On n’a jamais vraiment su grand-chose de Farida Lemouchi. Voix de The Devil’s Blood, centre de tous les regards sur scène, elle demeurait muette en dehors, la composition, les paroles et les déclarations du groupe étant toutes prises en charge par son guitariste, leader et accessoirement frère Selim Lemouchi. Après la mort de ce dernier en 2014 et un dernier passage sur scène chargé en émotion au Roadburn de la même année, elle s’est faite discrète, ne se faisant entendre qu’à l’occasion de quelques collaborations (notamment une mémorable reprise des « Four Horsemen » d’Aphrodite’s Child avec Griftegård). Et puis en 2019, avec trois anciens acolytes de The Devil’s Blood (Job van de Zande, Oeds Beydals et Ron van Herpen) et de nouveaux camarades (Marcel van de Vondervoort un temps puis Bob Hogenelst et Matthijs Stronks), elle fait son retour sur la mainstage du Roadburn en tant que Molassess et sort un premier EP. Le premier album du combo, Through The Hollow, est sorti il y a quelques mois : entre méandres psychédéliques et émotions fortes, il était l’occasion rêvée de donner la parole à celle qui, dans une vie antérieure, se faisait appeler « la bouche de Satan ».
Affable, généreuse et solide, elle revient avec beaucoup de naturel sur la genèse du projet, son parcours en tant qu’artiste, d’interprète à frontwoman, sans esquiver la période de transition houleuse et émaillée de deuil qui a séparé The Devil’s Blood de Molassess : plus qu’une continuation, une renaissance…
« Avant, j’avais mon frère, il était toujours à mes côtés. Quand tu es aussi proche de quelqu’un, tu te sens toujours en sécurité parce que tu sais qu’il ne te laissera jamais tomber et qu’il ne fera jamais rien de mauvais. Je lui faisais entièrement confiance. Maintenant, c’est à moi que je dois faire confiance. »
Radio Metal : Votre premier album Through The Hollow est sorti il y a peu. Quel est ton sentiment actuellement par rapport à cette sortie ?
Farida Lemouchi (chant) : Je suis contente que l’album soit sorti désormais. Nous avons très longtemps travaillé dessus et en fin de compte, nous avions hâte qu’il sorte, et c’est maintenant chose faite. Il faut lâcher prise à un moment donné. C’est bien qu’il soit sorti, nous pouvons passer à autre chose. C’est tellement intense de travailler sur un album que quand tu en as vraiment fini avec, tu n’as plus envie d’y repenser ou de le réécouter pendant un moment. C’est bien de pouvoir enfin tourner la page. Ça veut aussi dire qu’on peut commencer de nouvelles choses et passer aux projets suivants. J’essaye un peu d’éviter de lire les retours des gens, mais évidemment, je suis humaine, donc ça m’intéresse de savoir ce que les gens pensent. Jusqu’ici, c’est généralement très positif. Je lis majoritairement de bonnes choses sur l’album, donc je suis contente !
Le groupe a été créé il y a deux ans pour un concert spécial au Roadburn. Comment est-ce arrivé ?
C‘est Walter Hoeijmakers qui nous a contactés en nous demandant si nous voulions nous réunir pour une commande spéciale pour le Roadburn. La mission était de composer soixante-dix minutes de nouvelle musique. Il m’a demandé : « Ça te dit de le faire avec ces gars ? » J’ai dit : « Bien sûr que ça me dit ! » Toutes les personnes impliquées ont tout de suite accepté. Voilà comment ça a commencé. Job [van de Zande], Oeds [Beydals], Ron [van Herpen] et moi étions ceux à qui on a demandé et ensuite, nous avons voulu inclure du clavier et il nous fallait un batteur, et ceux-là étaient nos choix. Il y avait un autre membre qui s’appelle Marcel [van de Vondervoort], un batteur qui a officié dans Astrosoniq dans le temps ; il était impliqué au début mais il a de sérieux problèmes de santé, au point de ne plus pouvoir faire de musique, donc nous avons dû trouver un remplaçant. Pendant le processus de composition, après quelques mois, il était devenu clair que ça serait plus qu’un seul concert.
C’était comment de rejouer ensemble et de composer à nouveau ?
C’était super ! Tout s’est passé comme sur des roulettes, comme si nous n’avions rien fait d’autre entre-temps. Le timing était parfait, nous nous sommes réunis et ça s’est fait de manière très organique. Pendant la prestation, nous ressentions plein d’émotions différentes. J’étais très tendue. Tu travailles très dur pour en arriver là, ce n’est pas comme si on te demandait de faire ça et le lendemain tu es sur scène. Il faut un an de travail pour se préparer. J’étais vraiment prête à rejouer, donc c’était super. La salle était splendide et ça a été un soulagement quand nous nous sommes mis à jouer. Tout ce que nous avons joué est sur l’album, à l’exception d’une chanson. Nous avions le single ; nous l’avons joué au Roadburn, mais nous l’avions déjà enregistré sur le quarante-cinq tours, donc nous ne l’avons pas mis sur l’album.
Comment avez-vous réalisé que ça allait être plus qu’une prestation live ?
Très rapidement. Tous les quatre, les anciens membres [de The Devil’s Blood], nous avons toujours songé à nous réunir un jour et reformer un groupe pour faire quelque chose. Mais tout le monde avait ses propres groupes et projets, et j’étais très occupée aussi avec ma propre vie, donc ce n’était jamais le bon moment, mais maintenant que nous nous sommes enfin réunis à nouveau, nous avons énormément à faire et énormément de créativité. Je pense qu’au bout de quelques semaines, il était déjà clair que nous allions devoir continuer parce que nous avions bien plus que seulement soixante-dix minutes de musique en nous. Ça nous a fait beaucoup de bien de jouer ensemble. Avant d’aller en studio pour le quarante-cinq tours, je crois que nous parlions déjà du fait qu’il allait falloir que nous fassions au moins un album.
« Ça a été un processus très douloureux, lent et épuisant, mais très exaltant en même temps. […] C’est la fin et c’est le début ; c’est la fin du début et puis c’est le début d’une fin et ainsi de suite. Je pense que chaque émotion qu’on peut ressentir est là-dedans et je les ai ressenties tout au long de la réalisation de cet album. »
Le single « Morning Haze » est sorti chez Ván Records mais vous avez signé chez Season Of Mist pour l’album. Comment ça s’est passé et qu’est-ce que ça a changé pour vous ?
Nous sommes très proches [de Ván Records] et nous en avons parlé de nombreuses fois… Nous voulions enregistrer cet album et nous avions des idées sur la manière de le faire et sur ce que nous voulions accomplir. Nous en avons discuté avec Sven [Dinninghof, fondateur du label] et c’est lui qui a dit que peut-être nous devrions chercher quelque chose qui conviendrait mieux à cette histoire. Voilà comment nous avons fini avec Season Of Mist, mais ça n’a rien changé sur le plan de la créativité ou de notre manière de procéder.
Après la séparation de The Devil’s Blood, tous les musiciens se sont consacrés à leurs propres projets, sauf toi, si on omet deux ou trois apparitions en tant qu’invitée. Avais-tu besoin de temps pour digérer tout ça et passer à autre chose ?
Oui. Ça a été des années très agitées, bien remplies. Mon fils avait quatorze ans quand Selim [Lemouchi] est mort. Ma mère était là aussi et tous les deux avaient besoin d’attention, qu’on prenne soin d’eux. Le temps passe très vite, donc en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, quatre ans étaient déjà écoulés. Ça n’a jamais été un choix de ne plus rien faire, ça s’est juste passé comme ça. Parfois on se laisse guider par la vie, tout simplement.
Chantais-tu avant The Devil’s Blood ? Comment as-tu commencé ?
J’ai toujours chanté, dès mon enfance, toute la journée, à l’école, dans des pièces de théâtre et des comédies musicales, mais je n’ai jamais eu la moindre ambition, ou peut-être que je n’étais jamais tombée sur les bonnes personnes – je ne sais pas vraiment comment ça s’est passé. Je chantais lors de petits événements ici dans la ville où je réside mais juste pour m’amuser, jamais dans l’idée d’être sur une grosse scène ou quoi que ce soit. Ça n’a jamais été mon intention. Puis un jour, mon frère m’a appelée en me disant : « Eh, j’ai cette chanson, peut-être que tu pourrais chanter dessus ? » Je l’ai fait, et tout le monde connaît la suite !
C’est la première fois que tu chantes tes propres textes, et ils sont très personnels…
Oui, mais j’ai beaucoup travaillé avec Oeds. Nous communiquons bien ; nous sommes très proches. Nous travaillons en faisant une sorte de ping-pong : je pense à des choses, j’ai des idées, je les formule avec mes mots et je les partage avec lui, puis il revient vers moi avec quelques changements ou pour échanger sur ce que nous en pensons. Voilà comment des idées deviennent des textes.
Qu’est-ce que ça a changé pour toi, en tant que performeuse, de chanter tes propres mots et pas ceux de quelqu’un d’autre ?
Bonne question ! Ca a changé beaucoup de choses parce que cette fois, j’ai dû faire ce long chemin pieds nus… [Réfléchit] C’est une question très difficile, tu me fais réfléchir ! [Rires] Ça a changé dans la mesure où c’était plus moi. C’était aussi un choix, il fallait que ça me concerne. Ça fait peur, parce qu’en faisant ça, tu t’exposes. C’était peut-être le plus gros truc que j’ai dû surmonter, le fait qu’il fallait que je le fasse moi-même. Avant, j’avais mon frère, il était toujours à mes côtés. Quand tu es aussi proche de quelqu’un, tu te sens toujours en sécurité parce que tu sais qu’il ne te laissera jamais tomber et qu’il ne fera jamais rien de mauvais. Je lui faisais entièrement confiance. Maintenant, c’est à moi que je dois faire confiance. C’est là-dessus que j’ai eu le plus de mal.
« Comment passer à autre chose en laissant partir quelqu’un qu’on aime énormément et qu’on n’a pas envie de perdre, mais qu’il le faut ? Comment ne pas laisser ça retenir en arrière, dans le passé, et trouver une bonne manière de l’emmener avec soi et d’avancer ? »
The Devil’s Blood, c’était plus ou moins le bébé de Selim. Avez-vous trouvé de nouvelles manières de créer ensemble ?
Molassess, c’est vraiment un truc de groupe. Ron et Oeds avaient déjà pas mal de musique, donc nous avons commencé à jammer dessus et à jouer avec en salle de répétition, tout le monde a vraiment mis sa patte sur chaque chanson. Nous avons tout fait ensemble. Nous sommes un groupe très démocratique ! Les choses se passent en salle de répétition, on jamme et ensuite, on en parle, chacun a ses propres goûts et ses propres idées sur la manière dont ça doit sonner, sur la structure, etc.
Est-ce que ça a aidé de travailler avec des gens que vous connaissiez déjà, que ce soit les autres membres du groupe, Pieter Kloos ou Max Rovers pour l’illustration ?
C’était très agréable d’avoir des visages familiers à nos côtés. Travailler avec Pieter était un choix vraiment évident pour nous parce que c’est un super producteur et technicien mais surtout, bien sûr, parce que nous le connaissions et que ça semblait logique de l’avoir avec nous. Nous ne voulions pas prendre de risque avec ce premier album plutôt que de chercher à faire plein de choses différentes. L’idée était d’y aller tranquillement et de s’y remettre avec certains des éléments dont nous avions l’habitude.
Est-ce que ça a été facile pour les nouveaux, Bob [Hogenelst] et Matthijs [Stronks], de s’intégrer ?
Ils se sont parfaitement intégrés ! Au départ, il faut toujours un peu de temps pour faire connaissance. Nous n’avions pas encore passé de temps ensemble dans un van, sur la route, or c’est là qu’on apprend à bien se connaître. Cette fois, nous avons fait les choses un peu à l’envers. Ils viennent de backgrounds très différents ; ils ne sont pas du tout dans le metal. C’était vraiment super de les avoir à nos côtés parce qu’ils ont un regard très différent sur la manière dont la musique doit sonner. Ils viennent tous les deux du conservatoire, donc ils sont très instruits et ils ont une technique de dingue ! Ils ont énormément apporté au groupe. C’était vraiment bienvenu. Je pense que c’est exactement ce qui ressort de l’album.
C’est un album un peu paradoxal. C’est à la fois une fin et un début. La mort est partout mais en fin de compte, il est plein de vie. Ça a dû être une expérience très cathartique de travailler dessus…
Ça a été un processus très douloureux, lent et épuisant, mais très exaltant en même temps. C’est exactement ce que tu dis, c’est paradoxal : c’est la fin et c’est le début ; c’est la fin du début et puis c’est le début d’une fin et ainsi de suite. Je pense que chaque émotion qu’on peut ressentir est là-dedans et je les ai ressenties tout au long de la réalisation de cet album.
Le groupe s’appelle Molassess, en référence au dernier morceau que tu as chanté avec Selim, et la mélasse, en soi, représente quelque chose de très collant, donc c’est encore un paradoxe pour un album dont l’idée est de lâcher prise…
C’est exactement la symbolique de ce titre : tu peux lâcher prise, laisser le passé derrière toi, mais jamais complètement ! C’est très philosophique, je sais, et on pourrait en parler pendant des heures. Tu peux te dire : « Il faut que je laisse le passé dans le passé, que je passe à autre chose, que je fasse de nouvelles choses ou que je sois une meilleure personne », mais tu emportes toujours quelque chose avec toi. Ça sera toujours là avec toi et je pense que c’est ce avec quoi j’ai eu du mal avant de commencer Molassess : comment passer à autre chose en laissant partir quelqu’un qu’on aime énormément et qu’on n’a pas envie de perdre, mais qu’il le faut ? Comment ne pas laisser ça retenir en arrière, dans le passé, et trouver une bonne manière de l’emmener avec soi et d’avancer ? C’est ça, le côté « collant ».
« Il fallait que je fasse certaines choses, il fallait que je galère à le faire et cet album est une forme de conclusion pour une période de ma vie sur le plan personnel, et une manière de déclarer que je suis toujours debout et plus forte que jamais, libérée de plein de choses. »
La dernière chanson de l’album, « The Devil Lives », avait été partiellement écrite par Selim. Mettre ça à la fin est une vraie déclaration. C’est un peu comme si vous cherchiez votre propre chemin à travers son héritage. Penses-tu que vous ayez atteint ce but ?
C’est évidemment différent pour chacun des membres du groupe, car les deux musiciens qui nous ont rejoints plus tard n’ont jamais rencontré Selim et ne connaissaient rien de The Devil’s Blood avant d’être avec nous. Pour eux, ce n’est pas pareil, et je ne veux pas parler à la place des autres parce que je ne sais pas. Nous en parlons tout le temps, mais je ne suis pas sûre de pouvoir bien les représenter. Je ne peux parler que pour moi. C’est un processus qui durera éternellement. J’ai beaucoup appris et personnellement, j’avais besoin de faire ça, de découvrir que cet album n’est peut-être pas la réponse ; enfin, je ne sais pas encore. Il fallait que je fasse certaines choses, il fallait que je galère à le faire et cet album est une forme de conclusion pour une période de ma vie sur le plan personnel, et une manière de déclarer que je suis toujours debout et plus forte que jamais, libérée de plein de choses. Je sais qu’il y a toute une vie ou une aventure qui m’attend aussi, on n’en a jamais fini. Mais la liberté est ce qui en est le plus ressorti et si les gens le voient ou le ressentent, alors je suis contente.
Allez-vous continuer de travailler ensemble ?
Oui, ce n’est pas forcément évident mais pour nous, ça l’est, parce que qu’est-ce que nous pourrions faire ? Nous n’en avons pas fini. Nous sommes en train de composer de nouvelles musiques, aussi parce que nous ne pouvons rien faire d’autre pour le moment. Nous avons encore beaucoup à faire ensemble.
Quels sont les plans actuellement ? Je sais que vous avez une tournée de prévue avec Tribulation et Bölzer l’an prochain…
Oui, on nous a proposé cette tournée et nous avons tout de suite accepté ! Je connais assez bien les gars de Bölzer, nous nous sommes croisés de nombreuses fois et nous nous apprécions beaucoup. C’est super parce que j’aime le groupe. J’ai rencontré une seule fois les gars de Tribulation en personne, c’était sympa, mais Molassess n’existait pas à l’époque. Ils nous ont demandé si nous voulions rejoindre la tournée et nous avons accepté avec plaisir. Espérons que ça aura lieu ! Autrement, nous sommes en train de travailler sur de la nouvelle musique et c’est à peu près tout. Nous n’avons même pas le droit de répéter en ce moment, on ne peut sortir qu’à quatre personnes. Nous ne pouvons pas aller en salle de répétition parce que nous risquons une amende si nous le faisons. Tout est un petit peu difficile, on ne peut pas faire grand-chose pour l’instant et je ne sais pas combien de temps encore ça va prendre. Écrire de la musique et partager des idées sont possible grâce à internet, aux téléphones, à Skype, etc., donc nous essayons de trouver des idées pour gérer cette connerie de Covid-19 et inventer de nouvelles choses. Nous sommes en train d’y travailler, je ne peux rien dire à ce sujet pour l’instant, mais nous aurons du neuf dans quelque temps.
Interview réalisée par téléphone les 13 novembre 2020 par Nicolas Gricourt.
Retranscription : Nicolas Gricourt.
Traduction : Chloé Perrin.
Photos : Ryannevan Dorst (2 & 5) & Esther van Waalwijk (4).
Facebook officiel de Molassess : www.facebook.com/Molassessofficial
Acheter l’album Through The Hollow.
Mis en appétit par les titres diffusés sur le site , j’ai lancé l’écoute intégrale. Pas facile d’accès au premier abord mais clairement le talent est là. Farida à quelque chose dans la voix qui ne laisse pas indifférent.Je relancerai l’écoute sans doute avant longtemps pour me familiariser avec le concept.
Cela étant , c’est une bonne découverte.