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Interview   

Marillion : l’ombre et la lumière


An Hour Before It’s Dark est ce qu’on peut appeler un album émotionnellement complexe. Conçu durant une période inédite pour le groupe – et pour n’importe qui sur cette planète –, il est marqué par des sentiments contradictoires que l’on retrouve dans des paroles reflétant en grande partie la dure réalité de ces deux dernières années et l’obscurité qui s’abat sur le monde, et la musique, souvent lumineuse, parfois entraînante, fruit d’une joie à se retrouver et à composer ensemble après des mois de confinement. Marillion est un groupe profondément humain et ne cherche pas à fuir la réalité, au contraire, il l’embrasse et s’en inspire pour donner corps à ses œuvres.

Surtout, à la veille des quarante ans du premier album de Marillion, Script For A Jester’s Tear, An Hour Before It’s Dark – une nouvelle fois enregistré aux prestigieux et étonnants studios Real World de Peter Gabriel – montre l’incroyable chemin parcouru par le combo anglais. Une évolution qui s’est faite en marge du reste de la scène progressive : Marillion n’est pas resté bloqué dans le formol du rock progressif des années 70 mais n’a pas non plus suivi la course à l’armement technique et heavy qu’a connue le genre. Nous parlons de tout cela avec le guitariste-compositeur Steve Rothery.

« C’est un album qui n’aurait pu être fait que durant cette pandémie. C’est un produit de son époque. »

Radio Metal : F.E.A.R., qui a connu un joli succès, est sorti il y a six ans déjà. Est-ce qu’il y a eu une forme de pression pour le groupe de lui donner suite ? En mettant de côté la pandémie, avez-vous eu besoin de temporiser un peu après un tel album ?

Steve Rothery (guitare) : Peut-être qu’effectivement ça a amené une pression quand est venu le moment d’écrire ce nouvel album, dans le sens où F.E.A.R. a été un tel succès commercial et artistique qu’on n’a pas envie de perdre l’élan. Nous avons aussi tous pensé que nous étions en train de vieillir, et qui sait combien d’albums il nous reste encore à faire ? C’était donc très important de faire un album aussi bon que possible dans ces circonstances, tout en utilisant F.E.A.R. comme référence. Enfin, nous avons fait le dernier album et nous avons tourné avec partout dans le monde, nous avons fait les weekends Marillion, nous avons ensuite fait l’album avec nos amis de l’orchestre et nous avons tourné avec ça. Nous avons commencé à écrire le nouvel album et ensuite la pandémie est arrivée. En conséquence, nous n’avons pas vraiment pu travailler comme nous le faisons normalement pendant la majeure partie de six à neuf mois. Donc même si ça fait long, nous ne nous sommes pas tourné les pouces pendant tout ce temps !

An Hour Before It’s Dark est donc l’un de ces albums faits pendant la pandémie, et comme beaucoup de groupes, vous avez eu beaucoup de temps : est-ce qu’avoir plus de temps a été bénéfique ?

Nous avions commencé avant que la pandémie n’arrive, mais quand elle est vraiment arrivée, je ne me sentais pas à l’aise de travailler avec le groupe – c’était avant les vaccins. J’étais probablement plus à risque à cause de mon diabète de type deux et de mon poids. Donc je suis resté chez moi à me protéger pendant deux ou trois mois, et ensuite nous avons pris la décision de commencer à travailler ensemble mais en prenant des précautions. Pour moi, ça a été un grand soulagement, parce que la musique a été ma vie pendant quarante-trois ans, donc ça me manquait. Donc, même si, peut-être, parfois il y a de l’obscurité dans les paroles car elles reflètent cette année et demie de pandémie que l’on a connue, à la fois, il y a une joie qui transparaît dans la musique, parce que c’était une telle libération de pouvoir retrouver le reste du groupe et faire ce que je fais. Quand nous nous sommes réunis pour travailler ensemble à nouveau, je me suis senti incroyablement inspiré. J’ai donc trouvé plein d’idées ou de mélodies, dont une grande partie a été utilisée dans l’album final, ce qui est bien. Reste que la pandémie a modifié la façon de travailler, car il y a eu des moments où nous étions tous en confinement et où nous ne pouvions pas travailler ensemble, mais nous pouvons tous travailler chez nous. J’ai un studio ici chez moi, dans mon garage, où j’ai enregistré de nombreuses parties de guitare du nouvel album, y compris les solos de « The Crow And The Nightingale » et de « Care ». A notre époque, on peut continuer à travailler même quand on n’est pas physiquement dans le même espace.

Dirais-tu que lorsque vous vous êtes retrouvés, c’était encore plus intense et spécial que d’habitude ?

Oui, clairement. C’était comme si nous célébrions le fait que nous étions toujours vivants et que nous faisions toujours de la musique, et il y avait un sentiment d’optimisme, comme quoi nous allions survivre à ça. A la fois, il y avait la reconnaissance des gens dans les services de santé et leur incroyable courage et sacrifice, ce qui est reflété dans les paroles de Steve sur « Care ». D’une certaine façon, c’est un album qui n’aurait pu être fait que durant cette pandémie. C’est un produit de son époque.

Beaucoup de groupes – depuis déjà avant la pandémie – ont tendance à travailler à distance, mais quelle importance est-ce que ça a pour un groupe comme Marillion de prévoir des moments où vous êtes physiquement ensemble à jammer pour travailler sur un album ?

Il y a plusieurs étapes dans le processus créatif. Je pense qu’il est parfois nécessaire que nous soyons tous ensemble dans une pièce pour qu’une idée se concrétise, car il suffit qu’une personne ait une petite idée pour que les autres ensuite y réagissent et qu’elle se développe organiquement, mais il faut que tout monde soit dans la pièce pour bénéficier de cette alchimie que nous avons. Et une fois qu’on a cette idée initiale, oui, il y a un développement qu’on peut faire chez soi, comme nous l’avons fait pour certaines parties. Evidemment, quand nous avons commencé à composer l’album, Steve avait peut-être seulement écrit trente ou quarante pour cent des textes. Donc à mesure que la chanson prend forme, il peut emporter ça chez lui pour remplir les espaces vides avec des paroles.

D’ailleurs, il avait dit au départ qu’il ne voulait pas écrire sur la pandémie, mais au final, apparemment ça s’est imposé à lui. Certains artistes voient la musique comme une forme d’évasion, mais est-ce important pour vous de ne pas fuir la réalité ?

Nous ne fuyons pas la réalité. C’est dur à décrire, à moins d’être dans la pièce avec nous. Ce n’est pas vraiment de l’évasion pour nous. C’est plus une forme de communication ou d’expression, c’est-à-dire qu’on exprime ce qu’on ressent ou les émotions que des événements qui se déroulent autour de nous, dans le monde ou sur le plan personnel nous inspirent à ce moment-là. C’est presque comme une catharsis, on peut utiliser et canaliser ça de façon créative pour trouver l’inspiration. Donc je ne dirais pas que c’est de l’évasion à proprement parler pour nous, il s’agit plus de canaliser les sentiments qui nous viennent, quels qu’ils soient, dans la musique. Il faut ressentir l’inspiration et ça peut venir d’un tas de choses. Très souvent, ça vient d’émotions fortes. Très souvent, la musique et les paroles viennent d’une intensité émotionnelle, que ce soit la tristesse, l’amour, la perte, etc. Je pense qu’il faut ressentir quelque chose pour l’exprimer sous forme musicale ou de paroles. Donc quand on a vécu ce qu’on a tous vécu ces deux dernières années, ça doit se refléter dans son art. Comme je l’ai dit, c’est peut-être reflété parfois dans le côté sombre de certaines parties, comme dans « Murder Machines », mais il y a aussi une forme d’optimisme, je trouve, parfois, particulièrement dans la musique. La juxtaposition de ces deux éléments fait partie de ce qui rend l’album intéressant. Ça n’aurait pu arriver que comme c’est arrivé, ce qui est assez inhabituel. C’est un album dont je suis très fier. Je pense que notre défi maintenant sera de l’égaler à l’avenir.

« Nous ne fuyons pas la réalité. Ce n’est pas vraiment de l’évasion pour nous. C’est plus une forme de communication ou d’expression, c’est-à-dire qu’on exprime ce qu’on ressent ou les émotions que des événements qui se déroulent autour de nous, dans le monde ou sur le plan personnel nous inspirent à ce moment-là. »

Il est clair qu’il y a une dichotomie entre le côté sombre des paroles et la musique qui nous fait ressentir votre joie à faire ça en ces temps difficiles où le boulot de musicien a été menacé…

Oui, exactement. On peut l’entendre dans la musique et dans la façon dont nous jouons ensemble, et dans certaines parties que je joue dans l’album, car il y a une pureté et une joie qui émanent de la musique qui est un grand réconfort pour plein de gens, surtout durant les périodes sombres. Je pense qu’il y a un certain niveau de déprime qui a contaminé la majorité des gens dans le monde à cause de la pandémie, et peut-être que parfois ce n’est même pas quelque chose dont on a conscience. C’est juste quelque chose qui fait effet sur nous, qu’on le réalise ou pas. En 2020, le monde a changé. Je veux dire que 2019 a probablement été l’année où j’ai le plus voyagé à travers monde de toute ma carrière, et tout d’un coup, en 2020, tout s’est arrêté. C’est comme si une page s’était tournée et qu’on était maintenant dans un nouveau chapitre. C’est bien si la musique peut nous porter pour nous aider à traverser ce genre de période. Puis, avec un peu de chance, la fin de cette situation pourra refléter et nous faire reconnaître tout ce qui s’est passé.

L’album s’intitule An Hour Before It’s Dark. Ça signifie donc qu’il ne fait pas encore nuit : vois-tu la musique de Marillion ou la musique en général comme une des dernières lueurs illuminant l’obscurité ?

Oui, on peut le voir ainsi. Enfin, on peut associer un tas de significations à ce titre. On pourrait voir la dure réalité des événements actuels comme un scénario de compte à rebours jusqu’à l’apocalypse nucléaire, mais avec un peu de chance, ce n’est pas ça [rires]. L’une des significations initiales qu’avait Steve était le temps qu’il reste quand on est jeune et qu’on joue dehors avec ses amis avant qu’il fasse sombre et que l’on soit obligé de rentrer à la maison, c’est cette heure qui reste avant la tombée de la nuit, mais ça peut être plein de choses. L’icône d’horloge sur la pochette peut représenter la Terre, ça peut représenter le côté fin du monde, ça peut être purement une horloge. Je trouve que ça confère une très forte identité visuelle à l’album.

Penses-tu que la musique a le pouvoir de changer le cours des choses ou au moins de créer un déclic dans l’esprit des gens ?

Tout dépend si on est un artiste mainstream ou pas. Je pense qu’en tant que groupe, nous sommes assez gros dans notre domaine de musique mais, de façon générale, nous n’avons pas un profil qui permettrait de dire que ce que nous racontons fera vraiment la différence. La seule chose que nous pouvons faire, c’est avoir deux ou trois cents personnes exposées à notre musique et celle-ci peut les faire réfléchir, elle peut leur faire prendre en considération le sacrifice de tant de gens pour eux-mêmes faire ce qu’il faut durant la pandémie ou, avec un album comme F.E.A.R., leur donner conscience de l’avidité et de la corruption dans le monde.

Ce qui se passe actuellement avec la Russie et l’Ukraine donne encore plus de puissance et de réalité à ce titre…

Oui, vraiment, et c’est triste, d’une certaine façon, qu’il ait ce sens supplémentaire. C’est déchirant chaque jour, quand on allume les infos, de voir l’épreuve que traverse le peuple ukrainien, leur courage, les mères et les pères, et le fait de ne rien pouvoir faire, et le risque d’escalade en troisième guerre mondiale si on essaye et les répercussions que ça aurait pour toute l’humanité. C’est une époque étrange. On a vécu la pandémie et juste quand on commençait à voir des signes de retour à un semblant de normalité, on est maintenant face à cette situation. D’ailleurs, quelqu’un a fait une création – je suis en train de la regarder sur Facebook – avec l’horloge sur la pochette, mais avec les couleurs du drapeau ukrainien, le bleu et le jaune. Je trouve que c’est une image incroyablement puissante. Donc oui, croisons les doigts et espérons que nous pourrons en parler sur le prochain album ! [Petits rires].

Comme tu l’as mentionné, derrière le titre, il y a aussi l’idée d’un enfant qui n’a plus qu’une heure pour jouer dehors avant que la nuit tombe et qu’il doive rentrer à la maison : as-tu parfois l’impression que les adultes, et peut-être plus particulièrement nos dirigeants, ont tendance à agir comme des enfants ?

Je pense que tous les hommes agissent comme des enfants. C’est juste que certains sont plus doués pour le cacher [rires]. Je pense que ça fait partie de la psyché masculine : on ne cesse jamais vraiment d’être des petits garçons, que ce soit avec nos jouets, en nous tapant dans la main, avec nos voitures rapides ou peu importe. Les hommes sont des créatures très simples et très peu, je pense, atteignent la maturité [rires].

Penses-tu l’avoir atteinte ?

J’essaye, mais il faudrait que tu demandes à ma femme [rires]. L’une des joies qu’on a quand on est musicien professionnel, c’est qu’on n’est jamais vraiment obligé de grandir, sans non plus rentrer dans le syndrome de Peter Pan. Tu peux faire carrière dans ce que tu adores faire. Ça fait quarante-trois ans que je suis dans ce groupe, ce qui est l’équivalent de plusieurs vies. Je suppose que ça entretient ta jeunesse, parce qu’on n’est peut-être pas obligé de gérer certaines des responsabilités, des corvées et des tâches quotidiennes qu’on aurait généralement dans un boulot normal. Mais oui, je dirais que tout le monde dans le groupe est jeune au fond.

« Tous les hommes agissent comme des enfants. C’est juste que certains sont plus doués pour le cacher [rires]. Je pense que ça fait partie de la psyché masculine : on ne cesse jamais vraiment d’être des petits garçons. Les hommes sont des créatures très simples et très peu, je pense, atteignent la maturité [rires]. »

Les revirements dans les chansons ont tendance à épouser la trame narrative, les rendant très cohérentes. Comment travaillez-vous sur la dynamique entre la construction musicale et la narration ?

Comme je l’ai dit tout à l’heure, souvent, quand nous sommes en train de travailler sur les arrangements, peut-être seulement quarante pour cent des paroles sont écrites. Il faut donc faire fonctionner les choses en termes musicaux. C’est presque comme établir des créneaux provisoires pour dire : « D’accord, ceci sera le second couplet » ou « Cela ira ensuite vers cette section ». Donc, chercher à faire en sorte que ça fonctionne musicalement et laisser de la place pour que Steve fasse son truc, ça semble être la meilleure façon de travailler pour nous, plutôt que d’essayer de ficeler les deux, car évidemment, s’il n’a pas écrit le texte tout de suite, on ne peut pas arranger la musique autour. On s’arrange pour d’abord faire fonctionner la musique du mieux possible. Mais là encore, c’est dur de décrire notre processus. Nous n’y réfléchissons pas beaucoup. Je pense qu’il y a deux aspects : une grande partie des idées musicales initiales sont créées très spontanément. Ça se fait sur le vif, donc leur atmosphère et leur énergie reflètent cette étincelle initiale, alors que les paroles ont un point de départ. Parfois, c’est un texte presque abouti, mais c’est assez rare. C’est plus un genre de cadre dont Steve se sert pour écrire ses paroles par-dessus l’identité musicale, si tu veux. C’est presque comme deux choses complètement différentes qui évoluent de manière différente. La musique naît sur le moment, mais les paroles prennent ensuite cette créativité initiale et développent les thèmes et structures autour.

Depuis Sounds That Can’t Be Made, vous semblez miser sur de longues pièces progressives intercalées avec des morceaux plus courts. Dirais-tu que ces deux types de chansons répondent à des besoins différents pour vous en tant que compositeurs et pour l’auditeur ?

C’est possible. Je pense que c’est bien d’avoir un peu de variété dans un album. Mais la musique évolue. C’est presque comme si elle avait sa propre volonté. Parfois ça dépend de la quantité de paroles qu’on a, donc on peut avoir besoin d’une longue pièce de musique pour encapsuler tout ce que Steve veut raconter, ou alors on a besoin de simplicité et de quelque chose de plus court, mais c’est la musique qui nous le dit. Quand on est en train de la composer, et qu’on commence à l’arranger et à essayer différentes choses avec le producteur, la longueur que doit avoir le morceau devient évidente. Il n’y a que comme ça que je peux le décrire : le morceau te le dit.

L’illustration montre donc cette icône d’horloge en forme de palette de couleurs circulaire : est-ce ainsi que tu vois la musique, comme un tableau que tu peins, en piochant les couleurs dans ta palette chromatique ?

C’est possible. Je pense que la comparaison qu’on peut faire avec un musicien, c’est qu’on veut avoir une large palette pour pouvoir dessiner des sons, ce qui est comparable aux différentes couleurs qu’un artiste peut utiliser. Avoir cet éventail sonore fait partie du processus créatif, donc ce n’est pas juste du piano, de l’orgue, de la guitare, de la basse, de la batterie : on a tous ces sons et textures supplémentaires qui permettent de tisser une tapisserie sonore plus intéressante que le son d’un simple groupe de rock. Il y a donc un parallèle qui est possible sur le plan visuel. De toute façon, je pense que notre musique est très visuelle. Parfois, la façon dont nous développons des thèmes fonctionnant dans le contexte de longs morceaux, ça ressemble beaucoup à une BO de film. Le côté visuel est assez important pour nous.

Vous avez fait appel à un chœur presque liturgique : comment avez-vous eu l’idée d’ajouter cet élément ? Qu’est-ce que ce chœur symbolise pour vous ?

Quand nous étions aux studios Real World en train d’enregistrer et de filmer le documentaire pour l’édition spéciale de l’album, Tim Sidwell – qui filme nos concerts et fait ce genre de chose avec nous – a mentionné la chorale avec laquelle il avait travaillé. Il avait filmé la prestation au Royal Albert Hall d’un groupe anglais qui s’appelle Bring Me The Horizon et il a dit qu’ils avaient fait appel à un chœur incroyable et que nous devrions y jeter une oreille. Je crois que Michael Hunter, notre producteur, l’a écouté et a trouvé que ce serait intéressant. Nous leur avons donc envoyé les deux idées, les parties de « The Crow And The Nightingale » et la fin de « Care », et Kat [Marsh], qui est l’arrangeuse et la compositrice principale des partitions d’arrangements, a fait cet arrangement, et ensuite, chacun dans la chorale a enregistré ses parties à distance. Il y a des images sympas de ça dans le documentaire. Ils travaillaient tous dans leur propre pièce, chacun dans sa maison, éparpillés un peu partout dans le pays, à enregistrer leurs parties. Ils les renvoyaient à Kat et elle les éditait, les assemblait et ensuite, elle renvoyait le résultat à Mike Hunter. C’est incroyable à entendre, car je trouvais déjà que les morceaux sonnaient vraiment bien avant… J’avais enregistré les solos de ces deux morceaux, « The Crow And The Nightingale » et « Care », et je trouvais que ça sonnait assez épique, mais quand on les entend avec les chœurs, avec des voix humaines utilisées de cette façon, ça les élève à un autre niveau, non seulement en termes d’envergure et de champ musical, mais aussi d’impact émotionnel. Je veux dire que la première fois que j’ai entendu la fin de « Care », j’ai trouvé ça incroyablement émotionnel. Les paroles de H sont remarquables, mais quand tu rajoutes les chœurs, ça devient un incroyable et émouvant témoignage envers tous ces médecins, infirmières et travailleurs de la santé. C’était très important que nous utilisions la chorale. Je trouve que ça a vraiment apporté la touche finale à ce que nous étions déjà en train d’accomplir.

« Le terme ‘rock progressif’ peut être un compliment ou une insulte. Ça peut insinuer un côté pompeux et auto-satisfait, mais pour moi, le vrai sens du rock progressif, c’est d’être une musique qui n’est pas obligée de se conformer à la structure d’une chanson pop ou même d’une chanson conventionnelle. »

Dirais-tu qu’il y a une puissance émotionnelle dans la voix humaine qui ne peut être remplacée par un autre instrument ?

Oui. Je ne sais pas le nombre de personnes qui constituent la chorale, huit ou dix, je pense, suivant si c’est juste les filles ou s’il y a aussi les gars, et chaque voix est différente, donc même s’ils chantent l’arrangement de quelqu’un d’autre, on entend toutes ces personnalités différentes se mélanger dans la musique. Ça apporte une profondeur qu’on ne pourrait pas obtenir autrement. On peut se procurer d’extraordinaires bibliothèques de samples, par exemple, de nos jours, j’en ai des tonnes – il y a des chœurs et on peut utiliser des trucs de BO de film – mais rien de tout ça ne pourrait reproduire l’effet qu’on obtient quand on entend de vrais êtres humains qui chantent en chœur. Ça surpasse toute autre façon de faire. On ne peut obtenir ce résultat qu’en utilisant une vraie chorale humaine.

Vous avez une fois de plus enregistré aux studios Real World de Peter Gabriel, que tu as qualifiés de lieu magique. En dehors du fait que c’est le studio de Peter Gabriel, qu’est-ce qu’il a de si magique ? Raconte-nous ton expérience quand tu t’y rends…

D’abord, c’est un lieu complètement dingue. Il a construit un studio dans un endroit magnifique, juste à côté de la ligne de train interurbain entre Bristol et Londres. Quand tu as un studio d’enregistrement, tu veux du calme et de la tranquillité, alors que là tu as des trains qui passent toutes les trois minutes en bas du jardin. Au départ, quand il l’a construit, il a dû tout laisser tomber et recommencer. Donc la structure est entièrement isolée, ça flotte, et le son extérieur ne filtre pas. Je ne sais pas qui l’a conçu, mais on enregistre et joue dans une immense pièce, ce qui est inhabituel sur le plan acoustique. Normalement, on a une pièce séparée, isolée, pour enregistrer, et une salle de contrôle où ils font leurs affaires et appuient sur le bouton d’enregistrement, mais là ce n’est qu’une grande pièce remplie de tout le matériel musical que tu peux imaginer, avec des préamplis de micro Neve vintage et de vieux claviers bizarres. On est là et il y a une vitre géante donnant sur le lac où on voit un cygne se promener. C’est vraiment irréel, ça ne ressemble à aucun autre endroit. Mais en tant que studio, c’est de loin mon préféré. Sur le plan sonore, c’est extraordinaire. L’acoustique est géniale. Ça concentre ton énergie. Peut-être parce que ça sort de l’esprit d’un homme à la fois fou et génial qui avait sa propre vision de ce que devait être un studio. C’est dans un coin magnifique, juste à l’extérieur de Bath, qui est une des parties les plus agréables du Royaume-Uni. C’est toujours un plaisir d’être là-bas. Le seul point négatif, encore une fois, c’est qu’on dort dans une maison à côté du bâtiment, légèrement plus proche de la ligne de train que le studio. Donc quand les trains commencent vers cinq heure trente ou six heures du matin, c’est généralement le moment où on est réveillé [rires]. Ça ne cadre pas exactement avec le mode de vie rock n’ roll, mais on peut toujours porter des bouchons d’oreilles. Mais c’est un endroit extraordinaire. Ça fait maintenant cinq fois que nous travaillons là-bas, j’ai aussi enregistré une partie de mon album solo The Ghosts of Pripyat là-bas il y a six ans. Ça ne ressemble à rien d’autre dans le monde.

L’année prochaine, le premier album de Marillion, Script For A Jester’s Tear, aura quarante ans. Le groupe a parcouru un sacré chemin depuis, la musique est très différente si on compare ce que vous faites aujourd’hui à cet album. En y repensant, as-tu parfois l’impression que ce sont deux groupes différents ou bien vois-tu quand même un lien qui unit toutes les époques de Marillion ?

Peut-être que Script est un cas à part parce qu’une grande partie de cette musique a été écrite au tout début du groupe. J’avais à peine vingt ans, voire dix-neuf pour certaines choses. Mais je pense qu’à partir de Fugazi, je peux voir un lien dans mon approche de la composition et dans l’évolution de mon style au fil des albums suivants. Mais Script est vraiment comme une transition entre ce groupe qui remplissait les pubs et les clubs en Angleterre et qui jouait de la musique, peut-être… Je pense que, parfois, c’était peut-être un peu naïf musicalement, mais les textes étaient fantastiques. C’est mon point de vue. Mais à mesure que nous grandissions en tant que musiciens et compositeurs, je vois une énorme évolution entre la musique sur Script et celle sur Fugazi, par exemple. Je trouve que certains morceaux sur Script sont super, et j’en ai écrit une bonne partie, mais il y a une maturité qui a commencé à arriver avec l’album Fugazi qui s’est amplifiée sur Misplaced Childhood, avec lequel, je pense, nous avons complètement trouvé notre identité.

« Si vous voulez vraiment jouer quelque chose de mélodique, d’émotionnel et qui touche vraiment les gens, ce n’est pas en jouant cinquante mille notes à la seconde que vous y parviendrez. Vous impressionnerez peut-être tous les jeunes guitaristes qui seront ébahis par votre capacité à jouer n’importe quoi à la vitesse de la lumière, mais ce sont les seuls que vous impressionnerez, en général. »

Dirais-tu que ce groupe représente, essentiellement, ce qu’être progressif signifie : toujours développer son son et, quand on regarde en arrière, on voit toujours une progression, par rapport aux groupes qui sont restés coincés dans la formule prog rock originelle des années 70 ?

Oui, pour moi, le terme « rock progressif » peut vouloir dire plein de choses différentes. Ça peut être un compliment ou une insulte. Ça peut être un bâton pour se faire battre. Ça peut insinuer un côté pompeux et auto-satisfait, mais pour moi, le vrai sens du rock progressif, c’est d’être une musique qui n’est pas obligée de se conformer à la structure d’une chanson pop ou même d’une chanson conventionnelle. Ça peut être épisodique, ça peut avoir plein d’influences musicales différentes, idéalement il faut que ça présente des textes forts et intéressants, et ça peut emmener les gens dans une sorte de voyage, comme le font un film ou un roman. Mais à l’intérieur de ça, on peut couvrir énormément de styles différents. Il existe une sorte de rock régressif, si on veut, c’est-à-dire faite par des gens qui sonnent comment s’ils avaient toujours été enfermés dans leur chambre avec Nursery Crime ou Dark Side Of The Moon et, pour eux, le rock progressif s’arrête là. Or je pense que ça peut être bien plus que ça.

Le jeu de guitare progressif a beaucoup évolué au fil des décennies, devenant de plus en plus technique et heavy – avec les guitares sept voire huit-cordes – mais tu t’es toujours reposé sur les émotions, les belles mélodies, la bonne vieille six-cordes, etc. As-tu parfois l’impression d’être en décalage avec l’évolution de la scène ?

J’ai l’impression d’être sur une branche différente de l’évolution par rapport à plein de gens. Ce qui m’excitait dans la guitare quand j’avais quinze ans et que j’écoutais David Gilmour, Steve Hackett et Andy Latimer… Et il y a d’innombrables autres musiciens qui m’ont influencé depuis cette époque, mais pour moi, la beauté de la guitare, d’abord, c’est que ça peut être un instrument vraiment émotionnel. Après la voix humaine, c’est l’instrument le plus émotionnel. On peut communiquer énormément avec très peu. Au final, la musique est une forme de communication. Si vous voulez vraiment jouer quelque chose de mélodique, d’émotionnel et qui touche vraiment les gens, ce n’est pas en jouant cinquante mille notes à la seconde que vous y parviendrez. Vous impressionnerez peut-être tous les jeunes guitaristes qui seront ébahis par votre capacité à jouer n’importe quoi à la vitesse de la lumière, mais ce sont les seuls que vous impressionnerez, en général. Encore une fois, peut-être que si vous jouez principalement devant un jeune public masculin, oui, c’est super, faites ça, et tous ces gens qui s’entrainent à la technique dans leur chambre prendront leur pied en vous entendant faire ça, mais pour moi, la musique, ce n’est pas ça. On peut exprimer beaucoup plus avec le bon son, la bonne phrase, la bonne musique derrière que ça. Mais oui, je suis sur une autre branche de l’arbre que tous ces gars [rires].

Donc pour toi, ceux qui essayent de jouer aussi vite et heavy que possible sont à côté de la plaque…

Je pense juste qu’ils jouent autre chose. Ils jouent de la guitare pour une autre raison. La musique prend toutes sortes de formes. On peut avoir de très bonnes musiques heavy et rapides, mais c’est super s’il y a de la variété. Je pense que la variété est importante. De la même façon, quand on apprend à jouer de la guitare, on ne devrait pas apprendre le style d’un seul musicien, car on ne fera que devenir un mauvais clone de ce musicien. C’est en diversifiant ses influences et en les fusionnant qu’on trouve une voix véritablement originale. C’est à la fois un mélange de toutes ces influences différentes et le fait de trouver sa voix à l’intérieur de soi, je suppose. Tout s’est développé d’une façon particulière dans mon jeu. Pour moi, les tirés et le vibrato, c’est ce qui donne une âme à la guitare. Donc la position de ma main se base beaucoup là-dessus. Un grand nombre de guitaristes se reposant sur un jeu legato rapide placent leur main dans une sorte de position tombée, de façon à leur donner un maximum d’allonge et à leur permettre d’employer certaines techniques, mais c’est un peu l’opposé de ce que je fais. Souvent, mon pouce est accroché autour du manche de la guitare, ce qui limite l’atteinte des notes mais me donne beaucoup plus de contrôle sur les tirés et vibratos, que j’utilise plus que la plupart de ces gars ne songeraient à le faire. De même, quand j’ai commencé à apprendre la guitare à quinze ou seize ans… Car je suis autodidacte, j’ai appris avec deux ou trois livres, et l’un d’entre eux était sur la guitare ragtime, c’est-à-dire un style de jeu syncopé au médiator où on utilise le pouce pour fretter la fondamentale, et ça m’est resté. Parfois ça te fait jouer certains accords sans avoir à jouer un barré, juste en frettant la fondamentale avec le pouce. Et en faisant ça, tu peux obtenir des accords intéressants que tu ne pourrais pas jouer autrement. C’est l’un des aspects de l’évolution de mon style et c’est une façon différente d’aborder l’instrument.

Interview réalisée par téléphone le 8 mars 2022 par Nicolas Gricourt.
Retranscription & traduction : Nicolas Gricourt.
Photos : Anne-Marie Forker (2, 3, 5, 6).

Site officiel de Marillion : www.marillion.com

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