Marty Friedman est sans doute le plus japonais des Américains. Adopté par le pays du Soleil-Levant où il a déménagé en 2003, il y fait régulièrement des émissions de télévision et contribue à des éditoriaux dans la presse, en plus d’y tourner et d’avoir joué lors de la cérémonie d’ouverture du marathon de Tokyo quatre années de suite (en ayant bon espoir d’être à celle des Jeux olympiques de Tokyo). Le guitariste le leur rend bien en promouvant dans le monde entier la culture et la musique japonaises, notamment avec sa série d’albums Tokyo Jukebox. Si bien que le gouvernement japonais l’a officiellement nommé ambassadeur de l’héritage du Japon, allant jusqu’à lui commander un morceau officiel.
C’est donc à titre d’« ambassadeur » mais surtout d’amoureux du Japon qu’il propose l’album Tokyo Jukebox 3 dix ans après le second, un album de reprises spécialement conçu pour donner de l’entrain et de l’énergie – parfait pour faire du sport. Nous avons échangé avec Marty Firedman pour qu’il nous en parle et, notamment, partage avec nous son point de vue unique sur un des pays les plus fascinants qui soient.
« Je suis juste un étudiant en matière de musique de toutes les cultures. Donc tout ça se mélange. Partout où je vais, j’assimile la musique qui s’y trouve. »
Radio Metal : Tu sors le troisième album Tokyo Jukebox sur lequel tu reprends des chansons du répertoire japonais. Comment as-tu abordé cette nouvelle collection de reprises ? Etait-ce différent des deux premiers Tokyo Jukebox ?
Marty Friedman (guitare) : Oui, cette fois c’était un petit peu différent. Le concept originel de cet album vient du fait que j’ai joué à la cérémonie d’ouverture du marathon de Tokyo durant les quatre dernières années. Donc la maison de disques m’a contacté en 2020 et m’a dit : « Tu es de nouveau confirmé pour cette année. Pourquoi est-ce que tu ne jouerais pas différentes chansons cette fois ? On pourrait en avoir plusieurs et ensuite faire un troisième Tokyo Jukebox, sur la base d’un thème athlétique, avec de la musique très exaltante, très motivante, propice au sport et puissante. Faisons en sorte que ce soit bon pour la cérémonie d’ouverture du marathon de Tokyo, et si on a de la chance, on pourra essayer d’obtenir quelque chose pour les Jeux olympiques de Tokyo. » Dès qu’ils ont dit ça, j’étais là : « Ouais, on fait ça ! » Donc la différence entre celui-ci et les deux autres, c’est que là c’est de la musique vraiment conçue pour nous faire courir plus vite et travailler plus dur. C’est de la musique exaltante qui fait du bien à écouter quand on fait de l’exercice ou quand on court. Je cours beaucoup et je ne peux pas courir sans une musique qui me motive. Je n’y arrive pas. Si la batterie de mon lecteur de musique est morte, j’arrête, j’abandonne. Donc je voulais avoir de la musique qui donne de la motivation aux gens.
Apparemment, au Japon, obtenir la permission d’enregistrer et sortir des reprises peut être un processus long et compliqué. Est-ce que ça veut dire qu’ils sont plus protecteurs de la propriété intellectuelle là-bas ?
Ils sont beaucoup plus protecteurs et on ne peut rien sortir sans la permission de certaines personnes, comme l’éditeur, la maison de disques, le management de la personne qui a écrit la chanson. C’est un gros et long… En fait, c’est vraiment casse-couille, pour être honnête avec toi ! Mais j’ai eu beaucoup de chance, car j’ai eu la permission de presque tous ceux à qui j’ai demandé – il y a eu que quelques cas qui n’ont pas marché. J’ai fait trois albums Tokyo Jukebox désormais et je n’ai vraiment rencontré qu’un ou deux problèmes pour obtenir une permission. Ça s’est toujours bien passé, mais c’est dur pour la maison de disques et mon management, car ils sont obligés de faire une tonne de paperasses. C’est dur, mais j’ai eu beaucoup de chance.
Le processus d’enregistrement de cet album a démarré en janvier 2020, mais la pandémie est arrivée et a tout repoussé. Le bon côté, c’est que tu as pu utiliser ce temps pour continuer de travailler sur la musique. Penses-tu que c’était un mal pour un bien ?
Oui, c’était clairement une bénédiction car ça m’a permis de faire deux vidéos assez ambitieuses, en ayant beaucoup de temps pour planifier les choses. L’album a gagné quatre ou cinq mois supplémentaires pour refaire la production, pour ainsi dire, pour changer des choses, corriger des choses et peaufiner des choses. Musicalement, je ne pourrais pas être plus satisfait de ce temps en plus. Evidemment, j’échangerais tout ça dans la seconde pour pouvoir jouer et partir en tournée, mais puisque nous ne pouvions pas tourner, j’ai pu travailler encore plus sur mon album.
D’ailleurs, comment la pandémie a-t-elle été gérée au Japon ?
Assez bien. Ce n’est évidemment pas parfait, mais les choses sont ouvertes, il y a des concerts, je vais tourner au Japon en avril. Personne ne sait comment gérer ce genre de truc dans le monde. On a juste la chance que ça se passe bien actuellement, mais il nous reste encore du chemin.
Parmi ces reprises, tu as inclus une auto-reprise de la chanson « The Perfect World », qui a été utilisée comme thème principal de la série B: The Beginning sur Netflix. Qu’est-ce qui t’a poussé à reprendre ce morceau plutôt que de sortir l’original ?
Vu que c’était un album de reprises… Je crois que la version originale est déjà sortie, mais seulement au Japon. En fait, c’est aussi le label qui a eu cette idée. Ils ont dit : « L’un de ces morceaux devrait être une auto-reprise et ‘The Perfect World’ serait génial parce qu’il n’est pas connu en dehors du Japon, or cet album va sortir dans le monde entier. Les gens hors du Japon vont certainement apprécier cet album aussi si tu inclus cette auto-reprise. » C’était vraiment ça l’idée. J’ai aimé l’idée de faire une auto-reprise. Donc c’était un choix facile.
As-tu composé cette chanson en ayant la série en tête ?
Absolument. C’est un euphémisme. Ecrire cette chanson pour une grosse série comme B: The Beginning était un très long processus. Durant ce processus, il y a eu de nombreuses réunions avec les animateurs, les scénaristes, l’équipe de production… Ils ont pris ça très au sérieux pour que ma musique ait du sens par rapport à l’histoire et aux personnages. Ils ont donc voulu s’assurer que j’avais toutes les informations sur l’animé, y compris pendant qu’il était en train d’être créé. Quand j’ai regardé l’histoire, elle n’était pas encore terminée. Ils me donnaient encore des ébauches à regarder, ils voulaient vraiment que je m’imprègne de l’histoire. C’était donc un processus beaucoup plus difficile et long que tous les autres projets de composition que j’ai faits, y compris pour d’autres animés. Je fais beaucoup de musique pour des animés et ce qui se passe généralement, c’est que la société de production de l’animé me dit : « On a un animé, ça parle de ci et ça. » Ils me montrent peut-être une petite vidéo et ils disent juste : « Vas-y. » Mais cette fois, j’imagine parce que Netflix était impliqué – c’était un animé Netflix –, ils étaient très insistants sur le fait qu’il fallait que je connaisse tous les détails de l’histoire avant que je finisse ma chanson. Il a donc fallu presque un an pour écrire ça.
« Au Japon, les différents sons qui existent font partie de la palette musicale et rien n’est interdit. Il n’y a pas de règle stricte en matière de genre musical et l’artiste s’exprime comme il veut s’exprimer. »
Dans l’album, on retrouve également la « Japan Heritage Theme Song » sur laquelle tu as travaillé avec l’orchestre philharmonique de Tokyo et qui a été commissionnée par le gouvernement japonais. Quel niveau de pression implique le fait de composer un tel morceau ?
La pression est énorme parce qu’évidemment, c’est un honneur qu’on m’ait demandé ça alors que je suis un étranger dans le pays. Ils auraient pu demander à quelqu’un comme Ryūichi Sakamoto ou un autre grand compositeur japonais. Il y a des millions de merveilleux compositeurs ici. Le fait qu’on m’ait désigné pour le faire, c’est un honneur, mais aussi une grosse responsabilité. Je ne voulais pas leur présenter quelque chose et qu’ils disent : « Bon, je pense qu’on va demander à un Japonais de le faire. C’était bien essayé. » Je ne voulais pas que ça arrive. Je me suis donc mis beaucoup de pression et je voulais faire un morceau de musique qui représente le quotidien japonais, pas ce qu’un Américain typique pense du japon. J’ai vécu seize ou dix-sept ans ici, donc je voulais faire la bande-son de la vie de tous les jours. Je pense que ça a marché et que c’est ce qui a permis d’avoir la validation, que c’est la raison pour laquelle ils ont aimé et que tout s’est bien passé. Mais j’étais très stressé et j’ai effectivement ressenti une pression parce que j’ai pris ça très au sérieux. Je ne suis pas un citoyen japonais, je suis américain, donc je ne voulais pas non plus décevoir l’Amérique. Je voulais vraiment que les deux en soient contents.
T’ont-ils donné la moindre directive sur ce qu’ils voulaient ?
J’ai oublié. S’il y en a eu, c’était la longueur. Je crois qu’ils recherchaient une certaine longueur, genre tout juste autour des cinq minutes. Ça semble trivial, mais en fait c’est très important quand on t’engage pour écrire une chanson parce qu’il faut dire différentes choses dans un morceau de cinq minutes par rapport à un morceau de trois minutes. Tes points culminants et tes accalmies sont placés à des endroits différents. Donc je crois qu’ils parlaient de la longueur, mais pour ce qui est du contenu, ils m’ont plus ou moins laissé faire.
Tu vis au Japon depuis 2003 et tu as joué la musique japonaise issue des deux premiers Tokyo Jukebox partout dans le monde. D’ailleurs, tu as été nommé ambassadeur de l’héritage du Japon par le gouvernement japonais. Mais te vois-tu personnellement comme un ambassadeur de la culture japonaise ?
J’étais tout aussi perplexe que n’importe qui quand j’ai été nommé ambassadeur de l’héritage japonais par le gouvernement. Je fais énormément de télé au Japon et on me voit partout, donc je suis sûr qu’à l’origine ils m’ont vu quelque part. Ce qui, je pense, les a décidés, c’est qu’ils savent que je vais partout dans le monde et que les étrangers me posent tout le temps des questions sur le Japon. Donc théoriquement, j’étais de toute façon déjà un ambassadeur pour le Japon, rien que par mon quotidien, à faire des interviews et à tourner. Donc je pense que le gouvernement l’a remarqué et m’a donné un titre officiel, et ensuite on m’a donné du boulot, en me demandant de faire une chanson pour les événements politiques, des rencontres sponsorisées par le gouvernement et ce genre de chose. J’étais flatté, mais je ne me vois pas tellement comme ça. Je me vois comme un guitariste de rock n’ roll originaire de la côte Est. Je ne m’intéresse pas du tout à la politique ou au gouvernement. Je n’ai pas postulé pour être un ambassadeur de l’héritage japonais ou quoi que ce soit, ils ont juste contacté mon management et ont soumis l’idée. Je ne sais pas vraiment comment ils ont décidé de faire une telle chose et je suis d’ailleurs curieux de savoir. Je n’ai pas non plus trop envie de savoir, car qui sait comment ils l’ont décidé ? Plein de merveilleuses personnes, comme le joueur de baseball [Hideki] Matsui, et des gens trop bien pour moi sont des ambassadeurs et font la même chose. Je suis juste flatté et très honoré qu’ils aient reconnu que je répands la bonne parole sur le Japon partout dans le monde.
La culture japonaise est maintenant profondément ancrée dans ta personnalité artistique, mais tu restes américain. Du coup, comment ces deux cultures fonctionnent ensemble, se fondent et interagissent dans ton jeu et ta sensibilité artistique ?
J’ai grandi en Amérique, mais j’ai vécu en Allemagne et, bien sûr, j’ai tourné dans le monde entier, dans tous les pays. Peu importe le pays dans lequel je me trouve, j’ai l’impression de le connaître un petit peu. Je suis très souvent allé en France, donc je sais ce que j’aime faire en France et je ne serais pas perdu dans le métro parisien. Je me sens chez moi dans plein d’endroits et j’ai absorbé la musique de plein de cultures, que ce soit dans la pop ou la musique traditionnelle. D’ailleurs, en parlant de la France, il y a énormément de connexions entre la musique française et la pop japonaise, mais il faudrait toute une autre interview qui prendrait des jours pour en parler, mais il y a de nombreuses similarités. Je suis juste un étudiant en matière de musique de toutes les cultures. Donc tout ça se mélange. Partout où je vais, j’assimile la musique qui s’y trouve. Juste avant d’enregistrer Tokyo Jukebox 3, j’ai fait un festival en Inde et j’ai aussi travaillé avec de super musiciens indiens, je m’en suis imprégné et on peut même entendre des influences indiennes dans Tokyo Jukebox 3 à certains endroits. J’absorbe tout. Donc le côté japonais est clairement là, évidemment le côté américain est là, mais d’autres pays m’affectent aussi très largement. Je suis littéralement une éponge musicale.
« C’est vraiment grâce à la rigueur de l’éducation que les gens reçoivent au Japon qu’ils sont capables de créer des produits aussi ambitieux et dingues. »
Ces connexions entre la musique française et la pop japonaise ont l’air intéressantes. Peux-tu quand même nous en parler un petit peu ?
La première chose, c’est que lorsque la pop a commencé à apparaître au Japon, au début et au milieu des années 60, ils étaient très influencés par la scène pop française. Plein de producteurs au Japon à l’époque étaient influencés par l’œuvre de gens comme Serge Gainsbourg et des chanteuses pop telles que France Gall et Sylvie Vartan, et ce genre de chant. Si tu remarques, les chanteuses de cette époque, comme France Gall et Françoise Hardy, elles ne chantent que des mélodies. Elles ne font pas d’improvisation et de chant à la Whitney Houston. Elles chantent les mélodies et, pour être honnête, ce ne sont pas de super chanteuses. Elles ont une voix mignonne. Elles ont de la magie dans la voix et la magie vient du producteur qui fait ressortir la magie de la voix. Cette tradition perdure dans la pop japonaise aujourd’hui, et je pense que c’est vraiment né de la pop française des années 60. C’est magique. C’est l’une de mes choses préférées dans la musique française et la musique japonaise : la mélodie est importante. Pas besoin d’être un fantastique acrobate en tant que chanteur ou chanteuse, comme Céline Dion. Il suffit d’avoir une voix magique et un super producteur pour la faire ressortir. C’est un truc très japonais, mais aussi très français.
On dirait que le rock japonais est souvent très exagéré, d’une manière ou d’une autre, si on pense soit à la folie de groupes tels que Sigh, Dir En Grey ou Maximum The Hormone, soit à l’émotion extravertie autour et au sein de la musique d’un groupe comme X Japan. Comment expliques-tu que les artistes japonais soient aussi hypersensibles, émotionnellement extrêmes et exagérés ?
Je pense qu’il n’y a tout simplement pas de règle en musique ici. On peut avoir une ballade à l’eau de rose, mélancolique et qui vient du fond du cœur, et ensuite partir dans le black metal le plus sombre et extrême en un claquement de doigts, et ça ne pose pas de problème. Dans la plupart des pays, si tu aimes le black metal, il est hors de question que tu te tapes une, deux ou quatre ballades, alors qu’au Japon, les différents sons qui existent font partie de la palette musicale et rien n’est interdit. Il n’y a pas de règle stricte en matière de genre musical et l’artiste s’exprime comme il veut s’exprimer. Il y a plein de sentiments différents dans l’art et dans la musique. Dans le paysage musical japonais, on permet davantage d’explorer des choses différentes, alors que là où j’ai grandi en Amérique, si tu joues de la musique hard et heavy, tu ne peux pas avoir de ballade joyeuse. Si tu as une ballade, il faut que ce soit une ballade vraiment sombre et malfaisante. Ça, ça n’existe pas au Japon.
Du point de vue occidental, la société japonaise est perçue comme étant très stricte et contrôlée. Penses-tu que ce soit aussi en réaction à ça ?
Je ne pense pas que ce soit forcément une réaction à ça, mais plutôt un produit de ça. Ça requiert énormément de discipline, de travail et d’énergie pour créer quelque chose contenant ce genre de contraste. Je pense que la conscience professionnelle au Japon est quasiment inégalée. Je suis un bourreau de travail, ça explique pourquoi ça colle bien entre moi et ce pays. Tous ces groupes que tu as mentionnés ont un vocabulaire démentiel dans ce qu’ils disent dans leur musique, il y a énormément d’information, de données musicales, d’idées, de choses qui ont commencé par une idée pour devenir un produit. C’est vraiment grâce à la rigueur de l’éducation que les gens reçoivent au Japon qu’ils sont capables de créer des produits aussi ambitieux et dingues.
Vu de l’Occident, que ce soit en Amérique ou en Europe, le Japon paraît très loin, non seulement géographiquement mais aussi culturellement. Quelle serait la plus grande idée fausse qu’on se fait sur la musique et la culture japonaises ?
Je pense que la plus grande que j’ai découverte – je la connais depuis longtemps, mais je pense que plein d’étrangers ne le savent pas – c’est qu’au Japon, la musique domestique est de loin la majorité de ce que les gens écoutent. Je dirais que quatre-vingts pour cent de la musique qui est vendue et écoutée au Japon est faite au Japon – c’est de la musique japonaise – comme les groupes que tu as cités, mais même ces groupes sortent du Japon et sont plus ou moins connus hors du Japon. La majorité de la musique japonaise sont des choses que seuls les Japonais connaissent et écoutent. Ensuite, les vingt pour cent restants, c’est les Maroon 5, U2, Ariana Grande et Adele, et tous les trucs à la Lady Gaga – ça ne représente que vingt pour cent de ce qu’on voit ici. Ce n’est pas une part très importante du paysage musical ici. Plein de gens hors du Japon pensent : « Tout le monde est très populaire au Japon et le Japon adore la musique américaine et européenne. » Ce n’est pas du tout le cas. Les fans de musique étrangère au Japon sont très passionnés. Les fans de musique internationale adorent, mais la majorité des gens moyens au Japon ne connaissent peut-être même pas Ariana Grande ou U2. Ils ne connaissent peut-être même pas Metallica, même s’ils écoutent des groupes heavy comme ceux dont tu parles. C’est vraiment incroyable qu’il y ait d’un côté les fans de musique japonaise et d’un autre côté une toute petite proportion de fans de musique internationale, et les deux ne se croisent pas souvent. Je pense que c’est la plus grosse idée fausse ou la chose la plus importante que plein de gens ne savent pas vraiment.
« Il n’y a rien de contemplatif dans le jeu d’Eddie Van Halen. Il attaque ça comme un homme. J’ai toujours ressenti la même chose avec mon jeu. Il n’y a pas moyen, quand je joue une note, c’est délibéré, quand je joue une phrase, c’est délibéré, ce n’est pas un accident. J’ai pris ça chez lui. »
Les illustrations des deux premiers albums Tokyo Jukebox étaient similaires, mais cette fois tu as utilisé une toute nouvelle photo où tu es entièrement habillé avec un kimono et du maquillage. Qu’est-ce que ce costume et ce look représentent pour toi ?
Je voulais vraiment faire encore mieux que sur les deux premiers albums. Je trouve que l’illustration des deux premiers albums fonctionnait très bien, pas grâce à mon stupide visage sur la pochette, mais parce que les gens qui ont fait le maquillage, la coiffure, le design graphique et la photographie ont vraiment fait quelque chose de percutant, ils ont fait du super boulot. Il n’y a pas du tout de traitement Photoshop là-dessus et c’est la raison pour laquelle ça fonctionne. J’ai donc voulu faire quelque chose d’encore meilleur, de plus fort, de plus percutant. J’ai donc embauché exactement la même équipe de concepteurs graphiques, le même groupe de gens, et nous avons réfléchi à différentes idées. Ils ont eu l’idée du kimono – j’en porte même deux sur la photo – et des différentes coupes de cheveux, des différents types de maquillage. Bon sang, ils ont encore assuré ! Il n’y a pas de Photoshop. Je trouve que ça ressemble à un album des années 70. C’est vraiment fait pour le format vinyle. Ça a de la gueule en grand. J’adore les vinyles et je voulais quelque chose d’artistique. Il faut aussi savoir que quand nous avons fait la session photo, nous en avons profité pour faire une petite vidéo où je joue de la guitare dans cet accoutrement – pour une partie de clip – mais c’était incroyablement difficile, presque impossible, car le kimono pèse une tonne et est encombrant, ma guitare m’arrivait là [il montre la distance devant son ventre] à cause du rembourrage que je portais. C’était presque comme un sumotori. Ma guitare était très loin de mon corps, je n’arrivais pas vraiment à en jouer. Donc ça pourrait se faire en live, mais je ne vais pas le faire [petits rires].
Pour cet album, tu as retiré de ton son de guitare tous les effets spatiaux, comme la réverb et les délais, de façon à ce que ton expression en solo soit plus vivante et respire mieux. Evidemment, les effets ont tendance à embellir le jeu et à cacher un peu les erreurs. Comment a été ton expérience à te passer des effets ?
Bon, il n’y a aucune erreur sur aucun de mes albums [petits rires], mais je fais plein de bourdes en live. Toutes les erreurs que je fais, je les fais en concert. Quand j’enregistre un album, pour moi ce n’est pas terminé tant que la moindre petite chose n’est pas exactement comme je veux que ce soit. Oui, j’ai enlevé une grande partie des effets parce que ça permettait plus d’urgence et d’avoir plus d’espace pour mettre plus d’informations musicales. Il y a plein de passages, comme dans la seconde chanson, « Senbonzakura », dans le tout dernier solo, on peut entendre que la guitare est brute de fonderie, mais elle t’explose au visage. Le résultat est vraiment sympa. Ça fonctionne tellement mieux pour tellement de choses, vraiment. D’ailleurs, même en concert je joue sans effet. Je joue avec ça [montre une pédale]. C’est le seul effet que j’utilise. C’est une Maxon Auto Filter. C’est très subtil. C’est tout. Je n’aime pas trop avoir plein d’échos et de délais. Evidemment, j’ai parfois un peu d’effets ici et là, mais rien de très sophistiqué. Après, les guitaristes qui entendent leur musique avec des effets font du bon boulot avec leurs effets. Tout dépend de la façon dont l’artiste entend sa musique. Tout le monde est différent.
On a perdu Eddie Van Halen l’an dernier et tu as déclaré que « rien, pendant longtemps, ne sera aussi révolutionnaire que ce qu’a fait Van Halen à l’époque » quand tu étais adolescent. Penses-tu que la guitare a plus ou moins atteint un seuil en termes d’évolution ou de révolution ?
Non, elle n’a jamais atteint de seuil. En tant que fans, on a tendance à penser en ces termes, mais dans la réalité, la guitare n’est qu’un instrument de plus parmi d’autres, comme le violon, le violoncelle, la batterie, etc. Ce n’est qu’un outil servant à créer de la musique. Les instruments ne meurent jamais vraiment. La musique est la seule chose qui compte et l’instrument n’est qu’un outil. En tant que fans, on met nos artistes et guitaristes préférés sur un piédestal, ce qui est cool car on est fans et c’est amusant, mais la réalité est, en tout cas pour moi, que la guitare est juste un outil pour m’exprimer. C’est ma seule façon de m’exprimer. Quand je m’exprime avec des mots, je suis un peu limité, alors que sur la guitare, j’ai beaucoup plus d’expressivité. Avec un peu de chance, vous entendez une chanson et ça vous donne la chair de poule, c’est ce que je vise. Mon objectif principal est d’apporter quelque chose à l’auditeur. Je peux jouer pour moi-même et me faire plaisir toute la journée, mais si quelqu’un retire littéralement quelque chose de ce que je fais, c’est ce qu’il y a de mieux pour moi. Avec un peu de chance, c’est ce que les gens influencés par ma musique visent aussi, c’est-à-dire donner quelque chose à l’auditeur.
Chez qui as-tu toi-même puisé ton sens de l’expression, si tu devais citer quelques influences ?
Lindsey Buckingham est l’un de mes guitaristes préférés. Quand j’étais gamin, j’aimais la musique de Fleetwood Mac, mais son jeu de guitare donnait l’impression que c’était très important pour lui. Il y a plein de notes en sustain et qu’il tient, ça vient vraiment du cœur, comme s’il pleurait et criait avec la guitare. Ce n’était pas très tape-à-l’œil, ce n’était pas un jeu acrobatique, mais ça paraissait tellement profond. J’ai toujours respecté ça et voulu que les gens ressentent la même chose quand ils entendaient ma musique. C’est ce qui m’a attiré chez lui. De même, Eddie Van Halen, je n’ai jamais été capable de copier son jeu, mais ce que je lui ai emprunté, c’était le fait de jouer avec une vraie agressivité. Il n’y a rien de léger dans sa manière de jouer et d’attaquer la guitare. Il n’y a pas de : « Je ne sais pas ce que je suis en train de faire… » Il n’y a rien de contemplatif dans son jeu. Il attaque ça comme un homme. J’ai toujours ressenti la même chose avec mon jeu. Il n’y a pas moyen, quand je joue une note, c’est délibéré, quand je joue une phrase, c’est délibéré, ce n’est pas un accident. J’ai pris ça chez lui.
« J’ai un tempérament très calme et la musique est toujours ma plus grande priorité. C’est ce que m’a paru manquer à Megadeth avant que je ne les rejoigne, donc c’est ce que j’avais l’impression d’apporter, et je suis sûr que Kiko apporte son propre feeling musical et sa propre présence dans ce groupe. »
Tu as joué sur une chanson dans le dernier album solo de Kiko Loureiro. Plein de gens, y compris Dave Mustaine lui-même, ont dit que ce que vos contributions respectives dans Megadeth, pas forcément en termes de style mais juste ce que vous avez apporté au groupe, sont comparables. Comment analyses-tu ce que Kiko a apporté à ton ancien groupe ?
En fait, je n’ai pas beaucoup écouté ce qu’il a apporté au groupe. Il a joué sur un seul album pour l’instant, c’est ça ? Je n’ai entendu qu’un tout petit peu cet album. Donc, c’est un peu embarrassant, je ne peux pas te donner une réponse bien instruite, mais je peux te dire que je suis un ami et que je connais son merveilleux travail depuis longtemps. Je sais ce qu’il a apporté au groupe : un apport très musical ainsi qu’un tempérament très calme. C’est quelque chose dont Megadeth a besoin, et c’est ce que, je crois, j’ai apporté moi-même au groupe. J’ai un tempérament très calme et la musique est toujours ma plus grande priorité. C’est ce qui m’a paru manquer à Megadeth avant que je ne les rejoigne, donc c’est ce que j’avais l’impression d’apporter, et je suis sûr que Kiko apporte son propre feeling musical et sa propre présence dans ce groupe, et je suis sûr que c’est l’une des raisons principales de leur succès actuellement, car ça a toujours été la clé du succès de Megadeth. Il leur faut un gars qui soit dans cette position, qui apporte un point de vue musical unique, or le point de vue musical de Kiko est vraiment unique. Il a beaucoup d’influences latines, mais il a aussi de grandes capacités et plein de choses à dire musicalement. Il remplit très bien son rôle dans Megadeth.
Ton dernier album avec Megadeth, qui est aussi leur plus controversé, Risk, a passé les vingt ans. Que penses-tu de cet album avec le recul ?
Je ne l’ai pas entendu depuis cette époque [petits rires]. Je suis sûr qu’à l’époque nous avons tous fait absolument du mieux que nous pouvions et nous en étions très fiers, et c’est ce que voulions faire à l’époque. Il n’y a rien dont nous avions honte à l’époque, que ce soit moi ou les autres membres du groupe. Comme tous les albums, ça représente où on en est et c’est ce qu’on fait. Nous avons apprécié de le faire et il se trouve que nous l’avons adoré à l’époque. Ce qui s’est passé ensuite n’est pas du tout un reflet de la qualité du travail impliqué. Les groupes connaissent toutes sortes d’époques différentes, et Megadeth est la preuve vivante que les groupes peuvent avoir une longue carrière couronnée de succès. Je n’ai que de bons souvenirs de tous les albums que nous avons faits ensemble. Les chansons sur cet album ne me restent pas autant en mémoire que celles de certains autres albums, mais à l’époque, je suis sûr que nous avons fait ce que nous pouvions faire de mieux.
Tu as un groupe qui s’appelle Metal Clone X, mais la majorité de ta carrière depuis 1999 s’est faite en tant qu’artiste solo. Te sens-tu plus à l’aise ainsi qu’en faisant partie d’un groupe ?
J’adorerais être dans un groupe à plein temps. Enfin, avec ma musique, quand je tourne dans le monde, c’est mon groupe, j’ai un groupe à plein temps qui fait ça, mais je serais très content d’être dans un vrai groupe avec un chanteur et dans lequel je ne suis pas obligé de tout le temps jouer des solos. J’adorerais être dans un groupe normal. Il faudrait que ce soit nouveau, rafraîchissant, excitant et innovant. Je serais partant. J’adorerais le faire et j’y suis ouvert. Mais pour ce qui est de tourner dans le monde avec mon groupe, en ce qui me concerne, je vois ça complètement comme un groupe. C’est le mode de vie d’un groupe et c’est mon groupe. Mon nom est la seule chose à être au-dessus, mais ça reste un groupe.
Justement, ton groupe solo sur Tokyo Jukebox 3 est assez intéressant car tu as Kiyoshi, une bassiste japonaise, et Anup Sastry, un batteur indien, et toi tu es américain. C’est très multiculturel…
Oui. Si tu écoutes mes deux ou trois derniers albums, c’était à chaque fois la même équipe et c’est un genre d’échange de cultures. J’adore. Enfin, mon groupe de tournée et mon groupe d’enregistrement sont en grande partie le même. Je suis entouré des personnes que je préfère. Je ne me soucie pas de savoir de quelle culture ils sont issus. Je me soucie surtout d’avoir les bonnes personnes pour la musique, et il s’avère qu’elles viennent souvent de tous les coins du monde. Ça fonctionne pour moi et ça me permet de faire exactement ce que je veux faire sans compromis. C’est la raison pour laquelle j’aime ça. Mais bien sûr leur culture a un impact sur leur jeu et leur éthique de travail, et ils ont des références différentes. J’ai appris de la musique venant de partout dans le monde, donc si je parle d’un morceau de musique indienne, quelqu’un venant d’Inde me comprendra et, bien sûr, je suis dans la musique japonaise, donc je peux dire : « Oh, tu te souviens de cette chanson japonaise de cette époque, cette vieille chanson japonaise ? Prenons cette partie de cette chanson », et la personne saura de quoi je parle. Chaque personne de chaque pays connaît plein de références musicales et culturelles de ce pays.
Est-ce que Tokyo Jukebox restera une trilogie ou prévois-tu de poursuivre cette série d’albums ?
J’aimerais beaucoup, tant que les gens apprécient les albums. J’ai l’impression que ce troisième suscite beaucoup plus d’intérêt que les deux premiers dans plein de pays différents. Le nombre de personnes qui nous accordent des interviews partout dans le monde est bien plus important que les autres fois. Evidemment, il y a beaucoup d’intérêt au Japon et je fais pas mal d’apparitions télévisées, mais ça vient aussi du fait que déjà en temps normal je suis dans ce genre de média. Mais cette fois, avec Tokyo Jukebox 3, on dirait que les gens s’intéressent plus au Japon en général, et pas juste à ma musique ou à la musique japonaise. Je suis tombé à un bon moment pour le sortir. Les gens sont plus présents sur internet et ils cherchent à en savoir plus sur d’autres cultures. Je pense qu’ils trouvent de la musique et ils la trouvent très intéressante. Je suis un peu un pont entre deux cultures, car je peux expliquer les choses en anglais et je ne suis pas un Japonais. J’ai donc un point vue unique de l’intérieur. Les gens sont curieux là-dessus et cet album semble attiser d’autant plus cette curiosité.
Interview réalisée par téléphone le 18 mars 2021 par Nicolas Gricourt.
Retranscription & traduction : Nicolas Gricourt.
Photos : Susumu Miyawaki.
Site officiel de Marty Friedman : www.martyfriedman.com
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