Ces dernières années, le vent de nouveauté qui balaie la scène black metal internationale semble toujours venir d’une même direction : l’Islande. En effet, en plus des paysages accidentés, l’île semble accumuler les groupes de black : à mi-chemin entre la Norvège, terre historique du genre et des tenants de sa tradition, et les États-Unis, où il connaît développements atmosphériques et hybridations multiples, la scène islandaise s’est fait remarquer pour sa créativité bouillonnante et son style à la fois authentique et rafraîchissant. Après des débuts remarqués donc, l’enjeu est de montrer qu’il s’agit de plus qu’un simple effet de mode : ainsi, ces derniers mois, Carpe Noctem, Sinmara, et les pionniers de Svartidauði ont sorti des albums qui prouvent qu’ils sont bien partis pour rester. C’est désormais au tour de Misþyrming, l’un des combos les plus prometteurs de cette scène islandaise, à qui on doit l’imprononçable mais remarquable Söngvar elds og óreiðu sorti en 2015, de passer le cap du second album avec Algleymi. Le disque, initialement prévu pour 2017 – certains morceaux existaient déjà en 2016 mais la première mouture de l’album a dû être réenregistrée pour des questions techniques –, sort chez Norma Evangelium Diaboli orné d’un artwork signé Manuel Tinnemans, une consécration en soi. Dire que les Islandais sont attendus au tournant est un euphémisme…
Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’Algleymi commence fort, avec un « Orgia » qui rejoue l’ouverture explosive de Söngvar elds og óreiðu. Ceci étant, on se rend rapidement compte que cette fois-ci, le quatuor va emprunter de nouvelles voies : des claviers certes discrets donnent au black abrasif des Islandais une tonalité épique voire triomphante. Si l’album dure à peu près trois quarts d’heure comme son prédécesseur, les huit morceaux qui le composent sont plus longs, plus complexes, plus nuancés. « Með svipur á lofti » se termine sur un long passage atmosphérique et ténébreux, « Og er haustið líður undir lok » commence comme un titre rock accrocheur, et au centre de l’album, pour refermer la première face du disque et introduire la suivante, l’instrumental « Hælið » tient lieu de respiration sombre et mélancolique. S’il utilise dissonance et une forme de sophistication, le groupe se montre bien plus émancipé de Deathspell Omega que bien de ses contemporains, même s’ils y sont constamment comparés ; à l’occasion, on pense parfois à Mgła (la voix) ou Peste Noire (certains riffs). Mises en valeur par une production très propre, la technicité de la batterie et les rafales de riffs souvent brutaux mais plus volontiers mélodiques que par le passé en imposent. Les fans de la première heure ne seront pas perdus pour autant : la furie incandescente du groupe est intacte. Elle est toujours au cœur de la musique de Misþyrming, et sur le chaotique « Allt sem eitt sinn blómstraði », elle est proprement explosive. Mais là où Söngvar elds og óreiðu était pur déferlement d’énergie, Algleymi apparaît comme une œuvre maîtrisée, bien plus consciente d’elle-même.
Bref, malgré une ascendance rock’n’roll revendiquée et un « Ísland, steingelda krummaskuð » [« Islande, dépotoir castré »] délicieusement adolescent, les jeunes Islandais ont gagné en maturité. S’il ne s’agit pas d’un album concept, l’intention derrière Algleymi se veut réfléchie, évocation de moments d’absence, de la bacchanale à l’inconscience [« algleymi »] en passant par l’extase [« alsæla »], et de la dissolution dans le collectif ou dans l’addiction. Mais en cherchant justement à canaliser voire à intellectualiser – au moyen des mêmes notions kabbalistiques et concepts nietzschéens plus ou moins bien ficelés que nous resservent quantité de groupes de black depuis les années 90 – l’énergie anarchique, punk et pour le coup très dionysiaque de ses débuts, le groupe pourrait bien la perdre, et avec elle ce qui faisait son idiosyncrasie (un comble vu les thématiques abordées). À défaut donc de renouveler le genre, Misþyrming prouve avec Algleymi qu’il en maîtrise tous les codes, et livre un album ambitieux, léché et éminemment contemporain.
L’album en écoute intégrale :
Album Algleymi, sorti le 24 mai 2019 via Norma Evangelium Diaboli. Disponible à l’achat ici
Pour le moment c’est mon album de l’année, tout genre confondu! Sublimissime!
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