Fini la normalité. Il va falloir être aussi créatif dans la manière de sortir les disques que lors de leur réalisation. C’est en tout cas ce que croit désormais The Acacia Strain, ayant mis sa conviction en pratique, en sortant au compte-gouttes son nouvel album Slow Decay par le biais de cinq singles/EP. Chacun était nommé par une lettre épelant le mot « decay » et avait pour illustration une partie d’une fresque dépeignant un décor naturel se dégradant progressivement. Mais ce n’est pas tout, puisque le groupe originaire du Massachusetts avait quelques mois plus tôt sorti un EP « surprise », intitulé It Comes In Waves.
Fort heureusement, chez The Acacia Strain, la créativité musicale est également au rendez-vous : It Comes In Waves est en réalité un seul morceau, découpé en sept parties formant la phrase « Our Only Sin Was Giving Them Names », et prenant une tournure musicale cosmique, sur fond de concept stipulant que les dieux de nos religions non seulement sont réels mais sont également des êtres inter-dimensionnels qui manipulent l’humanité. Slow Decay, pour sa part, se veut plus terre à terre en lançant un cri d’alarme sur la déliquescence de notre monde, profitant de l’expérience de l’EP pour réaliser un disque qui, nul doute, fera date dans la carrière de The Acacia Strain.
Nous avons échangé avec le batteur Kevin Boutot qui nous explique les dessous de ces deux expériences, à la suite desquelles The Acacia Strain ne sera probablement plus tout à faire le même.
« Certaines des chansons les plus agressives sur Slow Decay sont celles qui ont été […] écrites à la dernière minute, et on peut presque sentir l’angoisse et l’anxiété à essayer de finir la chanson ressortir dans la musique. »
Radio Metal : En décembre de l’année dernière, vous avez sorti l’EP conceptuel It Comes In Waves. C’était un peu une expérience pour The Acacia Strain, qui a pas mal surpris mais qui a aussi très bien été reçue. Quel est ton sentiment avec un petit de recul sur cette expérience ?
Kevin Boutot (batterie) : Tu as complètement raison, tout cet album, ce concept, la manière dont nous avons voulu le sortir, le style d’écriture, etc., tout était une pure expérimentation. On dirait que ça fait un million d’années que le groupe existe, donc nous avons voulu essayer quelque chose de différent pour nous-mêmes, en espérant que les fans apprécieront. Je suis très content que nous ayons pris cette direction et fait cet EP, car honnêtement, je crois que c’est notre disque qui a reçu le meilleur accueil depuis, disons, Wormwood. Le considérant comme une expérience et l’ayant sorti comme une surprise, littéralement sans crier gare, genre « eh, voilà un nouveau disque, profitez ! », avec le recul, je ne pourrais pas être plus fier de la manière dont tout s’est passé avec ce disque. Il est très inspiré par Twin Peaks et différentes histoires et films conceptuels sur les êtres inter-dimensionnels, les portails, les univers alternatifs et ainsi de suite. Honnêtement, quand j’écoute ce disque, avec la manière dont Vincent [Bennett] présente ses vocaux et ses paroles, je trouve qu’il peint un tableau parfait. C’est presque comme s’il y avait un film qui se créait dans ma tête. Dès que j’imagine ces êtres et tout, j’ai envie qu’ils viennent m’enlever pour me sortir de ce fichu trou perdu [rires].
Vous avez plus ou moins composé et enregistré It Comes In Waves tout en étant en tournée…
Oui. En 2018, je m’étais retiré des tournées pour m’occuper d’un paquet de trucs chez moi, dans ma vie personnelle, et pendant que je n’étais pas là, Tom [Smith], Griffin [Landa] et Devin [Shidaker] ont vraiment bossé dur sur l’écriture de riffs et tout pour cet album. Quand on m’a finalement passé la musique fin 2018, début 2019, j’ai commencé à faire toutes mes parties de batterie pour ça. Mais oui, les gars ont écrit cet EP entre les tournées et en tournée, à essayer de faire les choses du mieux qu’ils pouvaient. Le processus d’enregistrement pour tout ça s’est déroulé sur deux ou trois mois pendant que nous étions sur la route. Tous les jours où nous n’avions pas de concert, Tom et Griffin mettaient en place un mini-studio d’enregistrement dans des Airbnb, et ils s’enfermaient dans une pièce et commençaient à enregistrer les guitares. Personnellement, j’avais fait toutes mes batteries à Des Moines, dans le studio de Griffin, juste avant que nous ne partions en tournée, donc ces parties étaient faites et toutes prêtes. Une fois que nous sommes rentrés à la maison, Vincent est allé au studio d’un ami près de là où il vit et il a fait tout le chant là-bas.
It Comes In Waves est sorti chez Closed Casket alors que vous étiez encore sous contrat avec Rise Records. Pourquoi ?
Parce que nous voulions vraiment faire quelque chose d’expérimental. Il ne nous restait plus qu’un album à faire avec Rise à l’époque, donc je suppose que nous ne voulions pas gâcher ça avec un EP expérimental. Nous sommes bons amis avec Justin Louden qui gère Closed Casket, il vit dans le même coin que Vincent et moi ; nous vivons à Albany, la capitale de l’Etat de New York. Vincent l’a contacté pour voir s’il aimerait nous aider à sortir l’EP et il a accepté. Nous avons demandé à Rise s’ils nous permettraient de faire ça et ça ne leur posait aucun problème. Il fallait juste que nous nous assurions que les gens sachent que nous n’avions pas quitté le label, que nous faisions juste quelque chose amusant et d’intéressant avec nos amis et que nous sortions ça différemment. Nous sommes reconnaissants envers Rise d’avoir été d’accord pour que nous fassions ça et qu’ils n’aient pas cherché à nous virer ou quelque chose comme ça. Tout s’est très bien goupillé et tout le monde était très cool et partant pour ce que nous essayions de faire.
Sept mois après la sortie d’In Comes In Waves, vous sortez Slow Decay. En fait, les deux albums ont été enregistrés l’an dernier. Comment vous êtes-vous retrouvés à enregistrer autant de musique en une année ?
C’est marrant, parce qu’on a l’impression que tout a été fait très rapidement, alors qu’en réalité c’était très étalé. L’enregistrement a été éprouvant pour certains d’entre nous, mais le processus de composition de Slow Decay… En gros, une fois que le processus d’enregistrement et tout le reste étaient faits pour It Comes In Waves, nous sommes quasi immédiatement passés sur la composition de Slow Decay. Nous avions plein de squelettes de chansons, plein de trucs basiques prêts à être utilisés et nous nous sommes tous réunis au studio de Griffin dans l’Iowa. Nous avons fait venir Randy LeBoeuf, qui a produit Slow Decay, et avec ses idées supplémentaires, en ayant avec nous un cerveau neuf, nous avons pu prendre les squelettes de tout le monde et construire des chansons à partir de ces derniers. Il y en a certains que nous avons bazardés, parce que quand on écrit autant, on ne peut pas faire de chaque chanson une grande chanson, donc il faut se débarrasser des mauvais trucs avant de trouver les bons. Nous avons commencé à assembler les pièces du puzzle et je ne sais pas, tout a été très fluide ! On n’avait même pas l’impression que c’était du travail. Quand on a les bonnes personnes rassemblées pour faire quelque chose, que tout le monde s’entend bien et sait dans quelle direction on va, il n’y a pas vraiment de prise de tête ou de querelle pour savoir à qui seraient les riffs qui iraient à tel endroit. Si quelqu’un avait écrit une chanson qui sonnait bien, alors nous partions dessus !
« Il est temps que les gens acceptent le fait qu’ils doivent se démarquer beaucoup plus et qu’ils doivent arrêter d’être aussi ‘normaux’ avec leurs sorties d’album. »
Enregistrer un album est généralement une tâche exigeante, probablement d’autant plus pour un groupe comme The Acacia Strain. Vous ne vous êtes quand même pas facilité la vie en enregistrant deux disques à la suite… Mais la musique s’est-elle nourrie de la frénésie que vous vous êtes imposée ?
Oui. Il est clair que certaines des chansons les plus agressives sur Slow Decay sont celles qui, j’ai l’impression, ont été, non pas expédiées, mais écrites à la dernière minute, et on peut presque sentir l’angoisse et l’anxiété à essayer de finir la chanson ressortir dans la musique. En l’occurrence, « Crossgates » et « Crippling Poison », ce sont des chansons qui ont été composées quasiment à la fin, presque à la limite de ne pas pouvoir être prêtes pour l’album. Ce sont sans doute deux des chansons les plus courtes de l’album, mais je pense que ce sont aussi les deux chansons les plus heavy et agressives. On peut donc clairement ressentir – en tout cas pour ma part, car j’étais là pendant leur composition – cette émotion à vif et un peu angoissée dans ces chansons.
« Crippling Poison » en particulier a tout d’un tube live, car il est super efficace et heavy !
Oui ! Quand cette chanson a été écrite, nous nous sommes tous regardés et, surtout après que Vincent a ajouté sa voix et cette partie en particulier où il dit « I’m going through some shit » et où toute la musique s’arrête en dessous… Un fait marrant à ce sujet : quand Randy était en train d’éditer et de mixer, il avait mis en silencieux un truc pour pouvoir se concentrer sur une certaine piste qu’il était en train d’écouter, et quand il a réécouté la chanson, il a oublié de remettre la musique sur cette partie. Donc quand il l’a écoutée, tout d’un coup, la musique s’est arrêtée et il n’y avait plus que Vincent qui criait, et ensuite la musique est brutalement revenue. Il a entendu ça et il était là : « Ouah, j’ai oublié d’enlever le ‘mute’ là-dessus mais ça sonne plutôt cool ! » Il a donc filmé ça et nous l’a envoyé via notre forum de discussion de groupe, genre : « Eh, les gars, j’ai fait une bourde, mais ça sonne assez cool. » Nous étions là : « Ouais, ça sonne carrément cool ! Laisse comme ça ! » C’est marrant de se dire que la partie la plus cool de l’album a été trouvée grâce à une pure erreur. Il est clair ça va devenir la meilleure chanson live que ce groupe aura jamais eue ! [Rires]
Par contre, tu n’as pas enregistré ta batterie dans le même studio que tes collègues. C’était pour des raisons pratiques ?
Pour que Randy soit plus à l’aise et pour que j’aie toute ma batterie sur place, il voulait utiliser la salle du studio Graphic Nature où nous avons fait Gravebloom, Coma Witch, l’EP Above/Below et les Depression Sessions. La live room là-bas est tout simplement phénoménale. C’est une grande salle, avec des hauts plafonds, tout est parfaitement aménagé. La salle de Griffin est géniale mais pour le son que Randy voulait essayer d’obtenir avec ma batterie, ce n’était tout simplement pas possible chez Griffin. Donc cette fois, tout le monde a fait ses enregistrements et j’ai fait ma batterie en dernier – c’est la toute première fois que ça m’arrive, quel que soit l’enregistrement passé. Honnêtement, je trouve que c’est mieux comme ça, parce que j’ai pu me poser avec toute la musique pendant environ un mois avant d’aller enregistrer ma batterie. Du coup, j’ai pu bien écouter la musique et penser aux petites idées que j’avais – par exemple, si je voulais changer quelque chose ici et là, faire quelques roulements différents ou faire des variations de rythmes par ci par là – plutôt que de faire ça en premier et réécouter deux mois plus tard en me disant : « Merde, j’aurais bien fait ça ici ou fait ça là plutôt. » Donc c’était sympa.
Ça n’était pas bizarre pour les autres de ne pas jouer et enregistrer sur ta batterie ? Sans compter le risque de découvrir après coup que des parties de guitare n’allaient pas bien sur ta batterie…
J’étais à Des Moines pendant qu’ils enregistraient, même si je n’y étais pas tout le temps. Ce que Randy et moi avons fait est que nous nous sommes posés ensemble avec les chansons et je lui montrais mes parties en faisant du air drum, ou il y avait un petit kit de batterie là-bas que j’utilisais pour jouer comme je jouerais le rythme ou le roulement. Randy est un vrai magicien quand il s’agit de programmer de la batterie. Donc je lui disais comment j’allais aborder un roulement ou une partie, ou ce que je voulais faire, et il le programmait. Ce que j’allais jouer sur l’enregistrement était là pour eux mais c’était de la batterie programmée, donc ils savaient exactement comment ça allait sonner. Ce qui était très important pour Randy et moi, c’était de tout écrire et écouter ça en boucle pendant deux ou trois jours, pour nous assurer que c’est bien comme ça que nous voulions que ça sonne ou que ça allait être la fin, de façon à ce que quand les gars allaient enregistrer leurs guitares, ils n’aient pas à se soucier de changer des choses. En plus, du fait que j’ai enregistré ma batterie en plein milieu du pays, ça aurait été un peu difficile pour eux de débarquer au studio pour corriger des parties de guitare. Il fallait donc que je sois sûr que tout était gravé dans le marbre avant de passer à la suite. C’était un peu étrange pour quelques-uns des gars, car ils n’avaient jamais enregistré de cette manière, mais je trouve que ça a très bien fonctionné, car tout ce que Randy et moi avons écrit pour la batterie est à quatre-vingt-dix-huit pour cent ce que j’ai enregistré pour l’album.
D’un autre côté, penses-tu que c’était un soulagement pour les gars de se poser en Iowa après les enregistrements mouvementés de l’EP ?
Oui, je pense que c’était bien de pouvoir se poser à un endroit et ne pas avoir à stresser, en se demandant si notre Airbnb allait avoir une pièce calme et correcte pour enregistrer. Je dirais que pour eux, ça a clairement été une bouffée d’air frais de ne pas à avoir ce stress.
« Je n’ai pas envie d’apprendre à lire la musique ou de prendre de véritables cours sur la théorie ou quoi que ce soit de ce genre, car j’aime à croire que j’ai mon propre style. Je n’aimerais pas rabâcher quelque chose pour essayer d’être – je n’ai pas de meilleur mot – un bon batteur. »
It Comes In Waves était constitué d’une chanson découpée en sept parties et qui n’était pas du The Acacia Strain typique, tandis qu’une des particularités de Slow Decay est que vous l’avez progressivement dévoilé via cinq singles. Vous avez même arrêté votre collaboration de longue date avec l’artiste Justin Kamerer pour l’illustration. On dirait que dernièrement, The Acacia Strain a été d’humeur à opérer quelques changements… Penses-tu que c’était le moment de briser une sorte de routine ?
Je dirais que oui. C’est très important aujourd’hui dans l’industrie musicale actuelle d’essayer d’avoir une longueur d’avance et de faire que les choses restent intéressantes et différentes. C’était le but en sortant un album lentement avec cinq EP au fil des quatre ou cinq derniers mois, pour intéresser les gens et les informer : « Eh, on sort un album, donc voilà deux chansons. » Puis, tout d’un coup, trois semaines plus tard : « Eh, voilà encore deux chansons. » Puis encore trois semaines plus tard : « Eh, en voilà encore deux. » Puis tout le monde est là à attendre, trois semaines s’écoulent et aucune chanson, et ça arrive la semaine suivante. Nous avons varié les laps de temps entre les singles pour maintenir la surprise chez les gens, pour qu’ils soient sur le qui-vive et excités. Honnêtement, je trouve que ça a assez bien marché, parce que toute l’idée de procéder comme ça a été super bien reçue. Les gens étaient à fond à essayer de tout récupérer et s’assurer qu’ils avaient tout, cherchant à se procurer toutes les variantes, etc. Nous voulions vraiment faire une déclaration en montrant qu’il existait encore de nouvelles manières sympas et différentes de faire les choses.
Penses-tu que l’industrie musicale actuelle ne tolère pas la routine ?
Enormément de gens sont bloqués sur les vieilles manières de faire les choses, ils ont l’impression que c’est ainsi que ça doit être fait, et il n’y a pas beaucoup de gens qui essayent de procéder différemment pour sortir leur musique. Enfin, il y a un certain nombre d’artistes qui dernièrement essayent de sortir des albums surprises ; j’ai l’impression que c’est l’un des derniers nouveaux trucs à la mode. Il y a de bien plus gros artistes qui, tout d’un coup, disent : « Eh, je sors un album demain ! » ou « Ouvrez Spotify, vous y trouverez un nouvel album aujourd’hui, allez voir ! » Ensuite les gens sont comme des dingues et ils se retrouvent avec des milliards de streams et tout. Mais oui, aujourd’hui, il faut maintenir les gens en haleine pour attirer leur attention et tout simplement briser la normalité qui consiste à dire : « D’accord, voilà la date de sortie de notre album, voilà une chanson et dans six mois l’album sortira », et ensuite les gens attendent une éternité pour entendre le reste de l’album. Entre-temps, tu cours le risque que tout ton album fuite et que tout le monde l’entende quoi qu’il arrive, et alors ça fout en l’air tes ventes de la première semaine, etc. Je pense qu’il est temps que les gens acceptent le fait qu’ils doivent se démarquer beaucoup plus et qu’ils doivent arrêter d’être aussi « normaux » avec leurs sorties d’album.
Dirais-tu que les musiciens doivent désormais être aussi créatifs sur le plan du business qu’ils le sont avec leur musique ?
Absolument, et je dirais que ce groupe a énormément de chance d’avoir Vincent dans ses rangs, car c’est le cerveau derrière tout ça. C’était son concept de sortir l’album de cette manière. It Comes In Waves était également entièrement son idée. En gros, il nous a dit : « Les gars, il faut qu’on fasse quelque chose de différent. Ecrivons une chanson de trente à quarante minutes et prenons tout le monde par surprise. » C’était pareil avec Slow Decay. En gros, il disait qu’il y a quinze ou vingt ans, il allait chez le disquaire et les groupes de metal et de hardcore sortaient des petits quarante-cinq tours, juste pour rappeler aux gens qu’ils existaient, car c’était avant que les réseaux sociaux, le streaming et internet puissent servir de support promotionnel pour les albums. Il y avait une section spécialisée dans les petits quarante-cinq tours chez les disquaires, donc ça nous rappelait que tous ces groupes qu’on aimait existaient toujours et sortaient encore de la musique. A l’époque, ils avaient un petit tract ou un bout de papier avec des notes manuscrites listant tous les concerts qu’ils avaient durant le mois à venir, contrairement à aujourd’hui où on va sur theacaciastrain.com pour voir tout ce qu’il y a à savoir à propos du groupe. C’était donc un renvoi vers la manière dont les choses se passaient dans la scène metal/hardcore, quand les groupes sortaient constamment de petits singles pour rappeler au monde qu’ils existaient et étaient encore actifs, et pour maintenir l’intérêt des gens.
It Comes In Waves était une expérience, en marge de ce que le groupe fait normalement, mais on peut ressentir que ça a un petit peu déteint sur Slow Decay. A quel point la réalisation d’un EP comme It Comes In Waves a ouvert vos perspectives en tant que compositeurs ?
Il est clair qu’on peut entendre que des éléments d’It Comes It Wave sont allés dans Slow Decay, mais plein de gens se sont demandé si les deux disques étaient corrélés d’une certaine façon. Honnêtement, non. Les deux sont des entités complètement séparées. Il n’y a aucun lien avec l’histoire de l’EP ou quoi que ce soit de ce genre. Mais oui, je dirais que le fait de faire It Comes In Waves et d’écrire une chanson de trente minutes, puis de se mettre sur Slow Decay, ça nous a aidés à étendre nos horizons au niveau du processus d’écriture et de certaines idées que nous n’aurions normalement peut-être pas eues.
Le dossier de presse mentionne des paysages sonores étendus « avec une grenouille en bois et d’autres instruments de percussion étranges »…
[Rires] A la fin de « Earth Will Become Death », on peut entendre des sons comme des blocs de bois frappés par-dessus la montée en puissance de la batterie. C’est la petite grenouille en bois que la femme de Griffin frappe en rythme. Puis il y a des maracas dans « Crippling Poison ». Honnêtement, dans nombre de nos albums, nous avons balancé des petits trucs discrets, genre des instruments absurdes, que peu de gens ont remarqués, mais là plein de gens ont entendu ce petit bruit de grenouille qui est assez stupide. Enfin, ça ne sonne pas comme une grenouille, c’est juste un instrument qui en a la forme.
« Le timing est plutôt pas mal. C’est comme si l’univers parlait à travers la sortie de cet album, en disant littéralement que ce monde est en train de lentement pourrir juste sous nos yeux. »
Il y a dix ans, ton ancien guitariste Daniel « DL » Laskiewicz a dit que tous les deux vous jammiez toujours ensemble quand vous composiez un album et que c’est généralement de là que venait la musique. Comment ce processus a-t-il changé ou évolué depuis que Daniel a quitté le groupe ?
La manière dont lui et moi avions l’habitude de composer, je suppose que c’était à la vieille école. Nous nous enfermions dans une pièce, j’avais mon kit de batterie, il avait sa guitare et nous jouions avec ce que nous avions. Disons que Wormwood et Death Is The Only Mortal, c’est là que toute l’ère du numérique a commencé à s’immiscer dans notre manière de composer. C’est-à-dire que nous avons commencé à échanger nos idées et chansons principalement par e-mail. Enfin, nous nous nourrissions encore les uns les autres, d’une certaine façon, mais c’était un petit peu plus dur parfois de vraiment communiquer des idées, parce que nous n’étions pas face à face. J’ai l’impression que c’est devenu la norme aujourd’hui pour beaucoup de groupes, y compris le nôtre. En plus, tout le monde dans le groupe est éparpillé dans le pays, donc chacun est soi, nous mettons nos idées sur ordinateur, et ensuite tout le monde balance des trucs sur une Dropbox, en disant : « Eh, je viens de mettre ce truc. Dites-moi ce que vous en pensez. Qu’est-ce que je devrais changer ? » Mais lorsqu’il s’agit de prendre des décisions, c’est généralement : les gars ont une partie de guitare, ils ajoutent une partie de batterie basique et alors tout le monde peut donner son avis. Je ne me rappelle pas la dernière fois… Peut-être qu’il y a quelques chansons de Coma Witch que nous avons faites en composant tous ensemble dans une pièce. Ça fait longtemps que je n’ai pas connu ça.
Est-ce que ça te manque de jammer avec un guitariste ?
Oui, ça me manque beaucoup. Il y a des fois où DL et moi nous nous posions là et nous jouions, nous jammions sur une partie qui avait été composée. Tous les deux, nous étions tellement en phase qu’après quelques mesures à jouer quelque chose, automatiquement, nous passions sur autre chose ou nous savions quand il fallait ralentir, accélérer ou revenir sur un autre riff de la chanson. Il y a plusieurs chansons que nous avons écrites comme ça, en étant simplement assis face à face, et ça venait tout seul. Enfin, nous sommes tous pas mal en phase aujourd’hui dans le groupe. Mais ça serait vraiment sympa de composer de nouveau un album de cette manière.
Je sais que tu es un gros fan d’Iron Maiden. On n’entend pas vraiment d’Iron Maiden dans The Acacia Strain, alors comment cette influence se traduit-elle dans ton jeu ?
Honnêtement, je ne peux pas vraiment te dire la quantité de Nicko McBrain que tu entendras dans The Acacia Strain. Il y a peut-être ses roulements de batterie qui tombent en cascade, lorsqu’il commence sur ce qui semble être son tom deux pouces pour aller jusqu’à son tom d’un million de pouces, car son kit de batterie est le truc le plus énorme du monde. Il fait ce roulement direct d’un bout à l’autre de sa batterie mais il injecte des triolets ici et là avec ses mains. Ça c’est clairement quelque chose que j’ai pris chez lui, ainsi que chez Neil Peart, c’est-à-dire que parfois je ne me contente pas de faire de simples roulements avec un coup par tom en allant directement de haut en bas, j’y mets un peu de piment ici et là, des petites cassures, pour rendre ça un peu plus intéressant.
Plus généralement, d’où vient ton style de jeu ?
En gros, j’ai appris mon style en regardant mon père jouer quand j’étais enfant. Il m’a donné mon premier kit de batterie quand j’avais quatre ans. Je n’ai jamais suivi de vraie formation, je ne sais pas lire les partitions de batterie, etc. Tout ce que j’ai fait, c’est écouter les groupes que j’aimais et que mon père aimait – mon père était un metalleux mais son groupe préféré était Rush. Disons que mon style est dérivé d’une poignée de batteurs, mais sans qu’il y ait d’influence absolue directe. J’ai envie que ça reste comme ça. Je n’ai pas envie d’apprendre à lire la musique ou de prendre de véritables cours sur la théorie ou quoi que ce soit de ce genre, car j’aime à croire que j’ai mon propre style. Je n’aimerais pas rabâcher quelque chose pour essayer d’être – je n’ai pas de meilleur mot – un bon batteur. J’aime rester comme ça et développer mes propres idées et mon propre style à mesure que j’évolue en tant que batteur.
Slow Decay est une nouvelle fois un concept…
Oui, tout est là dans le titre de l’album et dans la manière dont l’illustration évolue : nous vivons dans un monde qui est doucement en train de se décomposer et nous sommes tous là à y assister. Le timing de cet album est assez marrant : il sort au début d’une pandémie où le monde est… Enfin, surtout ici en Amérique. C’est vraiment embarrassant d’être un Américain actuellement. Ça craint un max ! Ça craint d’être ici en ce moment. On a ce trou-du-cul veinard à la Maison-Blanche, il n’a aucune idée de ce qu’il est en train de faire… C’est nul de vivre ici, vraiment. Mais oui, le timing est plutôt pas mal. C’est comme si l’univers parlait à travers la sortie de cet album, en disant littéralement que ce monde est en train de lentement pourrir juste sous nos yeux. C’est assez fou que nous vivions ceci aujourd’hui.
Vincent a qualifié ceci de « descente aux enfers collective ». Mais des descentes aux enfers ne se sont-elles pas produites de nombreuses fois dans l’histoire ? Qu’est-ce qui vous fait penser que c’est différent maintenant ?
C’est différent pour nous aujourd’hui parce que nous le vivons, au lieu de le lire dans nos manuels assis sur nos chaises à l’école. Je dirais que c’est très différent, parce que c’est nous qui le vivons à cent pour cent et c’est assez dingue. Personne ne se disait que ça allait un jour leur arriver ou qu’ils allaient vivre ou devoir gérer un truc pareil, mais c’est vraiment en train d’arriver, toutes ces choses que nous n’aurions jamais cru vivre ou avoir à affronter, parce que le monde était censé progresser, pas régresser. C’est assez démentiel que nous soyons impliqués et traversions une telle chose.
« J’espère juste qu[e ma fille de quatre ans] pourra vivre une sorte de normalité, comme j’ai pu en vivre quand j’étais gamin, ou au moins qu’elle sera naïve par rapport à tout ce qu’il se passe, mais ça sera difficile. Elle va grandir à une époque où on apprend des choses partout où on regarde. »
As-tu encore de l’espoir ? Car c’est un album très déprimant…
[Rires] Il faut toujours avoir de l’espoir et essayer de rester positif, peu importe ce qu’on te balance à la figure. Je veux dire que j’ai une fille de quatre ans. Il y a des fois où je suis assis là et je me dis : « Nom de Dieu, cette pauvre petite fille va grandir dans cet affreux endroit. » Et puis il y a des jours où je me dis : « Tu sais quoi ? Peut-être que ça ne sera pas si horrible, peut-être que quelqu’un va enfin trouver le moyen de nous faire remonter la pente, peut-être que les pouvoirs en place vont enfin écouter et que les choses vont changer pour le mieux. » Mais actuellement, on dirait que ça stagne et que ça va être merdique pendant un bon moment. J’espère juste qu’elle pourra vivre une sorte de normalité, comme j’ai pu en vivre quand j’étais gamin, ou au moins qu’elle sera naïve par rapport à tout ce qu’il se passe, mais ça sera difficile. Elle va grandir à une époque où on apprend des choses partout où on regarde. Quand j’avais quatre ans en 1989, il n’y avait pas internet. Tout ce qu’on avait, c’était un journal ou la télévision qui diffusait nos informations. On ne pouvait pas allumer un téléphone ou un ordinateur et littéralement trouver tout ce qu’on veut trouver au bout de nos doigts. C’est déjà un monde complètement différent pour elle. Il faut que j’aie un peu d’espoir, parce que je dois espérer pour elle, mais si je ne l’avais pas, j’aurais probablement zéro espoir en ce moment [rires].
Il y a de toute évidence un message environnemental dans cet album, qui est tout de suite communiqué par l’illustration. Généralement, les groupes qui font passer ce genre de message se retrouvent confrontés à la contradiction d’être des groupes qui tournent avec une importante empreinte carbone…
Pour être honnête, l’illustration, tout comme le titre de l’album, ce n’est vraiment qu’une métaphore pour décrire ce qui se passe dans le monde. Ce n’est pas forcément que nous sommes… Enfin, j’adore la planète et je suis totalement pour ne pas la détruire, mais je ne dirais pas que nous essayons d’être des militants de Greenpeace ou que nous sommes à fond en train d’essayer de sauver la Terre.
Vincent a dit que le concept de Slow Decay est à la fois reflété dans les textes et dans la musique, comme c’est reflété dans la suite d’illustrations des singles – celle de l’album étant le point de départ de la fresque. Comment avez-vous traduit le concept de décomposition dans la musique ? On dirait que la mélancolie et un côté atmosphérique semblent gagner du terrain sur la seconde partie de l’album…
En effet, tout se décompose lentement sur l’illustration, et la musique suit ce mouvement en étant plus rapide et agressive au début et à mi-chemin, ça commence à prendre un tournant plus atmosphérique, avec des chansons plus doom qui traînent un peu plus en longueur, donc d’une certaine manière, la musique elle-même se décompose. Mais au départ, quand nous avons tout écrit, ça n’était pas… Nous ne voulions pas trop rabâcher un concept ou une idée, car autrement on se focalise trop sur quelque chose qu’on s’efforce de faire, alors que c’est bien plus facile de laisser faire pour que les choses se mettent en place toutes seules. Je trouve que c’est clairement ce qui s’est passé avec cet album, niveau composition et tout. Mais quand est venu le moment de tout assembler, c’est-à-dire d’établir l’ordre des chansons, oui, c’est drôle comme toutes ces chansons que nous avions remplissaient parfaitement le critère.
Des chansons comme « I Breathed In The Smoke Deeply It Tasted Like Death And I Smiled » ou « Birds Of Paradise, Birds Of Prey » sont assez émotionnelles, et écrire des chansons de doom émotionnelles était apparemment ce que vous cherchiez délibérément à faire. Comment parvenez-vous à amener de l’émotion au milieu d’autant de lourdeur ?
Je dirais que c’est parce que nous sommes tous de grands fans de doom, donc nous connaissons bien ce que nous considérons être certains des meilleurs groupes de doom au monde, comme le groupe Warning par exemple. La plupart des parties doom que nous faisons sont très influencées par ce groupe, ainsi que Sleep et… Il est clair qu’on peut entendre – surtout – une grosse influence de Warning dans toutes les chansons les plus doom. Je trouve qu’ils ont vraiment bien réussi à communiquer leurs émotions et en ayant autant écouté ce groupe, c’était facile pour nous d’écrire du doom émotionnel. Heureusement que d’autres groupes l’ont très bien fait avant nous, car nous avons pu essayer de les imiter, d’une certaine manière [petits rires]. Il est aussi clair que Vincent a beaucoup évolué au chant, surtout, comme tu peux t’en rendre compte, sur It Comes In Waves. Plein de gens croient qu’il y a des invités au chant sur cet EP, mais il n’y en a aucun, à part sa copine Kyle – elle chante la partie au début. Il a développé son style de chant et tout son processus d’écriture avec cet album. Il a trouvé de nouvelles manières de chanter pour un peu mieux communiquer ses émotions.
The Acacia Strain a l’habitude de faire appel à des invités. Vous en avez quatre sur Slow Decay : quel rôle ont-ils ? Je veux dire, est-ce la chanson qui réclame un invité particulier et ensuite vous le contactez, ou bien vous avez d’abord l’idée de l’invité et vous essayez de lui trouver une chanson ?
En général, Vincent dira : « Qui est-ce qu’on aimerait avoir sur un album ? » Nous avons toujours des idées… Souvent, un invité présent sur notre album était d’abord présent à un concert, avant que nous ne composions ou fassions quoi que ce soit pour un nouvel album, et il est monté sur scène pour chanter une partie avec nous. Puis nous nous disons : « Ouah, merde alors ! » Par exemple, Aaron Heard de Jesus Piece montait sur scène dès que nous jouions dans les environs de Philadelphie ou du New Jersey, il chantait le refrain de « The Beast » et ça sonnait démentiel. C’est quelqu’un que nous avons toujours voulu avoir sur un album. Pour une grande partie du reste, quand Vincent écrit une partie ou une fois qu’il a compris à quoi l’ensemble de l’album va ressembler, il a une vision de la manière dont il aimerait que telle partie sonne, quel genre de voix il veut dessus. Il sait généralement tout de suite qui il va essayer d’avoir pour faire cette partie. C’est là que nous contactons les gens, pour essayer de voir si ça les intéresse. Heureusement, la plupart du temps, la réponse est positive [petits rires]. Je ne pense pas que ça nous soit arrivé d’avoir un refus. Il y a juste quelques personnes par le passé que nous avons voulu avoir sur des albums mais que nous n’avons pas pu avoir simplement pour des raisons de timing.
Penses-tu que le succès d’It Comes In Waves et la belle réception, jusqu’ici, de Slow Decay vous motiveront à expérimenter davantage à l’avenir ?
Oui, comme nous avons fait deux expériences qui se sont plutôt bien passées pour nous, je pense que nous allons essayer de continuer à faire des choses intéressantes et nouvelles à chaque fois que nous nous attaquerons à un nouveau projet et nouvel album, nous essaierons de garder une longueur d’avance sur tout, de penser à de nouvelles manières sympas de faire les choses, d’adopter différentes manières de composer, d’implémenter différents éléments, etc. C’est une chose que je dirais toujours à n’importe qui : c’est très important pour les groupes de constamment évoluer ; il faut globalement rester fidèle à son art mais il faut aussi faire quelques changements ici et là.
Interview réalisée par téléphone le 1er août 2020 par Nicolas Gricourt.
Retranscription & traduction : Nicolas Gricourt.
Photos : Mike Watson (1, 2, 3, 5).
Site officiel de The Acacia Strain : www.bastardcrew.com
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