La longévité de Mekong Delta, en étant resté aussi musicalement singulier, est à louer. Depuis 1985, les Allemands proposent un thrash ambitieux nourri de musique progressive et d’inspirations classiques. Une association peu fréquente et rarement pérenne. Peut-être est-ce l’exposition médiatique moindre du groupe qui lui a permis de conserver toute son intégrité artistique, à moins que ce soit son intégrité artistique qui le prive d’une plus grande exposition médiatique. Toujours est-il que Mekong Delta parvient à son onzième album de compositions intitulé Tales Of Future Past, six ans après In A Mirror Darkly. Ralph Hubert, bassiste et principal compositeur, légitime cet intervalle par la nécessité de prendre son temps pour proposer une œuvre sensée et aboutie. Mekong Delta est très loin du groupe de thrash typique, quitte à parfois abandonner complètement ce registre. Tales Of Future Past, qui sort dans l’indifférence générale, est le témoin de la fidélité de Mekong Delta à une musique complexe et sans concessions.
L’artwork de Tales Of Future Past s’inspire directement des Montagnes Hallucinées d’H. P. Lovecraft, inspiration déjà sollicitée par le groupe dès The Music Of Eric Zann (1988). Mekong Delta établit un parallèle entre l’histoire de Lovecraft et les dérives de la société contemporaine. Tales Of Future Past profite ainsi du goût pour les orchestrations de Ralph Hubert. « Landscape 1 – Into The Void » – première partie d’une instrumentale en quatre mouvements répartis dans l’album – semble directement s’inspirer du travail de Jerry Goldsmith sur Alien, Le Huitième Passager (1979), propice à installer une atmosphère sinistre et mystérieuse. Le riffing très technique et articulé de « Mental Entropy » vient tout faire voler en éclats, laissant apprécier le timbre si particulier de Martin LeMar. Très vite, Mekong Delta démontre la dextérité de ses musiciens : la musique est sans cesse mouvante, oscillant entre riffing old-school, rythmes tortueux et longues élancées progressives, avec ce petit grain de folie qui rappelle au bon souvenir des premiers albums du groupe. Le jeu du guitariste studio Peter Lake (de retour pour suppléer Erik Adam Grösch qui ne pouvait pas assurer l’enregistrement en raison de contraintes de temps) se prête parfaitement aux compositions de Ralph. « A Colony Of Liar Men » démontre la capacité de Mekong Delta à s’accorder avec sa thématique : le titre baigne dans l’étrange, à l’instar de ce pont où s’entremêlent basse, cymbales et voix.
Tales Of Future Past permet toujours de déceler le goût pour la musique classique de Ralph Hubert (l’œuvre très imagée de Modeste Moussorgski au premier rang). Il est parfois explicite – « Landscape 2 – Waste Land » profite d’une puissante progression de cordes et de cuivres, tandis que « Landscape 4 – Pleasant Ground » met en avant un clavecin – mais se présente couramment sous la forme de mouvements intégrés dans les compositions. Ce sont les curieuses harmonies de « Mindeater », les cuivres trafiqués à demi immergés de « Landscape 3 – Inharent », les ouvertures mélodiques grandiloquentes de « When All Hope Is Gone » ou les soli Malmsteenien de « The Hollow Men ». Tales Of Future Past réussit tout de même à ne pas devenir un récital technique sans consistance. Le travail de songwriting fait son œuvre. Mekong Delta nous immerge dans son univers insolite, parfois frénétique et labyrinthique, mais parvient à éviter de nous perdre par des « refrains », des lignes de chant qui constituent le premier facteur de cohérence des morceaux. « A Farewell To Eternity » illustre la capacité du groupe à créer des mélodies accrocheuses en changeant de vocabulaire. « A Farewell To Eternity » se distingue par son utilisation de la guitare folk qui côtoie le space-rock des années 60-70.
Tales Of Future Past ne sera sans doute pas l’album qui propulsera Mekong Delta sur le devant de la scène. Comme si ce dernier n’en avait cure. Tout ce qui lui importe est de continuer à jouer une musique qui a fait de lui un précurseur (au même titre que Coroner, Watchtower ou Anacrusis) et n’a pratiquement aucun équivalent aujourd’hui. Il y a un aspect ludique derrière les compositions de Mekong Delta. Une extravagance et une esthétique excentrique qui le rendent particulièrement difficile à appréhender. Tales Of Future Past s’efforce de baliser les diatribes des musiciens, reste qu’il ne souffre pas l’inattention. Quelque part, on se réjouit que Mekong Delta reste discret. Il peut s’en donner à cœur joie.
Chanson « A Colony Of Liar Men » :
Album Tales Of Future Past, sorti le 8 mai 2020 via Butler Records. Disponible à l’achat ici
Bravo et merci pour cette chronique du dernier Melkong Delta.
« …Peut-être est-ce l’exposition médiatique moindre du groupe qui lui a permis de conserver toute son intégrité artistique, à moins que ce soit son intégrité artistique qui le prive d’une plus grande exposition médiatique. » les deux je pense.
Dès le premier album nous pouvons sentir l’approche précurseur est avant-gardiste. Grand fan de la période ’80 et ’90, je vous conseille à tous de vous plonger dans leur discographie et ainsi déboucher vos cages à miel:)
Eric