 64 et ce qui se fait maintenant, ça me donne envie de revenir sur ma vieille Nintendo [rires]. »
L’exemple le plus frappant est la série des Assassin’s Creed de maintenant, où c’est quelconque à en mourir, c’est tout le temps la même chose, et le meilleur exemple du cinéma, c’est la série des Marvel qui est standardisée au possible…
C’est complètement standardisé et ça ne me touche vraiment pas. Même si j’ai été un peu touché par Hugh Jackman dans un rôle de Wolverine, c’est quand même le peu qui m’ait un peu fait plaisir dans tout ce qui se fait maintenant. Nolan a un peu relevé le défi de sortir un Batman actuel, intéressant, bien, avec de bons acteurs, un scénario, et quelque chose qui se tient. Je pense que c’est un des seuls à avoir un peu relevé le défi, parce qu’à l’époque… Je reviens quand même sur mes vieux Batman, mes vieux Tim Burton, ça me fait toujours rêver, et c’est ça qui m’a donné envie de conduire une Batmobile quand j’avais cinq ans.
Les films dont tu parles sont vraiment des films qui prenaient des risques. Quand on voit les films de super-héros de maintenant, ceux qui marchent le mieux sont ceux qui prennent le moins de risques, et ceux qui en prennent un peu se font basher comme pas possible…
Exactement ! De toute façon, on est maintenant dans une génération qui est sans prise de risque, on promeut une recette, elle plaît au public ; je pense qu’il y a toujours une personne qui prend un risque, et après, tout le monde se calque dessus. Avant, il y avait beaucoup plus de choix, il y avait aussi moins de monde, et nous étions moins noyés par Internet, moins noyés par le nombre de groupes qu’il pouvait y avoir, le nombre de films… En fait, maintenant, [il y a cette profusion], c’est vraiment ça le problème. Aujourd’hui, on est noyés dans tout ça.
La thématique des années 1990 est au centre de cet album-là, comme l’indique le titre. Pourtant, votre son est très actuel, on ne peut pas dire qu’on entendait les riffs djent dans les années 1990, si ce n’est Meshuggah qui posait peut-être les prémices du style. Le djent est pour le coup plus typique de la décennie actuelle. Comment dirais-tu que cette influence des années 1990 s’est intégrée dans votre musique ?
Finalement, le son est, comme tu dis, très actuel, mais c’est quand même un processus d’enregistrement que nous avons fait à l’ancienne, où il n’y a pas de trig de batterie, le mastering a été fait en analogique, et il y a beaucoup de choses qui ont été faites en essayant de se rapprocher le plus possible de ce que nous pouvions faire en live. À côté de ça, c’est vrai que nous sommes sur un style actuel. Ce qui nous rapproche des années 1990, je pense que ça va être de petits clins d’œil, certains passages vocaux qui vont rappeler Korn, des trucs comme ça, où on se retrouve un peu à piocher dans ce qui s’est passé avant. On est vraiment dans le clin d’œil, on n’est pas complètement dans les années 1990 en soi. De toute façon, ça n’aurait pas pu sonner comme dans les années 1990. C’est une question un peu compliquée, je ne saurais pas vraiment t’expliquer, mais nous avons plus été chercher le clin d’œil. Pareil pour la méthode d’enregistrement où nous avons cherché quelque chose d’un peu plus authentique, moins édité, moins formaté.
Il y a eu des modes du revival années 1970, et aussi du revival années 1980 ces dernières années. Penses-tu que la logique voudrait que la prochaine tendance soit un retour des années 1990 ?
J’en suis quasiment certain. Beaucoup de groupes commencent à s’en rapprocher, beaucoup de groupes commencent un peu à ressortir ça. Je pense que ça sera l’évolution perpétuelle de tout ça. Comme je te disais, maintenant, on ne fait que reprendre, on n’invente plus forcément, et nous les premiers. Là, pour le coup, c’est un hommage. Mais oui, je pense que les années 1990 vont revenir petit à petit et passer partout. Ça ne sera pas que la musique, ça sera aussi le cinéma, la mode vestimentaire… Il y a beaucoup de choses qui reviennent.
Penses-tu que ces revivals soient purement opportunistes ou y a-t-il une sincérité derrière ?
En tout cas, pour notre part, c’est une vraie sincérité. C’est vraiment un instant nostalgie. C’est un moment de notre vie où nous sommes tous trentenaires, quasiment, et nous sommes en train de repenser à notre enfance, notre adolescence, notre insouciance, à tout ce que nous avons écouté, tout ce que nous avons fait, à tout ce que nous avons regardé, à tout ce à quoi nous avons joué, et je pense que le principe de base va être quelque chose de sincère. Après, encore une fois, il y a tout un tas de personnes qui vont se dire « c’est cool de faire ça » et qui feront leur album sans réelle conviction, ils se diront juste que c’est chouette d’avoir un son des années 90. Tout dépend de la démarche.
À propos d’effet de mode, votre musique a des affinités évidentes avec des groupes de djent tels que Periphery ou Tesseract. On est, pour le coup, dans un effet de mode du djent en ce moment, un peu comme pour le metalcore il y a dix ans. Ne craignez-vous pas de vous retrouver embarqués dans cet effet de mode, ou est-ce que tu penses que vous arrivez à dépasser ça et à vous mettre au-dessus de cette vague ?
Je ne saurais pas te dire si nous nous mettons réellement au-dessus. Tout ce que je peux te dire, c’est que nous ne cherchons pas à être dans l’effet de mode. Les débuts du groupe se sont faits comme ça, nous avons voulu utiliser un style qui était actuel, etc. mais je pense que maintenant, nous ne nous posons vraiment plus la question de savoir si c’est réellement djent. Peu importe le style, nous cherchons juste à sortir les riffs que nous avons en tête et ce qui va nous toucher réellement. Nous ne nous focalisons pas vraiment sur l’effet de mode. Si demain, nous envisageons de changer radicalement de style parce que c’est quelque chose que nous avons envie de faire, nous le ferons, sans prêter attention à ça.
« C’est un moment de notre vie où nous sommes tous trentenaires, quasiment, et nous sommes en train de repenser à notre enfance, notre adolescence, notre insouciance, à tout ce que nous avons écouté, tout ce que nous avons fait, à tout ce que nous avons regardé, à tout ce à quoi nous avons joué. »
Au début de la première chanson de l’album, on entend la musique sous un effet, un peu comme l’effet filtre téléphonique qu’on entend parfois, mais là c’est un effet de compression MP3. Le djent est un mouvement musical très technologique, plus ou moins né sur Internet. Est-ce que c’est votre manière de faire un clin d’œil au monde d’où vous venez ?
C’est marrant que tu dises ça. Je pense que nous n’y avons pas prêté attention. Ç’a été fait assez inconsciemment. C’est bien un effet MP3, c’est-à-dire que nous avons passé cette intro sur un convertisseur MP3 plusieurs fois. Nous voulions juste avoir un truc qui était relativement dégueulasse, pour faire le contraste avec la production qui arrivait droit derrière. C’est peut-être un « acte manqué ».
Pour pousser l’idée plus loin, le MP3 est justement un concept qui est apparu dans les années 1990 !
Complètement ! Je pense vraiment que c’est un acte manqué. Et il y en a beaucoup sur l’album. C’est marrant, nous nous en rendons compte au fur et à mesure. Nous avons une tournée d’interviews aujourd’hui, et nous nous sommes rendu compte, grâce à plusieurs questions comme celle que tu viens de poser, qu’il y avait beaucoup d’actes manqués, et nous nous sommes même demandé si c’était fait exprès ou pas !
Te définirais-tu comme un geek en matière de musique et de technologie, à l’instar de Misha Mansoor de Periphery ?
Justement, je me verrais plutôt à l’opposé de tout ça. Je ne me considère pas du tout comme un geek. Pour tout te dire, nous avons enregistré l’album avec ma première sept-cordes qui est une 7321 d’Ibanez, un des premiers modèles, qui est apparu dans les années 2000, et qui doit coûter 150€ aujourd’hui… Et avec des plugs gratuits que nous avons trouvés sur Internet. Donc il y a une petite « geekerie » dans l’histoire, car le but était quand même que nous essayions de trouver un bon son et de faire quelque chose qui sonne, mais je ne suis pas forcément intéressé par le matériel, ce n’est pas un truc que je reluque, et en même temps, quelque part, je sais que j’en ai besoin maintenant, mais non, je ne suis pas un geek de ça. Je suis un geek de beaucoup de choses, au niveau du son, du mix, des compos, mais ça non.
Tu pousses pas mal la complexité du riff djent à la guitare. Quelle est ta vision d’un riff ? Quel est ton regard, ton approche sur le jeu de guitare ?
[Réfléchit] C’est une question compliquée, pour le coup. Honnêtement, pour les riffs, c’est énormément de ressenti, beaucoup de jams, beaucoup de moments à jouer tranquille dans mon coin, à trouver deux ou trois trucs, et me dire : « Tiens, cet effet-là est hyper intéressant. » Ça peut partir de n’importe quoi, d’une ambiance, d’un pattern de batterie… Franchement, je ne saurais pas t’expliquer d’où partent les choses.
Le djent est-il un style où il y a la place pour du jam ? Quand on voit ce style, certes, très technique mais aussi très carré, très cadré, on a du mal à s’imaginer une session jam typée djent…
Quand je te parle de jam, c’est plus de prendre ma gratte, et jouer, faire tourner des trucs, et au bout d’un moment, je trouve quelque chose qui me plaît, et je le développe, en composant, j’enregistre une sorte de premier patron de guitare, c’est-à-dire que j’enregistre au métronome, puis je cale une batterie, puis je me dis : « Tiens, là, peut-être qu’une double-croche avant, une double-croche après ça pourrait sonner mieux ; tiens, ça je pourrais le changer, je pourrais le jouer de telle manière… » Tout se construit un peu comme ça. Donc quand je parle de jam, c’est vraiment à la façon de créer le riff. Après, c’est sûr que c’est très écrit, mais voilà, c’est plus cette approche-là. Je ne pense pas avoir une méthode de composition particulière, c’est assez aléatoire.
Tu as un jeu très technique et chirurgical. Y a-t-il la place dans ce type de jeu au sentiment et à l’émotion ?
Complètement, dans le sens où, certes, c’est un jeu très technique… et chirurgical, oui et non. Avec Quentin [Godet], aujourd’hui, nous nous évertuons à nous concentrer sur quelque chose que nous allons faire groover, que nous allons essayer de faire danser un peu, plutôt qu’à jouer proprement. C’est-à-dire que si on loupe une note, si on en fait une de traviole, ça ne va pas vraiment être le truc qui va nous agacer. Nous allons vachement plus être intéressés par le placement rythmique, voir comment nous nous plaçons, par rapport au jeu de Morgan par exemple, comment nous bougeons tous ensemble. Donc oui, l’émotion est là, c’est sûr et certain. Nous essayons de vivre le truc au maximum, et c’est devenu presque secondaire le fait de jouer quelque chose très proprement, et je pense que c’est quelque chose qui est forcément censé être intégré depuis le début par tous les musiciens du groupe.
Vous avez déclaré vouloir faire sur cet album un son plus rock, plus organique, avec plus d’émotion que sur Ascendancy. Est-ce que c’est un regret de ne pas avoir plus insisté sur ces éléments sur Ascendancy ?
Pas du tout. Quand nous avons fait Ascendancy, nous étions dans la direction d’Ascendancy et je pense que nous ne voyions pas l’album sonner autrement. Aujourd’hui, il n’y a vraiment pas de regret. Nous nous sommes simplement rendu compte que nos goûts avaient évolué, et que nous recherchions quelque chose de plus organique, ce qui est le cas de beaucoup de groupes, qui se rendent compte avec l’âge qu’ils veulent entendre leurs instruments tels qu’ils doivent sonner sur un album. Je pense qu’Ascendancy correspond bien à sa génération et au moment où il a été enregistré et composé. Maintenant, nous voulions quelque chose qui colle à qui nous sommes aujourd’hui. Donc aucun regret.
« Nous ne nous posons vraiment plus la question de savoir si c’est réellement djent. […] Nous ne nous focalisons pas vraiment sur l’effet de mode. Si demain, nous envisageons de changer radicalement de style parce que c’est quelque chose que nous avons envie de faire, nous le ferons, sans prêter attention à ça. »
Morgan disait que tu composais pour tous les instruments, mais qu’en même temps tu laissais une marge de manœuvre aux musiciens. À propos de cette marge de manœuvre, qu’est-ce que tu autorises et qu’est-ce que tu n’autorises pas ?
Ce qui se passe, c’est qu’à la base, je vais pré-proder tous les morceaux et les envoyer, donc récolter les avis, voir ce qu’il se passe, est-ce que ça plaît à tout le monde, est-ce que la continuité du morceau plaît à tout le monde… La marge de manœuvre peut aussi être que quelqu’un peut me dire que tel riff ne va pas, que telle façon de l’amener ne va pas, de proposer de chercher autre chose à tel endroit… La marge de manœuvre est aussi que Morgan peut aussi moduler les parties de batterie que je vais écrire, ajouter d’autres trucs, etc. Ce qui fait qu’à l’enregistrement, il arrive que beaucoup de choses changent, des placements de cymbales, des breaks… Chacun peut apporter sa patte à quoi que ce soit. Ça peut même être une façon de jouer un riff sur l’enregistrement. Quentin peut me dire : « Tiens, le riff est bien, mais si on le faisait sonner comme ça, ça donnerait quoi ? » Je pense qu’il n’y a rien de figé quand je les envoie, c’est la base des idées, et quand bien même nous en garderions quatre-vingt-dix pour cent, il y a toujours une marge de manœuvre pour faire le truc qui plaît à tout le monde et que ce soit notre album et pas seulement juste un compositeur qui envoie des compos à tous les membres du groupe pour les exécuter. C’est un groupe à part entière.
Tu vois ça comme un groupe, tu n’as pas un statut particulier au sein du groupe, de leader ou de tête pensante ? Tu ne prends pas toutes les décisions ?
Non. Je suis tête pensante au niveau de la musique, parce que je pense être assez productif. Ça s’est fait naturellement au sein du groupe, c’est juste que je pense être productif au niveau des compos. Personne n’est là pour interdire qui que ce soit de faire des compos. Si Quentin demain vient avec une compo, ça sera entendu, ça sera écouté, ça sera « voté » au sein du groupe. Si j’envoie une compo, elle n’est pas définitive, elle peut être refusée, et je ne suis pas le seul à avoir le droit de faire ça. Simplement, le groupe fonctionne comme ça. Nous nous sommes tous plus ou moins donné une place au sein du groupe, Steve [Tréguier] va être au management, il y a Morgan, il y a Quentin… Chacun a une place plus ou moins définie au sein du groupe, et je pense que la mienne est celle de la composition et de l’écriture. Mais ce qui laisse encore une part à tout le monde, beaucoup de choses ont été faites en commun. Nous avons fait beaucoup de parties voix avec Morgan en studio, ou je pré-prodais les voix, je les envoyais à Philippe [Charny Dewandre], pendant qu’il écrivait les textes… Donc c’est quand même uni par des espèces de petites équipes.
Légalement, en termes de droit d’auteur, possèdes-tu plus les morceaux que les autres, ou c’est vraiment l’entité Kadinja qui possède ces morceaux-là ?
Symboliquement, tout le monde a des droits. Après, c’est vrai que j’ai une plus grosse part, ça n’a pas forcément été mon choix, c’est un choix qui a été fait tous ensemble. Je pense qu’ils sont tous reconnaissants aussi du travail que je fais. C’est réparti de manière logique. Nous ne nous mentons pas à nous-mêmes, et c’est cool. Tout le monde est d’accord avec ça, donc c’est super.
A l’époque d’Ascendancy, certains titres avaient été composés directement en studio. Est-ce aussi le cas pour cet album-là ?
Pour cet album-là, il y a eu un titre qui a été remodifié quelques jours avant les prises batterie, un titre où nous n’avons gardé que le pont et où nous avons tout refait avec Morgan, tous les deux. Ce morceau ne correspondait plus à l’album par rapport au reste des compos. Nous l’avons donc remanié et recomposé. Mais en général, non, tout a été préparé relativement à l’avance, l’album était pré-prodé et prêt, et il n’y a pas eu de ça.
Dirais-tu que ce morceau que tu viens d’évoquer, ou ceux qui ont été écrits sur Ascendancy, ces titres-là ont une aura un peu différente parce qu’ils ont été écrits sur le vif ?
Complètement ! Je trouve que certains morceaux que tu vas écrire un peu sur le vif, quand tu vas te presser un peu, et que tu ne vas pas forcément prendre le temps de réfléchir et que tu te laisses guider par ce que tu trouves, c’est un peu comme une impro, c’est une impro qui prend plus de temps. C’est quelque chose qui va sortir avec le moment présent, et dans une espèce d’urgence, donc ça crée quelque chose d’intéressant, et c’est marrant car ça crée toujours le même type de morceau. Chez nous, tous les morceaux qui ont été composés en urgence ont relativement cette même teinte, ce même truc. Ils ont un point commun.
Finalement, ça fait un album assez complet, car il y a des titres sur lesquels vous avez pu être assez perfectionnistes, avec du travail en amont, une prise de temps, et des titres avec un côté beaucoup plus animal où vous avez pu vous lâcher sans réfléchir…
Oui. Complètement.
Sur cet album-là, il y a quelques invités, sur « Muted Rain », sur « Véronique » et sur « Avec Tout Mon Amour ». Peux-tu nous donner plus de détails sur ces collaborations ?
Ce sont des collaborations principalement faites soit pour des besoins, soit avec des amis, soit les deux. Dans « Muted Rain » on retrouve Sylvain de The Dali Thundering Concept, qui est un des proches du groupe, que nous voulions inviter, ça nous faisait plaisir de l’avoir sur l’album. Je pense qu’il n’y a pas à aller chercher plus loin. Nous adorons Sylvain, nous adorons comment il chante, et nous voulions une collab sur un morceau. Sur « Véronique », nous avons le violoncelliste de Leprous qui a enregistré avec nous, et pour le coup, c’est Chris Edrich notre ingé son, qui tourne avec Leprous actuellement, qui lui a proposé de venir poser des violons à la fin, parce que nous voulions quelque chose d’assez grandiose, nous voulions poser des violons, et plutôt que de les programmer, nous avons fait ça. Sur « Avec Tout Mon Amour », c’est Larry Tola, un ami chanteur de soul, pop, new soul, avec qui je travaille, qui est venu poser des voix gospel, tout simplement. Nous nous sommes dit que ça serait intéressant de faire ça. Tout s’est fait assez naturellement, ça n’a jamais été réellement prémédité, et toujours dans un but artistique. Même sur les futurs albums, nous n’irons pas forcément chercher quelqu’un de connu pour faire un featuring, juste quelqu’un qui apporte sa patte à l’album et qui peut donner une autre dimension à l’album. C’est quelque chose qui est très important.
« Aujourd’hui, nous nous évertuons à nous concentrer sur quelque chose que nous allons faire groover, que nous allons essayer de faire danser un peu, plutôt qu’à jouer proprement. C’est-à-dire que si on loupe une note, si on en fait une de traviole, ça ne va pas vraiment être le truc qui va nous agacer. »
Sur le premier album, il y avait un morceau qui s’appelait « Dominique », et sur le deuxième, il y a « Véronique ». Est-ce qu’il y a un lien entre les deux chansons ?
Il y a un running gag, qui s’est fait à base de petites histoires. « Dominique », ça a été fait avec cette petite chanson à la con, « Dominique, nique, nique ». C’était à la base une blague que j’avais faite aux gars sur la pré-production d’Ascendancy, et nous avons gardé le titre. Sur « Véronique », la première réunion de groupe que nous avons faite avec Steve, notre nouveau bassiste, qui aujourd’hui manage aussi le groupe, nous avions fait un petit restaurant russe sur Paris, et en nous baladant, nous étions tombés sur une grosse plaque de pédopsychiatre qui s’appelait Véronique, et je ne sais pas pourquoi, je ne sais pas à quel moment ça nous a fait rire. Nous avions peut-être bu un peu trop d’alcool. Nous avons appelé une conversation de groupe « Véronique », et quelques jours après, la compo « Véronique » est sortie, avec le nom de pré-prod « Véronique », et nous n’avons pas changé le nom de cette compo. Et ce qui est marrant, c’est que « Véronique » est une chanson qui traite de beaucoup de choses, et notamment de maltraitance infantile, et que cette Véronique est une pédopsychiatre. C’est-à-dire que ça rejoint beaucoup de points de l’album, et notamment le fait que Super 90’ traite énormément de ça, de notre enfance, de toutes ces choses-là… Bref, plein de points communs. Je m’éloigne un peu du truc, mais à la base c’était le running gag, et au final, on se retrouve avec des liens, et des choses qui se recroisent sans faire exprès.
Il y a un morceau vers la fin de l’album qui s’appelle « House Of Cards ». L’expression « house of cards » existe depuis toujours, mais c’est difficile lorsque l’on voit ce titre-là de ne pas penser à la série. Est-ce qu’il y a un lien avec la série ?
Il n’y a absolument aucun lien, à ce que je sache. Je ne pense même pas que Philippe connaisse forcément la série.
À quel point es-tu impliqué dans les paroles, par comparaison à ton omniprésence dans la musique elle-même ?
Je ne suis pas hyper-impliqué dans les paroles. Tout ce que je peux te dire, c’est que j’en parle beaucoup avec Philippe, qui est mon meilleur ami depuis dix ans, déjà. Nous discutons énormément des paroles. Après, je n’ai pas forcément d’implication, c’est-à-dire que j’ai une confiance aveugle dans ce qu’il va écrire, et je sais que quoi qu’il en soit, c’est quelqu’un qui a une pertinence, un vécu, et qui fait que je serai forcément touché.
Il y a un titre acoustique, intitulé « Episteme », vers la deuxième partie de l’album, et étant donné la densité sonore et technique de l’album, quand ce morceau arrive, il fait du bien. Était-ce le but, d’avoir une respiration dans le disque ?
[Rires] T’as trouvé, complètement ! C’était complètement le but, c’était de faire respirer cet album et de se reposer un peu. Cette compo acoustique, à la base, c’était une chanson d’Ascendancy que nous avons refaite en acoustique, et que nous avons faite un jour, en phase de dépression hivernale, avec Philippe, après avoir bu quelques coups la veille, et nous nous sommes dit qu’il fallait qu’on enregistre cette compo, sans pour autant vouloir la mettre dans l’album. Du coup, nous avons enregistré ça. Et un jour, nous avons tous écouté l’album, et nous nous sommes dit : « Et si on mettait cette chanson acoustique au milieu pour couper ? » Du coup, quand on écoute l’album entier, j’imagine que ça fait du bien, ça crée un petit break et ça rend l’album plus digeste.
La dernière chanson de l’album, « Avec Tout Mon Amour », a un petit côté Devin Townsend sur l’album Epicloud, avec ces voix gospel que tu as évoquées tout à l’heure. Qu’est-ce qu’il y a derrière ce choix de terminer l’album sur une note très positive avec ce petit côté fleur bleue ?
En toute honnêteté, ce morceau devait être avec des voix. Quand Philippe l’a reçu, il a dit qu’il ne souhaitait pas poser de voix, car il ne voulait pas dénaturer le morceau. C’est assez marrant, car c’est aux antipodes de tout ce que les chanteurs veulent faire. Il a préféré se taire que chanter dessus. Et pourquoi terminer avec ce côté fleur bleue, déjà parce que c’est le dernier morceau qui a été composé sur l’album. Ensuite parce que je l’ai composé avec Quentin, c’est une des rares collaborations que nous avons faites de A à Z. Et en plus, c’est un des seuls morceaux où il y a des solos de guitare, dans cet album, alors que dans Ascendancy, il y en avait dans quasiment tous les morceaux. Celui-ci, c’est un des rares morceaux, avec un autre, je crois, où il y en a. Donc nous nous étions dit que nous composerions un morceau pour nous faire plaisir. Je pense que c’est juste un morceau qui représente l’unité du groupe, et ce côté fleur bleue, je ne saurais pas t’expliquer, mais je pense que c’est un morceau qui a été fait avec tout notre amour. Tout simplement [rires].
Avec Ascendancy, vous aviez sorti les partitions de l’album. Est-ce que c’est quelque chose que vous allez réitérer ici ?
Oui. Nous allons tout refaire de la même manière. Les partitions de l’album, l’album en instrumentaux, l’album avec instruments séparés, songbook, tout comme nous avions fait sur Ascendancy.
Avec tous les outils que l’on a à disposition aujourd’hui, les logiciels d’édition de partitions, les tutoriels YouTube, etc., ce serait dommage de ne pas profiter de ça pour partager votre musique dans un objectif pédagogique. Est-ce que ç’a été ça la raison de cette démarche ?
Oui, plus ou moins. Il faut savoir que Quentin et moi travaillions pour des magazines de guitare, où nous faisons beaucoup de tutos, etc., et même sans rapport avec ça, ça nous fait aussi plaisir, en partageant les partitions, que les fans fassent des covers, que ça soit accessible. Le but étant de partager, nous n’avons pas de secret.
Avant, les artistes eux-mêmes faisaient des DVD pédagogiques, il y avait des recueils officiels de partitions de morceaux. Aujourd’hui, avec l’explosion des moyens de diffusion, et la gratuité d’Internet, on trouve beaucoup trop de partitions de morceaux simples qui sont bourrées d’erreurs. Est-ce que c’était aussi un moyen pour vous de contrôler la manière dont se diffuse votre musique ?
Nous n’y avons pas forcément pensé, mais quelque part, oui. Nous voulions simplement partager les partitions. Il y a beaucoup de fans qui ont demandé à avoir les tablatures des morceaux, donc nous nous sommes dit que ça serait un bon plan de bosser là-dessus.
N’y a-t-il pas un petit côté « défi » lancé à vos auditeurs ?
Indirectement, peut-être. C’est vrai que c’est assez marrant. Quelque part, oui, il y a ce petit côté défi, et ça nous fait aussi plaisir de voir de temps en temps qu’il y a quelques covers où ça joue super, et c’est agréablement surprenant de voir comment ça joue derrière. Oui, il y a peut-être ce petit défi, ce petit côté joueur avec les auditeurs, c’est possible !
Interview réalisée par téléphone le 14 décembre 2018 par Philippe Sliwa.
Introduction : Nicolas Gricourt.
Transcription : Robin Collas.
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