Fin août dernier, John Petrucci nous parlait avec un enthousiasme non feint de ses retrouvailles musicales avec Mike Portnoy à l’occasion de son album solo Terminal Velocity. Ce que le cachotier a omis de nous préciser, c’est qu’au même moment il venait de passer quelques semaines en studio en compagnie du batteur, ainsi que de Jordan Rudess et Tony Levin, réactivant le projet Liquid Tension Experiment, plus de vingt ans après l’album LTE2 (1999). Ces retrouvailles inespérées avaient déjà, au moment de leur annonce, tout de l’événement prog metal de l’année. Le résultat ne décevra pas : le nouvel album LTE3 a tous les ingrédients pour provoquer un orgasme auditif chez les fans du quatuor et tout amateur de rock instrumental technique et débridé.
C’est à Tony Levin, musicien peut-être moins présent que ses collègues dans les médias metal, que nous avons choisi de nous adresser pour qu’il nous narre ce retour en fanfare. C’était aussi et surtout l’occasion de mettre en lumière non seulement un bassiste à la carrière proprement ahurissante (en plus de son implication auprès de Peter Gabriel et au sein de King Crimson, on l’a retrouvé pêle-mêle sur des disques de Steven Wilson, David Bowie, Alice Cooper, John Lennon, Tracy Chapman, Pink Floyd…) mais surtout un authentique innovateur. C’est pourtant avec une humilité qui force le respect, voire par moments peut faire sourire, qu’il répond généreusement à nos questions.
« Je suis le bassiste, le mec le plus lent, je l’admets. Je suis encore là à essayer de comprendre le début du riff quand eux ont déjà terminé avec et passent maintenant à la seconde partie. »
Radio Metal : Liquid Tension Experiment n’avait pas sorti de nouvel album depuis LTE2 au moment où Jordan Rudess a rejoint Dream Theater. Pourtant, il y a eu une demande constante de voir le groupe se réunir, surtout depuis que Mike Portnoy a quitté Dream Theater il y a dix ans. Qu’avez-vous attendu pour vous retrouver ? Comment expliques-tu qu’autant de temps se soit écoulé depuis le dernier album ?
Tony Levin (basse) : Oui, beaucoup de temps s’est écoulé ! Nous sommes restés en contact pendant ce temps et nous avons joué ensemble sous différentes combinaisons. J’ai fait quelques albums avec Jordan Rudess et j’ai joué en live avec Mike, donc ce n’est pas comme si nous nous étions perdus de vue, mais ça s’est un peu fait à l’improviste. L’idée qu’un jour nous allions nous réunir à nouveau pour jouer était dans un coin de notre tête, mais dès que le confinement a été instauré, je crois que c’était Jordan et Mike qui ont eu l’idée et ont dit que peut-être c’était notre moment. Dès qu’ils ont demandé à John et moi, nous nous sommes dit que oui, c’est clair, il fallait le faire. La seule chose qui nous barrait la route était la logistique pour trouver une manière se de retrouver en ayant suffisamment de temps pour composer et enregistrer notre album en toute sécurité. Nous l’avons fait assez facilement et nous nous sommes réunis en juillet et août. Nous avons porté des masques au début, c’était très intéressant. Pour moi, c’était une grande réussite car musicalement, nous n’avons pas perdu la main, nous avons repris exactement là où nous nous étions arrêtés. Nous n’avons pas été obligés de nous forcer, ça s’est fait de manière assez organique. Quand tous les quatre nous nous retrouvons dans une pièce, nous composons très facilement ensemble et nous nous éclatons. Très vite une idée de deux minutes se transforme en une idée de cinq minutes, puis en une idée de dix et quinze minutes. Nous nous éclatons !
Vous vous êtes réunis en secret dans un studio de New York pour travailler sur cet album. Personne n’était au courant et l’annonce a pu surprendre les gens, même si le fait que John et Mike se soient retrouvés en tant qu’amis ces dernières années et que Mike ait joué sur l’album solo de John pouvait mettre la puce à l’oreille. Mais pourquoi en faire un tel secret ?
Je ne peux pas parler à la place des autres mais pour ma part, je n’ai pas essayé d’en faire un secret. Nous avons juste dit : « Ne parlons pas de ça tout de suite sur internet. » C’était tout simple, nous n’en avons pas fait toute une histoire. J’ai fait quelques albums dans ma vie qui étaient un énorme secret. Pour l’album de David Bowie, The Next Day, ils m’ont dit de ne même pas parler à ma femme de ce que j’étais en train de faire, ce qui est dingue voire impossible [rires]. Pour l’album de John Lennon que j’ai fait il y a longtemps dans les années 1980, ils m’avaient aussi demandé de ne rien dire à ma famille et à qui que ce soit. Mais là, ce n’était pas ce genre de secret. Nous avons juste dit : « Attendons d’avoir un album avant d’en parler. On en parlera avant sa sortie, mais par étapes. »
L’album s’est fait en pleine crise sanitaire. Mike a décrit le morceau « Beating The Odds » comme étant « le morceau feel-good de la pandémie ». Est-ce que le fait de vous enfermer dans une pièce pendant deux semaines pour faire de la musique vous a servi de libération émotionnelle face à la morosité ambiante ?
Ça faisait énormément de bien de faire de la musique live avec des gars en plein milieu de ce qui s’est avéré être une année où on ne pouvait pas faire ça. Il y avait des inquiétudes sur la santé, sur le fait d’être en sécurité, nous avons formé ce qu’on appelle une bulle et nous nous sommes assez bien débrouillés avec ça. C’est un peu ennuyeux mais c’était des mesures typiques qu’on prend, pas seulement pour faire un album, mais même juste si des gens font une réunion de travail. Tout d’abord, nous avons tous été testés plusieurs fois avant de nous réunir, pas juste le groupe, mais aussi l’ingénieur et le gérant du studio. Ensuite, nous étions masqués les premiers jours, et nous avons trouvé un hôtel avec des entrées séparées pour, après nous être enregistrés à l’accueil, pouvoir ne croiser personne. Je ne sais pas pour les autres gars, mais j’ai vraiment nettoyé ma chambre d’hôtel moi-même avec mon propre antiseptique. Nous avons essayé d’être autant en sécurité que possible et ça s’est avéré payant, nous avons eu de la chance. A la fois, c’était super de nous retrouver, car ce sont des mecs vraiment sympas, nous nous entendons super bien et nous plaisantons beaucoup. Nous passons de bons moments ensemble. Quand je regarde l’année 2020, le point culminant, c’est le fait d’avoir pu passer deux ou trois semaines, lors de longues journées, tous les jours, à faire ce que j’adore faire, c’est-à-dire de la musique live et enregistrer, avec de bons musiciens qui m’inspirent et me stimulent. C’était le gros temps fort de l’année, musicalement et globalement.
Rien que le premier morceau, « Hypersonic », est époustouflant – enfin, le titre dit tout !
J’ai moi-même été époustouflé quand j’ai entendu le riff d’ouverture ! C’est typique du groupe et de notre manière de composer. Dès que nous sommes dans une pièce ensemble – boum ! – de la bonne musique commence à venir. Pour celle-ci, John Petrucci avait ce riff extraordinaire qui démarre « Hypersonic », il l’a joué comme une mitrailleuse, très vite. Typique de ce groupe, Jordan Rudess a pu presque immédiatement jouer le riff. C’est un génie quand il s’agit d’entendre les notes et d’avoir la capacité technique de se joindre, et Mike le jouait à la caisse claire, en le rendant caractéristique et en variant ce qu’il jouait. Et puis moi, j’étais à la traîne, je suis le bassiste, le mec le plus lent, je l’admets. Je suis encore là à essayer de comprendre le début du riff quand eux ont déjà terminé avec et passent maintenant à la seconde partie. Peut-être que Jordan dit : « J’ai cette super idée, on peut passer à cette autre tonalité et faire ça » et donc je mets de côté la première section. Typiquement, une section de deux minutes devient maintenant un morceau de quatre minutes, puis de dix minutes, puis douze minutes, et moi, je suis le bassiste qui est encore là à dire : « Excusez-moi, ce premier riff, vous pouvez le jouer plus lentement pour que je puisse l’apprendre ? »
« Les groupes que j’aime vraiment ont tous une saveur particulière, ils ne partent pas dans tous les sens. Ils ont un truc distinctif et à mon avis, c’est ce que nous avons avec Liquid Tension. »
C’est un truc drôle avec ce groupe, ils sont très patients avec moi, ils comprennent que quand il y a une pause, je vais en profiter pour m’entraîner et apprendre les riffs. De mon côté, je suis content qu’ils me tolèrent alors que je ne suis pas capable de les suivre en temps réel. De même, typiquement, au milieu d’un morceau, quand une section se termine, ils diront : « Pour la prochaine section, laissons Tony faire un riff de basse et on le rejoint. Pars dans ce que tu veux, Tony. » C’est quelque chose que je peux facilement faire, je n’ai pas besoin de me soucier de le faire plus tard. Donc nous avons chacun notre manière de contribuer à un morceau, et pour moi c’est un petit peu différent des autres gars, mais ce qui est commun à nous tous, et qui est très important pour un groupe, c’est le respect musical envers les autres. Il y a un haut niveau de respect musical et c’est ce qui fait qu’un groupe fonctionne bien. Inversement, quand il n’y en a pas suffisamment, ça complique les choses dans un groupe. Quand tu respectes les autres gars, musicalement, tu peux leur confier tes idées et les laisser jouer leur instrument. Pas besoin d’anticiper ou de se demander si ça va être bien. Quand tu sais que ça va être bien, tu peux rapidement avancer.
Dirais-tu que ce titre d’ouverture traduit une forme d’envie et d’excitation qu’il y a eu à l’idée de se retrouver ?
Il y a eu une envie et une excitation, mais j’en reviens à ce que les trois autres gars ont dit à l’époque du premier album que nous avons fait il y a si longtemps et au début de celui-ci : « Soyons fous, soyons vraiment fous. On pouvait jouer vite avant mais essayons de jouer encore plus vite et sur une section encore plus longue. » Je me grattais la tête et j’ai dit : « D’accord les gens, soyez fous et j’essaierai de vous rattraper plus tard dans votre folie » [rires]. C’est quelque chose que nous avons fait dès le début et c’était un plaisir. J’étais ravi que nous ayons fait la partie rapide et que nous ayons fini par arriver à ce que j’appellerais une « section hymnique », une grosse section mélodique où Jordan peut jouer avec ses magnifiques textures et gros accords de clavier, et John fait une merveilleuse mélodie par-dessus. Nous avons fait ça avant dans des sections sur d’autres albums et c’est super de varier comme ça, mais cette fois, j’ai l’impression que les mélodies sont très spéciales. Ces sections sont vraiment spéciales et bonnes musicalement. Je trouve cet album encore meilleur que les autres parce que je pense que nous avons fait vraiment de l’excellente musique.
Il est évident à l’écoute de l’album à quel point vous vous éclatez. D’une autre côté, pensez-vous à l’expérience d’écoute d’un auditeur qui ne serait pas forcément musicien, ou êtes-vous à l’aise avec l’idée de, parfois, faire de ce groupe un plaisir de musicien ?
C’est une très bonne question, et c’est toujours un facteur à prendre compte. De façon générale, le groupe ne se soucie pas de ça. Ce serait compliqué autrement. Certains groupes s’en soucient, mais dans un groupe comme celui-ci, je pense que nous savons ce que nous sommes et quels sont les paramètres propres à ce que nous faisons. Nous ne sommes pas vraiment obligés de les décrire verbalement, nous savons intuitivement que nous allons faire ça. La chance que nous avons avec Liquid Tension est que nous savons que nous avons une communauté de fans, nous avons des gens qui adorent les albums que nous avons faits avant. Notre sentiment au sein du groupe est que tant que nous sommes nous-mêmes et restons fidèles à ce que nous sommes, ça ira bien avec les fans. Ceci étant dit, nous essayons d’aller plus loin et faire que ce soit encore plus fou [petits rires], mais sur ce plan, il y a de fortes chances que les fans nous suivent. Avec le morceau de Gershwin, « Rhapsody In Blue », nous faisons notre toute première reprise d’autre chose que ce que nous faisons habituellement. C’est un choix inhabituel mais je pense que ça nous va bien. J’ai moi-même été un musicien classique avant d’être un musicien de rock et j’adore ce morceau, évidemment. Dès le début j’ai trouvé que c’était une super composition pour Liquid Tension parce que, même si elle est basée sur le jazz des années 1920, elle contient plein de sections qui partent dans plein de directions – je parle de la version classique. C’est exactement ce que Liquid Tension fait mais différent, d’une manière plus moderne, puissante et rock/metal. Nous pouvons offrir à ce morceau ce qu’il mérite. Il y de longues sections ambiantes et maussades, il y a de grandes sections grandioses où nous jouons la mélodie de Gershwin, il y a des sections jazz, des sections honky-tonk, et nous pouvons jouer une partie speed metal, ce qui convient à ce morceau. Je me disais que nous pouvions emmener ce morceau dans autant de directions qu’il le méritait. C’était un plaisir de jouer ça.
C’est un morceau que vous aviez déjà joué en concert…
Absolument. Nous avons fait une toute petite tournée en 2008 et à la manière typiquement folle de Liquid Tension, Mike Portnoy nous a dit seulement une semaine avant la tournée : « Faisons aussi ‘Rhapsody In Blue’ », et tout ce que nous avions était deux jours de répétitions, nous avions énormément de musique à répéter et nous n’avions pas joué ensemble depuis des années. C’était déjà difficile pour moi d’apprendre ce morceau, mais quel défi ça a dû être pour Jordan Rudess ! C’est essentiellement un concerto de piano, donc le fait d’avoir à apprendre ça, en sachant que nous allions le changer durant ces deux jours de répétitions pour nous l’approprier et en faire un morceau plus rock, c’était un sacré challenge ! Ensuite, nous l’avons joué uniquement durant cette tournée de sept jours, donc Dieu merci, nous le reprenons sur cet album ! D’autres fans que ceux qui étaient présents à ces sept concerts vont pouvoir écouter ce morceau.
« Je ne réfléchis pas beaucoup quand je fais de la musique. […] Il y a une partie de mon cerveau qui prend des décisions musicales mais ça n’est lié à aucune idée consciente. »
Quand vous avez fait les deux premiers albums de Liquid Tension Experiment, vous aviez déjà tous beaucoup d’expérience, mais vingt ans d’expérience en plus, ce n’est pas rien. Quelle différence ça a fait lors de ces sessions ? Est-ce qu’il y a quoi que ce soit qui a changé dans votre approche comparé à vingt ans en arrière ?
Notre jeu a un petit peu changé mais comme je l’ai dit plus tôt, quand nous sommes dans une pièce ensemble, nous sommes tout de suite ce groupe. En tant que musiciens, individuellement, nous sommes capables de faire plein de choses – nous pourrions jouer du jazz, nous pourrions jouer de la fusion, nous pourrions jouer de la country, nous pourrions faire tout ça – mais nous ne le faisons pas dans ce groupe, ça ne se présente pas. D’une certaine manière, quand nous sommes ensemble, nous faisons du Liquid Tension. Le début du premier album, c’était le moment le plus dur parce qu’il y a toutes ces choses que nous sommes chacun capables de faire et que nous pourrions donc essayer de faire dans le groupe, mais il faut déterminer ce que ce groupe sera. Il ne sera pas un amalgame de tout ce que chacun d’entre nous est capable de faire. Donc quand nous nous sommes mis à travailler sur le premier album, c’était la seule fois où ce groupe a dû faire des pauses et peut-être tenter des choses, voir comment ça ressortait, écouter et dire : « Peut-être que ce n’est pas ce que nous voulons être avec ce groupe. » Je me souviens d’une fois, il y a vingt-deux ou vingt-cinq ans, nous avons essayé un truc de musique latine et nous nous sommes dit : « D’accord, on peut faire ça, mais on ne va pas le faire. » A mi-chemin dans le premier album, nous savions qui nous étions, pas en tant qu’individus mais au sein de ce groupe, et c’était très facile ensuite, jusqu’à ce nouvel album, de nous en tenir à ce que nous faisons dans ce groupe.
Pour ma part, les groupes que j’aime vraiment ont tous une saveur particulière, ils ne partent pas dans tous les sens. Ils ont un truc distinctif et à mon avis, c’est ce que nous avons avec Liquid Tension, en partie grâce aux improvisations que nous faisons et en partie parce que c’est dans notre nature quand nous sommes ensemble. D’ailleurs, nous n’en parlons même pas. La question « est-ce que ça nous correspond vraiment ? » n’a jamais été posée durant tout le processus de cet album ou du précédent. C’est un genre de truc organique ou peut-être mystique, mystérieux ou magique. Quand nous sommes tous les quatre dans une pièce, maintenant et à tout jamais, nous sommes Liquid Tension. Ça sera toujours comme ça et je suis très content que le groupe ait cette identité. Pour moi, cet album est une réussite parce que nous avons toujours cette nature qui nous caractérise et je pense que les fans vont l’aimer. Les fans des premiers albums vont beaucoup l’aimer parce qu’ils auront l’impression de reprendre là où nous nous étions arrêtés et ensuite d’aller plus loin.
Tu as dit que votre « jeu a un petit peu changé ». Quelles différences as-tu remarquées dans le jeu des autres ou même dans ton propre jeu ?
Je pense que Jordan a des sons différents et même qu’il a développé une plus grande variété de sons au clavier. Autrement, je n’entends pas de grosses différences dans notre son à nous, les trois autres. Je ne suis pas en train de dire que nous ne pouvons pas faire des choses que nous ne faisions pas avant. John ajuste constamment son son, Mike Portnoy travaille constamment son jeu et ces gars s’entraînent et développent constamment leur technique. Pour ma part, j’ai un petit peu changé mon son ; c’est dur à dire précisément car en vingt ans, j’ai opéré des milliers de petits changements. A chaque concert que je fais avec King Crimson, je suis toujours en train d’ajuster mon son et faire qu’il soit plus adéquat. Je dirais que mon son s’est clairement durci et est plus distordu qu’auparavant, mais ces différences sont assez subtiles. Je n’ai pas pris le temps d’écouter les anciens albums pour les comparer au nouveau, mais je pense qu’on sentira que ce sont les mêmes gars et qu’ils font la même chose, c’est-à-dire la meilleure musique qu’ils peuvent faire réunis ensemble dans une pièce.
Comment construis-tu tes lignes de basse avec Liquid Tension Experiment ? Y a-t-il une spécificité liée à ce groupe ou abordes-tu la basse – y compris le Chapman stick et la contrebasse électrique – de la même manière peu importe le groupe ou le projet ?
C’est une bonne question, merci de l’avoir posée ! Ça varie suivant à quoi ressemble la section, car je suis le genre de bassiste qui écoute toujours la musique. Je n’arrive pas avec une idée en tête. J’écoute la musique et ensuite j’y réagis du mieux que je peux en essayant de former une ligne de basse qui fonctionne avec cette musique. Maintenant, après avoir fait quelques albums avec Liquid Tention, je sais qu’il y aura des sections rapides où nous jouons tous à l’unisson et je sais que l’instrument qui m’offre la possibilité de jouer vite, c’est le Chapman stick. Le Chapman stick a des cordes de basse et des cordes de guitare mais généralement, j’en joue comme une basse. C’est un instrument de type touch-guitar (un instrument à cordes frappées, NDLR), pour ceux qui ne connaissent pas. C’est un instrument qui a un son agressif et je peux jouer un peu plus vite avec. Donc pour les trucs vraiment rapides, généralement je vais d’abord chercher le stick, mais pas toujours. J’ai aussi les funk fingers, qui me permettent de jouer de la basse avec des baguettes de batterie attachées à mes doigts, et d’autres techniques. J’écoute ce qui se passe et ce que les autres gars suggèrent et je réagis à ça. Ça peut m’emmener vers un instrument plutôt qu’un autre. Cette fois, j’ai apporté de nombreuses basses aux sessions et j’ai même apporté la contrebasse NS électrique qui n’est vraiment pas adaptée à la majorité des musiques de Liquid Tension, mais je me suis dit qu’on ne sait jamais et que le simple fait de l’avoir dans la pièce pourrait mener à quelque chose, et effectivement, c’est ce qui s’est passé quand j’ai improvisé avec Mike Portnoy. Il a fait quelque chose qui m’a poussé à prendre cette basse et j’ai commencé à en jouer avec un archet, alors que ce n’était pas mon intention au départ. Le résultat c’est le morceau qui s’appelle « Chris & Kevin’s Amazing Odyssey ». On ne sait jamais ce qui va se passer, mais c’est bien d’avoir plein d’outils à sa disposition.
« Dans la musique classique, on se focalise de manière obsessive sur la qualité globale de la musique. […] Transposer cette éthique dans tous les autres styles qu’on pratique, c’est bien, ça permet de vraiment comprendre que la qualité générale de la musique qu’on est en train de faire est la chose la plus importante, même quand c’est de la simple pop ou du rock. »
« Chris & Kevin’s Amazing Odyssey » est un peu la suite de « Chris & Kevin’s Excellent Adventure » présent sur le premier album. Est-ce que ce jam basse-batterie est venu de la même manière que le premier ?
La seule chose qui est semblable, c’est le titre. C’est Mike qui a nommé le premier morceau. Je ne suis pas sûr pourquoi, il a une bonne histoire à ce sujet mais je n’écoutais pas (lors d’un shooting photo le photographe s’était trompé en appelant Mike Portnoy et Tony Levin respectivement « Chris » et « Kevin », NDLR). Concernant les titres, quand nous faisons ces morceaux en studio, nous n’avons pas de nom à leur donner. Nous jouons juste le morceau et ensuite, nous appelons ça « morceau un » ou « morceau deux ». Ce n’est que plus tard, quand l’album est sur le point de sortir, que je dois réapprendre quel est le nom du morceau. Liquid Tension aime jammer à la fin de la journée. Nous travaillons très dur peut-être de dix ou onze heures le matin jusqu’à dix heures le soir, mais si nous nous arrêtons tôt, ou peut-être si quelqu’un doit s’exercer, a autre chose à faire ou doit retourner à l’hôtel pour quelque chose, ceux qui restent vont jammer. Nous avons jammé tous les jours simplement parce que nous aimons faire ça et c’est une bonne façon de se détendre à la fin de la journée. Certains de ces jams sont devenus des morceaux, comme « Chris & Kevin’s Amazing Odyssey » mais aussi « Shades Of Hope » avec John et Jordan. Nous avions même suffisamment d’improvisations avec le groupe au complet pour faire un disque bonus ne contenant que ça – je crois que nous l’avons appelé « A Night At The Improv ».
Nous adorons improviser. Parfois ça devient ce qu’on pourrait appeler des graines, c’est-à-dire un point de départ pour un morceau ou une section dans un morceau ; parfois les improvisations se suffisent à elles-mêmes. Nous avons fait beaucoup plus d’improvisation que ce que les gens pourront entendre, y compris sur le disque bonus, car une fois que la bande tourne, nous jouons généralement environ une heure – sans discuter de rien, juste en réagissant à ce que font les autres – et ensuite, plus tard, quelqu’un – généralement Mike – écoute tout et dit : « Ces huit minutes dans cette impro sont vraiment super, faisons un fade in dessus. » On peut se rendre compte quand c’est une improvisation car généralement ça commence en fade in et ça se termine en fade out. Ces morceaux conduisent à de bons trucs musicaux. En dehors du jeu très technique et précis, j’aime dans ce groupe le fait que nous puissions nous détendre et jouer n’importe quoi, de manière complètement improvisée. Nous incluons toujours cet aspect dans tous les concerts que nous faisons.
Tes collègues sont tous connus pour assimiler très vite la musique, et tu as dit plus tôt que tu essayais tant bien que mal de les suivre. Existe-t-il des exercices ou une méthode pour entraîner notre cerveau à ça ?
J’ai bien peur de ne pas savoir. S’il existe des exercices, je veux les connaître, et s’il existe des entraînements, je veux les faire. Je ne suis pas un musicien lent mais être super rapide, c’est un gros défi pour moi. Laisse-moi te dire autre chose concernant les défis. En tant que musicien, c’est un défi d’être dans un groupe avec de très bons musiciens, et si tu es dans un groupe avec des gens qui sont meilleurs que toi, le défi encore meilleur, c’est ainsi qu’on apprend et s’améliore. Être dans un groupe comme celui-ci, où, franchement, les trois autres musiciens peuvent jouer plus vite que moi, c’est bon pour moi et ça me permet de continuer à me développer, à apprendre et à m’entraîner. Je ne plaisantais pas, si quelqu’un me suggère une méthode d’entraînement pour pouvoir assimiler et jouer plus vite, je suis preneur. Je ne cesserai de m’entraîner et d’essayer de devenir un meilleur bassiste. Franchement, c’est ce que j’ai fait toute ma vie, je ne me suis jamais dit : « D’accord, j’y suis, voilà ce que je fais, c’est fini. » Depuis que je suis gamin, et encore aujourd’hui, j’ai envie de jouer de la bonne musique et j’ai beaucoup de chance de jouer de la bonne musique, et je veux devenir un meilleur musicien.
Tu ne leur as jamais demandé comment ils faisaient ?
Non, mais je sais qu’ils sortent tous du Berklee College Of Music et se sont entraînés à jouer de manière technique. Ils sont capables de faire plein de choses dont je ne suis pas capable. Quand ils faisaient ça – ou un petit peu avant – moi, j’étais en école de musique classique à jouer du Stravinsky et à apprendre à jouer avec un archet et à faire d’autres sortes de choses qui sont, d’une certaine manière, utiles dans le rock mais pas tout à fait.
L’un des mots clés chez Liquid Tension Experiment, c’est la spontanéité. Vous surprenez-vous vous-mêmes parfois avec ce que vous jouez spontanément ?
En live, je pense que oui, car ça arrive vite et tu peux réagir. Nous nous surprenons en live. Quand nous sommes en train de faire un album, nous composons énormément, nous composons en même temps que nous enregistrons. Tout le processus a lieu en seulement quelques semaines – deux ou trois semaines – donc il n’y a même pas le temps de s’attarder sur une section qu’on vient de trouver. Elle peut être extraordinaire et plus tard, tu te diras : « C’était vraiment quelque chose » mais sur le moment, tu dois tout de suite passer à autre chose, à la section suivante du morceau. Le processus consistant à composer et enregistrer ensemble revient à constamment développer les choses, faire qu’elles soient plus grosses, plus longues et plus complexes. C’est plus tard qu’on peut y repenser et se demander : « Comment a-t-on fait ça ? », mais sur le moment, il n’y a pas le temps de s’étonner.
« Pour moi, ‘progressif’ veut dire avancer, se démarquer un petit peu de ce qui existait avant, mais avec un peu de chance, c’est fait de manière musicale et viable, pas juste en cherchant à être différent pour être différent. »
Penses-tu que parfois, réfléchir peut être un frein à la musique ?
Je ne réfléchis pas beaucoup quand je fais de la musique. Je ne connais pas vraiment toutes les façons qui existent de faire de la musique, donc je ne dirais pas que ma manière de faire est celle qui conviendrait à tout le monde, mais il y a quelque chose qui se passe dans mon cerveau. Ce n’est peut-être pas exact de dire que ce n’est pas de la réflexion, mais ce n’est pas logique, ce n’est pas une tentative de former une idée. Peut-être que ce serait juste de dire qu’il y a une partie de mon cerveau qui prend des décisions musicales mais ça n’est lié à aucune idée consciente. Plus nombreuses sont les idées avec lesquelles j’arrive sur un projet, plus je rencontre de problèmes, plus ça va me gêner pour jouer les parties que je dois jouer. Le mieux, c’est d’arriver avec une grande capacité technique ainsi que plein d’outils et d’instruments pour exploiter cette capacité, d’écouter la musique et d’y réagir avec notre musicalité profonde, et non avec une idée préconçue.
Tu as mentionné plus tôt le fait que tu as été un musicien classique auparavant. Peux-tu nous en dire plus sur ce background et comment ça a influencé le reste de ta carrière et ton jeu de basse ?
J’ai commencé dans le classique quand j’étais gamin. J’étais immergé là-dedans, donc je suis allé en école de musique classique mais je jouais aussi du jazz à l’époque. J’ai eu la chance d’attaquer ça très fort à un jeune âge. A vingt ans, je faisais partie d’un orchestre, à faire ce pour quoi je m’étais entraîné pendant longtemps. J’ai réalisé assez jeune que même si j’adore cette musique, ce n’était pas l’expérience que je voulais faire de la musique. Officier dans un ensemble de basse dans un orchestre ne me convenait pas. J’ai donc laissé tomber ce type de musique et pendant un court moment, je n’étais plus qu’un musicien de jazz. A l’époque, je n’avais pas de basse électrique, je n’avais qu’une contrebasse – c’est dur à imaginer maintenant –, mais dès que j’ai eu une basse électrique, je suis très vite passé du jazz au rock. J’étais plus à l’aise dans le rock, même si j’aime toujours beaucoup le jazz. Je joue encore pas mal de jazz et j’adore le jazz, mais la musique classique est probablement ce que j’aime le plus. Ces derniers temps, je n’ai pas eu énormément le temps d’écouter de la musique classique, mais fut un temps où j’en écoutais beaucoup. Quand on est constamment occupé sur la route et à faire des concerts, on n’a pas vraiment le temps d’écouter la musique qu’on aimerait écouter. On est tout le temps en train de réviser et d’essayer de bien faire la musique sur laquelle on est en train de travailler.
Tu as demandé si ça avait représenté un bon entraînement : pas tellement, selon moi. Peut-être que ce background dans le classique était bon pour devenir un musicien de rock, mais de façon subtile. Le rock progressif, en particulier Emerson, Lake And Palmer, Yes et Genesis, se rapproche de la musique classique à bien des égards. Quand on est un musicien classique, tout tourne autour de la technique et du fait de peaufiner son interprétation d’un morceau, or ce n’est pas quelque chose qu’on fait autant dans mon univers rock. Je pourrais probablement faire une dissertation sur les musiciens classiques, ce qu’ils font, et sur les musiciens jazz et rock, et comment ils diffèrent. Je pense que dans la musique classique, on se focalise de manière obsessive sur la qualité globale de la musique. En l’occurrence, on ne s’intéresse qu’aux plus grands compositeurs ; chez Beethoven, on ne s’intéresse qu’aux meilleures symphonies, on méprise même ses symphonies mineures. C’est prétentieux et arrogant, mais d’une certaine façon, c’est assez intéressant d’être aussi obsédé par le meilleur du meilleur. Transposer cette éthique dans tous les autres styles qu’on pratique, c’est bien, ça permet de vraiment comprendre que la qualité générale de la musique qu’on est en train de faire est la chose la plus importante, même quand c’est de la simple pop ou du rock. En ce sens, je pense que sans même essayer ou y réfléchir, j’ai hérité de cette éthique de la musique classique.
Tu joues aussi avec King Crimson, un autre groupe progressif avec d’autres musiciens extrêmement talentueux. Cependant, là où dans Liquid Tension Experiment vous êtes quatre, il y a actuellement sept musiciens qui participent à King Crimson. Comment comparerais-tu ces deux expériences ?
C’est intéressant d’être dans ce groupe. J’officie dans King Crimson depuis 1981 et le groupe a changé, le line-up a changé, mais aussi la manière de voir notre musique a changé. C’est toujours un défi de faire partie de King Crimson, rien que l’écouter est exigeant, et j’aime les défis, donc ça a été très bon pour moi. L’incarnation actuelle, celle des cinq ou six dernières années, a trois batteurs. Comme tu peux l’imaginer, en tant que bassiste, quand tu es seul avec trois batteurs, c’est un challenge et c’est très intéressant. C’est impossible de dégager un seul aspect, mais c’est quelque chose que nous gérons dans notre interprétation de chaque morceau, qu’il soit nouveau ou ancien. Il faut faire avec la manière dont les batteurs vont travailler leurs parties entre eux, et ensuite, en tant que bassiste, il faut réfléchir à la manière dont je vais adapter mon son – je ne parle même pas de mes parties – à trois batteurs au jeu chargé. C’est très intéressant et quelles que soient les idées que j’avais quand j’ai commencé, j’ai appris en les jouant et en les écoutant. Nous passons beaucoup de temps à répéter. C’est l’inverse de Liquid Tension, d’une certaine façon. King Crimson passe des semaines et des semaines à répéter pour une tournée et à peaufiner la manière dont nous allons jouer les morceaux. Typiquement, Liquid Tension fera seulement un jour ou deux de répétitions avant une tournée et nous arrivons déjà préparés. King Crimson, c’est un processus d’apprentissage. C’est un merveilleux défi pour moi et c’est musicalement gratifiant, que nous soyons sept ou huit musiciens ou quatre musiciens comme dans le temps.
« Je ne veux pas essayer de sonner comme Yes ou King Crimson dans les années 60 et 70 parce que ce serait ce que je considère comme étant du ‘prog rock’, ce qui n’est pas progressif [petits rires]. »
Tu as été un grand innovateur à la basse – tu as inventé les funk fingers et tu as été l’un des premiers à jouer du Chapman stick – et tu as joué avec certains des plus grands innovateurs musicaux – Peter Gabriel et King Crimson. On entend souvent dire qu’il n’y a plus rien à inventer ou innover en musique, surtout dans le rock. Es-tu d’accord avec ça ?
Non [rires]. D’abord, je dois dire que je n’ai pas l’occasion d’écouter autant de musique que je le devrais et que je le voudrais, parce que je suis très immergé dans la musique que je fais et dans ce qui se profile dans mon horizon, mais quand j’entends de la musique – et lors de cette année de confinement, j’ai eu plus d’occasions d’en écouter – je suis toujours surpris et impressionné par les innovations qui sont faites rien qu’à la basse. J’ai écouté presque tous les jours des bassistes sur internet qui faisaient des choses dont je n’ai jamais même rêvé. Je ne dirais pas qu’il y a plus d’innovation que jamais mais je dirais qu’on a plus que jamais accès à ce qui se fait partout sur la planète. Je peux entendre un gamin chez lui dans un pays lointain si je tombe sur lui sur internet et je peux découvrir ce qu’il fait. En tant que bassiste, je n’essaye pas de copier ça, je n’essaye pas de l’apprendre et m’entraîner à le jouer, mais ça participe à me faire prendre conscience de ce qui est possible de faire sur une basse. Ça vaut pour tous les musiciens : quand on entend quelqu’un faire quelque chose auquel on n’avait pas pensé, ça nous ouvre l’esprit, on peut apprendre et se développer. Ça m’arrive souvent. Nous vivons une époque pleine de belles avancées techniques et innovations chez les bassistes partout dans le monde, suffisamment pour être impressionné et donner envie de s’y mettre et de s’essayer à certaines de ces choses. C’est une très bonne époque pour la musique. Ce n’est peut-être pas une bonne époque pour gagner sa vie en étant musicien, et c’est dommage, mais j’essaye de me délecter des merveilleuses musiques que les gens créent et des innovations qui sont faites avec la basse.
On dirait qu’au cours de ta carrière, tu as surtout été impliqué dans des musiques qui étaient plus ou moins progressives, au sens premier du terme. Que veut dire le mot « progressif » pour toi, justement ? Est-ce que la « progression » est une nécessité pour toi en tant que musicien ?
Pour moi, « progressif » veut dire avancer, se démarquer un petit peu de ce qui existait avant, mais avec un peu de chance, c’est fait de manière musicale et viable, pas juste en cherchant à être différent pour être différent. Je ne vais pas parler de King Crimson parce que Robert Fripp est l’expert quand il s’agit de ce qu’est King Crimson, mais si on parle de Stick Men, un trio dans lequel j’officie avec Pat Mastelotto de King Crimson, nous nous considérons comme un groupe de rock progressif. Par là, je veux dire que nous ne voulons pas faire les choses comme nous les avons faites avant ou comme King Crimson les a faites avant ou de manière normale, mais nous voulons quand même être nous-mêmes et être bons. En ce sens, le rock progressif c’est différent du « prog rock ». Même si je ne connais pas la définition exacte de chacun, généralement les gens utilisent la dénomination prog rock pour décrire les groupes de rock progressifs des années 60 et 70, comme King Crimson et Yes. Je veux avoir l’éthique de King Crimson dans les années 60 et l’objectivité de Yes dans les années 70, mais je ne veux pas essayer de sonner comme Yes ou King Crimson dans les années 60 et 70 parce que ce serait ce que je considère comme étant du « prog rock », ce qui n’est pas progressif [petits rires]. Il faudrait que je réfléchisse à de meilleures définitions mais pour moi, être un musicien progressif signifie essayer d’approcher son instrument différemment de notre approche passée et voir si on peut trouver quelque chose qui soit musicalement valable et qu’on n’a pas encore fait. En tant que groupe, être progressif signifie avancer, ne pas faire ce qu’on a déjà fait et ne pas faire les choses comme tous les autres groupes les feraient.
Après, pour la seconde partie de ta question, plein de gens m’ont remarqué ou entendu seulement dans des choses qui sont plus ou moins progressives – et oui, je suis attiré par le côté progressif de la musique et j’essaye d’être un musicien progressif et de penser de cette manière. Cependant, toute la musique que j’ai faite n’était pas progressive. J’ai fait beaucoup de folk, par exemple. Je peux faire de la musique très simple. J’ai joué avec Paul Simon, j’ai joué avec Judy Collins, j’ai joué avec Carly Simon et des compositeurs qui faisaient des chansons simples. Est-ce que j’essayais d’être un bassiste progressif là-dessus ? Pas du tout. J’écoutais leur musique et j’essayais de construire une partie de basse qui serait la meilleure pour cette musique. Je n’ai pas apporté à cette musique l’éthique qui me caractérise en tant que bassiste. Quand je pense à ma carrière, qui inclut donc ce genre de musique, je ne peux honnêtement pas dire que j’ai tout le temps essayé d’être progressif. J’essaye d’être toujours musical et j’ai énormément appris aux côtés de Peter Gabriel et au sein de King Crimson depuis les années 70 – ça fait longtemps maintenant – et avec leur approche progressive qui est merveilleuse et naturelle. J’ai appris à être un musicien beaucoup plus progressif et à adopter ce mode de pensée. Si je suis dans un groupe ou une situation progressifs, en effet, je suis ravi et stimulé, et j’ai envie d’aller plus loin dans cette direction avec des idées comme les funk fingers et différentes façons de jouer des instruments.
Y a-t-il des cas où tu as essayé d’expérimenter et d’innover, mais où, au final, ça a échoué ?
Bien sûr ! Quand je dis que King Crimson répète beaucoup, peut-être que je minimise. Parfois, nous nous réunissons pendant trois semaines et nous répétons tous les jours, c’est long, et un mois plus tard, nous nous réunissons de nouveau pendant deux semaines pour répéter avant le début de la tournée, donc ça fait cinq semaines à ne rien faire d’autre qu’essayer d’innover, de modifier un petit peu et de faire que tout soit comme il faut. Ça ne signifie jamais jouer comme c’était joué avant, ça signifie essayer des choses différentes. Je suis toujours en train d’ajuster mon son et mes idées. Je vais me réunir avec les autres et essayer des choses, et la majorité ne fonctionnera pas. Je pourrais te donner des exemples toute la journée. Une fois, je me suis dit : « Et si je jouais avec deux médiators en même temps ? » J’ai appelé ça le « p-pick ». J’ai collé les médiators ensemble, j’ai passé des heures à travailler là-dessus, car je voulais que chaque note fasse « bra-bra-bra », et c’est tombé à l’eau, j’ai fini par abandonner, c’était une idée qui ne marchait pas. Puis, une autre fois, c’était quand Trey Gunn, un autre musicien qui joue de la touch-guitar, était dans King Crimson dans les années 90, et nous avions tous les deux un paquet de cordes. Nous n’avions pas vraiment besoin de jouer sur toutes parce qu’il y avait aussi deux guitaristes, donc Trey et moi avons dit : « Et si nous accordions nos instruments en quart de ton ? » de façon à ce qu’entre lui et moi, nous puissions jouer des idées en quart de ton. Adrian [Belew] et Robert apportaient un morceau et Trey et moi réagissions en jouant des quarts de ton, ce qui sonne toujours assez étrange dans le meilleur des cas. Nous leur avons fait endurer ça pendant environ une semaine avant de laisser tomber et d’admettre que c’était une super idée qui ne marchait pas du tout. J’ai choisi deux exemples extrêmes mais dans ce genre de groupe, dans Stick Men et King Crimson, nous essayons tout le temps des idées. Quand on fait des expérimentations, il faut aussi savoir admettre quand ça ne marche pas et passer à une autre idée.
« Dans King Crimson, je continue de changer les parties de basse que j’ai écrites en 1981 parce qu’elles ne sont pas comme il faut [petits rires]. J’essaye encore de les améliorer. »
Peux-tu nous raconter l’histoire des funk fingers, pour ceux qui ne connaissent pas ?
Quand Peter Gabriel était en train de faire l’album So, il y avait un morceau qui s’appelait « Big Time » et j’ai eu l’idée de demander au batteur, Jerry Marotta, de battre les cordes de basse avec ses baguettes pendant que je faisais les notes avec ma main gauche. Je ne sais pas pourquoi j’ai pensé que ça ferait bien au début du morceau, mais ça semblait être une bonne idée. Il l’a fait et le résultat était sympa. Au final, on ne le retrouve que sur une partie de la chanson telle qu’elle est sur l’album, mais un an plus tard, j’étais en tournée et j’essayais de jouer ça en tenant dans ma main une seule baguette de batterie. Je m’exerçais constamment là-dessus durant les balances et un jour, Peter Gabriel est passé à côté de moi et, avec sa manière de typique de faire preuve d’imagination, il m’a regardé et m’a dit : « Tony, pourquoi ne t’attaches-tu pas deux baguettes de batterie à tes doigts ? » Avec cette petite phrase, il avait inventé ce que j’ai fini par appeler les « funk fingers ». J’ai beaucoup expérimenté avec des baguettes de batterie raccourcies et différentes manières de les attacher à mes doigts avec des élastiques. Les bouts des baguettes, quand elles étaient en bois, étaient trop durs, donc je les ai enveloppés dans différentes matières, j’ai essayé de les caoutchouter et j’ai fini par trouver la méthode pour que ça fonctionne et j’ai appelé ça les « funk fingers ». Les premières années – j’imagine que c’était à la fin des années 80 –, je les vendais vraiment pas cher parce que j’attendais de voir comment les autres bassistes allaient réagir et ce qu’ils allaient en faire. J’ai arrêté de les vendre pendant un moment et ensuite, un gars que je connais a commencé à les fabriquer et les vendre. Franchement, ils sont bien mieux faits maintenant qu’à l’époque et les gens peuvent se les procurer sur internet. Je n’ai aucune idée comment les autres gens les utilisent mais je continue moi-même à pas mal les utiliser dans King Crimson et avec Peter Gabriel sur les plus vieux morceaux que j’ai composés avec les funk fingers.
Quel avait été ton sentiment quand Emmett Chapman a inventé le Chapman stick ?
A la fin des années 70, j’entendais beaucoup parler de ce nouvel instrument. La raison est que j’avais l’habitude de jouer parfois avec une technique de touch-guitar sur la basse. Je le faisais tout le temps et les gars avec qui je jouais savaient que je faisais ça. Quand pour la première fois un instrument conçu pour être joué en hammer-on ou avec une technique de touch-guitare a été inventé, tout d’un coup, à peine un mois plus tard, une dizaine de personnes m’ont dit : « Tony, tu devrais essayer cet instrument, il est conçu pour jouer comme tu joues de la basse. » Je m’en suis tout de suite procuré un. Je n’ai rencontré Emmett lui-même qu’un an plus tard. C’était facile pour moi de jouer dessus parce que c’était une technique que j’utilisais sur la basse, mais j’avais du mal au départ à le contrôler dans un contexte rock parce que c’est bruyant sur scène et les tout premiers Chapman sticks n’étaient pas conçus pour être joués dans ce contexte. Mais très vite, Emmett a revu le stick et a changé les micros de façon à ce qu’ils ne captent pas autant de bruit extérieur, et je me suis un peu amélioré dessus. J’ai vraiment commencé à en jouer très lentement seulement sur quelques morceaux, et seulement sur le côté basse ; il y a un côté guitare aussi sur lequel je joue beaucoup dans Stick Men, mais pas beaucoup dans les groupes où il y a un autre guitariste. Je l’ai utilisé au fil des années, c’est un merveilleux instrument pour moi, non seulement parce qu’il a un son très caractéristique, mais aussi parce qu’il est accordé différemment d’une basse, c’est à l’envers et c’est accordé en quinte. Ça m’a inspiré pour trouver des parties originales et jouer des notes différentes de celles que je jouais sur les quatre cordes habituelles. A force de jouer avec les mêmes accordages sous les doigts, décennies après décennies, au bout d’un moment tu ne réfléchis même plus, tes doigts savent ce qui va se passer et parfois, c’est bien de secouer tout ça et trouver de nouvelles idées. C’est beaucoup plus facile de faire de grands sauts de notes sur le stick et les gammes sont différentes que sur la basse. Je m’en suis servi pour m’inspirer et trouver des sortes de lignes de basse différentes.
Tu as joué avec des artistes et groupes qui prennent beaucoup de temps pour retourner en studio : Liquid Tension Experiment n’avait pas fait de nouvel album en vingt ans, le dernier album de King Crimson date de 2003 et Peter Gabriel n’a jamais été un rapide pour faire des albums, à part peut-être au début de sa carrière. Cependant, tu as beaucoup fait de concerts avec tous ces gens. Est-ce que ça veut dire que l’expérience live est plus importante à tes yeux que le studio ?
J’adore jouer en concert, c’est ce que je préfère. J’ai fait plein d’albums dans ma carrière avec ces artistes et tant d’autres, et je les aime bien, mais jouer en concert et partager la musique avec les gens est ce qu’il y a de plus important à mes yeux. Une fois qu’on a fait de la bonne musique sur un album, comme avec Liquid Tension, par exemple, d’une certaine manière, c’est fini. Mais pour vraiment atteindre le potentiel de cette musique, lui donner ce qu’elle mérite, il faut la jouer live et la changer progressivement un petit peu ici et là. Dans King Crimson, je continue de changer les parties de basse que j’ai écrites en 1981 parce qu’elles ne sont pas comme il faut [petits rires]. Je continue d’essayer de les améliorer. La chose la plus plaisante pour moi, c’est de jouer en concert, et non seulement ça, mais je pense aussi qu’une bonne musique mérite d’être développée en étant jouée en live.
Le confinement vous a permis de trouver la fenêtre de temps vous permettant de vous remettre sur Liquid Tension Experiment. Est-ce que ça veut dire qu’on va devoir attendre une autre pandémie avec des confinements pour obtenir un quatrième album de Liquid Tension Experiment ?
Pour ce qui est d’un album, je ne sais pas. Faire une tournée et apporter cette musique aux gens de la manière que j’ai envie que nous le fassions, dans un groupe comme Liquid Tension, c’est compliqué. Il y a Dream Theater, il y a King Crimson, Mike Portnoy officie dans une vingtaine de groupes… Tout ceci doit coïncider comme il faut pour que nous puissions faire une tournée. Le sentiment que j’avais en faisant cet album est que c’était très spécial pour nous et je prédis que nous tournerons quand nous le pourrons, quand l’occasion se présentera. Ça n’arrivera certainement pas cette année, nous ne savons même pas si les tournées que nous avons de calées se produiront, mais nous pourrons essayer de caser une tournée de Liquid Tension. Je pense qu’il y aura des tournées et j’ai vraiment hâte.
Interview réalisée par téléphone le 22 février 2021 par Nicolas Gricourt.
Retranscription : Emilie Bardalou.
Traduction : Nicolas Gricourt.
Photos : Juergen Spachman (1) & Tony Levin (2, 3, 5, 6, 7, 8).
Facebook officiel de Liquid Tension Experiment : www.facebook.com/ltexperiment
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Une légende, merci.
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