« C’est dans les mots que nous pensons » a écrit le philosophe*. Et Lofofora est un groupe qui pense, use de sa conscience de son monde, en tire des mots, des sons, pour faire aussi penser son monde, son auditorat. Ainsi, dès son titre, Lofofora fait penser avec son nouvel album L’Épreuve Du Contraire. Jeu de mots pour jeu de l’esprit. Esprit formé au doute systématique face à la pensée et la culture dominante, aux événements et informations diluées dans les médias ou qui défilent dans la rue, réclamant les preuves mais pouvant également contredire celles-ci. L’épreuve de la contradiction aussi pour dire le fardeau du résistant, du conteur-contreur, si ce n’est du simple représentant de la contre-culture. A moins que le défi soit la vie qu’impose le système opposé qui s’acharne à échapper à un modèle idéal. Mais plus que les jeux de mots, la bande à Reuno – et tout particulièrement ce dernier, lui-même amateur de belles lettres, ne serait-ce que dans la chanson française (il a repris par le passé Bashung, Gainsbourg et Dutronc) – aime la langue et l’a rarement dans sa poche comme quand il s’agit de dénoncer les us et mœurs de son temps, définissant dans sa novlangue libertaire l’âge du « Pornolitique », temps de la guerre du feu et de la bête qui réclame des slogans hardcore pour en sortir : « Mangez lui la tête ».
Mais si ce n’était que ça Lofo, les gars dédicaceraient des bouquins au rayon philo au lieu de sortir des albums, alors en avant la zizique ! Et tout commence en toute innocence dans un schéma lofoforien classique : « L’Innocence » met en place le ring de l’affrontement sur un terrain connu, entre hardcore, néo (par l’usage du talk-over) et groove metal burné et bien sûr cette voix qui « essaie de crier aussi fort [qu’elle écrit] dans [ses] cahiers ». Puis les premiers coups pleuvent. La guitare, taurine, gratte le sol à l’entrée de « Pornolitique », basse et batterie roulent des mécaniques avant que des volées de phalanges tombent sur les quatre cordes soutenues par les coups de surin à six cordes de Daniel Descieux (quel plaisir d’entendre aussi clairement tout au long de cet album chaque instrument dans ses qualités propres), jusqu’à vous pousser la tête « Contre Les Murs » qui poursuit ce travail au corps, pour finir en crêpage de crêtes dans un « Trompe La Mort » à filer des suées aux pogoteurs. Premier round pour les keupons qui se mangeront un « Romance » de deux minutes sans préliminaire (raccord avec son thème) brutal et dérangeant, de « La Tsarine » cent pur sang pur punk qui cavale, crache et joue avec la « meur », avant un « Double A » (rien à voir avec une agence de notation) ultra-régressif, véritable pied de nez à l’adultité, tellement « crétin assumé » qu’il fait de la rime en « é » comme s’il en avait rien à péter. Et au milieu coule encore le peyotl entre intro planante de « Contre Les Murs » et ambiance psychédélique infusée dans « Notre Terre » ; mais toujours avant de noyer le baba-cool dans le metal lourd.
Néanmoins, toujours les mots reviennent au premier plan dans certains des meilleurs textes lofoforiens de ces dix dernières années, souvent aidés par la musique assumant son rôle de toile de fond épaisse et lourde (presque post-metal dans « La Dérive »), maintenant la tension ou soutenant l’activité de crieur public de Reuno, comme dans « Le Malheur des Autres », où, avec son parlé-chanté, il tient la tête de l’auditeur entre ses mains, ses yeux bleu acier enfoncés dans ceux de notre société pour lui dire ses quatre vérités. Même quand la musique swingue en diable et renoue avec la fusion et qu’il chante l’amour (ou explique l’impossibilité pour lui d’y parvenir) dans « Chanson d’Amour », tout ce qui fout la haine ou mal à la tête traverse cette véritable chanson du quotidien (couché Bénabar !). « J’aurais voulu être un crooner » grogne-t-il, mais crooner du punk, il l’est et prouve que la (très) bonne chanson française existe encore (« Transmission » à écouter les yeux fermés) mais elle se mérite : à trouver dans la foule des pogoteurs et des headbangueurs, dans le riff épais, la voix rauque et la sueur.
* Hegel, Philosophie de L’esprit. Du même auteur : « La contradiction est la racine de tout mouvement et de toute manifestation vitale ; c’est seulement dans la mesure où elle renferme une contradiction qu’une chose est capable de mouvement, d’activité, de manifester des tendances ou impulsions […]. Mais c’est un fait d’expérience courante qu’il y a une foule de choses contradictoires, d’institutions contradictoires, etc., dont la contradiction n’a pas seulement sa source dans la réflexion extérieure, mais réside dans les choses et institutions elles-mêmes. Elle ne doit pas non plus être considérée comme une simple anomalie qui s’observerait ici ou là, mais elle est le négatif d’après sa détermination essentielle, elle est le principe de tout mouvement spontané lequel n’est pas autre chose que la manifestation de la contradiction. […] Une chose n’est donc vivante que pour autant qu’elle renferme une contradiction et possède la force de l’embrasser et de la soutenir. » (Science de la Logique)
Ecouter les chansons « Contre Les Murs », « L’Innocence » et « Pornolitique » :
Album L’Épreuve Du Contraire, sortie le 15 septembre 2014 chez At(h)ome.
Bel article rien à dire et bien bel hommage à un groupe avec qui j’ai grandi et qui à trouvé enfin une reconnaissance dans la scène metal française \m/
[Reply]