Évoquer ou non la pandémie que le monde subit depuis deux ans est le dilemme auquel Steve Hogarth s’est retrouvé confronté au moment d’entamer les textes de ce nouvel album. Le groupe, qui a toujours laissé les soubresauts du monde imprégner son art, ne pouvait finalement pas ignorer la situation sanitaire ni, surtout, la situation écologique, et l’urgence de la réaction que celle-ci exige a guidé la plume du chanteur. Une plume qui, malgré ces thèmes factuels et sociétaux, se révèle subtile, riche en images poétiques et ouverte à de multiples interprétations. Ainsi, le titre de l’album, dont l’idée traverse l’ensemble des morceaux, inspiré par une mère rappelant à son enfant qu’il lui reste une heure pour jouer dehors, évoque aussi le peu de temps dont nous disposons pour sauver la planète, ou encore la dernière heure d’une personne mourante.
L’album poursuit l’aspect engagé de Fuck Everyone And Run (FEAR) mais s’en différencie par une dimension paradoxalement solaire et plus directe. Des caractéristiques qui s’imposent dès « Be Hard On Yourself », un évident premier single tant ce morceau, ultimatum lancé à l’humanité face à ses responsabilités environnementales, atteint des sommets par sa puissance épique et son pouvoir accrocheur. Des chœurs ouvrent l’album par quelques mesures aux accents liturgiques mais pleins d’élan, puis une cavalcade de piano poursuit l’essor avant que déboule, littéralement, le chant de Steve Hogarth, soutenu par la détermination des claviers de Mark Kelly et de la batterie de Ian Mosley. Porté par l’énergie du désespoir, le morceau s’apaise dans quelques passages atmosphériques et permet à Steve Hogarth de déployer son expressivité vocale du registre alarmiste au repli contemplatif.
L’agencement d’An Hour Before It’s Dark poursuit la formule établie depuis Sounds That Can’t Be Made, avec trois grandes pièces progressives séparées par des morceaux plus courts. Une relative concision qui ne signifie pas une moindre complexité, comme en témoigne le morceau suivant, « Reprogram The Gene ». A travers sa construction en phases distinctes, ses revirements musicaux épousant la trame narrative, ce dernier prouve le talent de Marillion à concevoir ses compositions par assemblage sans perdre en cohérence. Pas de relâchement au milieu de l’album mais au contraire deux de ses temps forts avec les très différents « Murder Machines » puis « The Crow And The Nightingale ». Le premier, court et efficace, repose sur une solide combinaison instrumentale : le jeu vif de Steve Rothery dispense ses riffs et soli étincelants sur l’assise énergique de la section rythmique tandis que Mark Kelly densifie et nuance l’ensemble de ses claviers, le tout propulsant par son énergie le chant sensible de Steve Hogarth. Le second, une des plus touchantes réussites de l’album, marque à l’inverse par sa subtilité, sa douceur et son développement progressif à travers lequel Steve Hogarth érige une ode à la poésie de Leonard Cohen.
L’album jusque-là d’une impressionnante qualité ne pouvait se conclure qu’avec un geste magistral et c’est bien ce qu’offre « Care », morceau parmi les meilleurs du groupe. Les quatre sections qui le composent, alternant les tonalités, les agencements instrumentaux et l’interprétation vocale, suivent les derniers moments d’un malade du cancer. Mouvements chaloupés de basse et rythme tout en rondeur alternent avec de courtes envolées de guitare, tandis que le chant se fait tour à tour détaché et plaintif, dans une première section qui épouse les revirements de l’état d’esprit du malade. La deuxième partie atmosphérique suggère l’imminence de la fin qui s’impose dans la suivante, pour un cœur de morceau où les claviers se déploient en superbes nappes et notes élégiaques, et où le chant révèle de nouvelles nuances intimes et dramatiques, avant de laisser l’émotion culminer sur un déchirant solo de guitare, puis de se replier dans l’évocation délicate de la mort, sur quelques touches de piano. « Care » ne se conclut cependant pas sur cette note tragique puisque Steve Hogarth y trouve l’occasion de célébrer les « anges sur Terre », à savoir ceux qui se dévouent pour la santé des autres, en une quatrième partie gorgée de chœurs qui renoue avec les accents hymniques de « Be Hard On Yourself ».
C’est sans doute à l’aune de ce morceau final qu’il faut comprendre l’illustration de la pochette de ce grand cru de Marillion. En quelques coups de pinceau sont résumés non seulement la palette musicale et émotionnelle, mais aussi le propos d’un album qui déploie, à partir d’un regard sans naïveté et donc plutôt sombre porté sur le monde, d’infinies nuances de couleurs. C’est également ainsi qu’il faut comprendre son titre qui, tout en prévenant que le temps est compté, dit qu’il n’est pas trop tard pour agir. Certes plutôt up tempo et lumineux, An Hour Before It’s Dark n’est ni léger ni joyeux : il est de ces œuvres qui offrent la lumière dans un écrin noir, l’espoir ne ressortant jamais mieux que sur un fond de tristesse.
Clip vidéo de la chanson « Murder Machines » :
Chanson « Be Hard On Yourself » :
Album An Hour Before It’s Dark, sortie le 4 mars 2022 via earMusic. Disponible à l’achat ici